Du comparatisme. L’homme de la tribu, l’homme moderne et le guépard

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Philippe Descola dans sa leçon du 27 février dernier (je les écoute toutes, elles sont très précieuses pour une comparatiste et pour quiconque s’intéresse à l’anthropologie ou tout simplement à l’être humain) évoque les « difficultés dans l’identification des comparables ». Peut-on comparer telle société, telle pratique ou tel aspect de telle société avec ceux de telle autre société ? Et pour cela, comment délimiter tel groupe humain ? « La cohérence sociale n’est pas donnée, elle est construite par le dispositif d’observation que l’ethnographe met au point » ; est apparu « le caractère fallacieux de l’idée que les sociétés auxquelles s’intéressaient les ethnologues de la première moitié du vingtième siècle sont naturellement discrètes ». Il est presque toujours impossible d’opérer une séparation tranchée entre une société et une autre. Les différentes options de comparaison se démultiplient à mesure que se révèle la complexité des sociétés et de leurs rapports.

Dans ma thèse, j’ai établi un réseau de comparaisons peu académique : n’ayant pas fait d’études d’anthropologie et n’ayant à mon actif en guise d’études ethnographiques que mon écoute et mon observation des humains, en écrivain, dans les différents lieux et milieux où la vie m’a menée, j’ai essayé de former une pensée à la fois poétique, issue du langage, et scientifique, issue de la raison. En somme, une pensée originelle, où langage et raison sont liés dans toutes leurs dimensions comme dans le sens premier du Logos. Le résultat ne peut sans doute pas satisfaire les scientifiques (anthropologues, historiens et autres spécialistes des sciences humaines) qui travaillent avec des outils et un bagage que je ne possède pas, mais il peut, je pense, les intéresser par ce qu’il apporte d’ouverture. Ma méthode est en quelque sorte celle des idiots aux mains pleines. Partant de la littérature comme être du monde – comme on peut partir des mathématiques comme être du monde -, elle me permet de comparer autrement, de comparer ce que le cadre de leur discipline ne les autoriserait pas à comparer.

Comment ? En adoptant un point de vue dépassant. Dépassant les catégories et les disciplines. Cette méthode doit pouvoir s’illustrer en mathématiques : il me semble que ce fut celle de Grothendieck. Pourquoi Grothendieck ? De par la singularité de sa personne. Ainsi que le rappelle aussi Philippe Descola, ce qui est observable est indissociable de celui qui observe. Chaque observateur est singulier, et de chaque singularité naît une observation singulière. Certaines singularités sont plus singulières, c’est le cas de celle de Grothendieck, de son histoire très particulière – d’où est née une pensée tout à fait originale. Pour ma part, le fait que je sois un humain femelle d’une part, et d’autre part un penseur, une penseuse formée par l’enseignement académique mais de façon très abâtardie, donne aussi à mon regard une singularité créatrice d’une façon nouvelle d’envisager l’humain dans les catégories du langage.

J’ai vu un jour dans le documentaire d’un ethnologue dont j’ai oublié le nom un épisode particulièrement intéressant, de mon point de vue, dans la tribu (dont j’ai également oublié le nom, mais ce n’est pas ce qui importe) où il vivait : quelques hommes s’étaient mis à l’écart pour comploter, avec des rires sarcastiques, contre une jeune femme qu’ils voulaient faire tomber dans leur piège. L’ethnologue, invité à participer à leur bon coup, reconnaissant trop bien dans sa propre culture ce qu’ils étaient en train de tramer, les a tout simplement traités, dans leur langue, de connards. Les ligues du LOL ne sont pas le propre de l’homme moderne des villes et de l’Internet, elles existent aussi dans les « réseaux sociaux » des hommes demi-nus des forêts. Et d’après un autre documentaire que j’ai vu un autre jour, un documentaire animalier, elles existent aussi chez les animaux : on y voyait deux frères guépards tendre un piège à une guéparde de leur groupe, l’isoler, se relayer pour la garder prisonnière afin de pouvoir abuser d’elle sans avoir à attendre la période des chaleurs.

Nature ? Culture ? Elles non plus ne sont pas discrètes, ne sont pas des catégories séparées. Mon propre travail est embryonnaire, mais il rejoint d’autres façons d’envisager le monde qui sont aussi en train de se développer dans notre formidable monde en mutation. Non tout n’a pas été dit, oui il y a encore un immense champ à explorer et à vivre.

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Décoloniser les concepts, avec Philippe Descola

Philippe Descola revient sur les quatre ontologies qu’il définit dans son livre Par-delà nature et culture, quatre façons d’organiser la place des hommes dans la nature et leurs relations avec les autres vivants. Superbe leçon d’anthropologie :

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Intervention lors du colloque « Comment penser l’Anthropocène ? », dans le cadre de la COP21, de Philippe Descola, anthropologue, responsable de la Chaire « Anthropologie de la Nature » au Collège de France :

M. Descola semble avoir été entendu : le mois dernier un fleuve en Nouvelle-Zélande, le Te Awa Tupua, puis deux fleuves en Inde, le Gange et la Yamuna, ont obtenu des droits juridiques comme entités vivantes.  Puisse une telle pensée, décolonisant les concepts, pour reprendre ses termes, et apte à sortir les esprits du « TINA » intellectuel, nous inspirer des alternatives politiques.

« Doit-on renoncer à distinguer nature et culture ?  » L’écouter un peu plus, sur son travail et ses thèses d’anthropologue :

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Et pour bien plus : ses cours au Collège de France, en vidéo également.

Société et prédation

Cette très intéressante conférence de Jean-Michel Leniaud, professeur d’Histoire de l’art de l’époque contemporaine à l’École des chartes, intitulée « Société et prédation : le sacrifice par substitution et le loup-garou », m’a inspiré deux brefs commentaires, notamment à propos de René Girard et de Un roi sans divertissement de Jean Giono, que je donne après la vidéo ainsi que la copie du texte de Chrétien de Troyes dont il est question au cours de la conférence.

 

Le postulat de départ de Girard est faux. La science prouve que les hommes se nourrissaient de viande (de chasse) avant d’être cultivateurs (c’est alors que leurs dents ont commencé à se carier). Toute sa thèse est en fait inspirée de la croyance au sacrifice du Christ, et de la logique patriarcale et abrahamique. Le cannibalisme est un fait, la logique patriarcale aussi, mais l’erreur de Girard est de considérer ce système comme une fatalité. Il s’agit de croyance de sa part, non de science.

Il y a un autre sens à la « chasse à l’homme » : la chasse à « qu’est-ce que l’homme ? » Dans Langlois on entend Langue et Loi. Ce qui nous ramène au Logos, et à une certain logique où la « loi » est celle de « l’oie » saignée, la loi du crime comme tentation de l’homme roi sans divertissement. Loi de la mort, au sens où Heidegger appelait l’homme un « être pour la mort ». Loi de l’anti-vie, de la fascination, du recours au faux qui conduira Actéon à être mangé par ses chiens.

Passage du Conte du Graal de Chrétien de Troyes :

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source

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Les treize d’El Sidron

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Sept adultes, femmes et hommes, trois adolescents, trois enfants. Des Néandertals. Tous ont été mangés par d’autres Néandertals, il y a 49 000 ans dans les Asturies. Antonio Rosas, paléontologue, était ce soir au Collège de France pour présenter ce cas sur lequel il travaille : les restes trouvés dans une cavité des galeries de la grotte d’El Sidron, ossements et morceaux d’os de cette famille, portent de très évidentes traces de boucherie et de dents humaines qui les ont mâchonnés. Que s’est-il passé ? Étaient-ils morts avant, dans quelque accident par exemple ? Il semble plus vraisemblable qu’ils aient été massacrés, puis mangés rapidement – certains morceaux ont été laissés, d’autres emportés – après avoir été découpés avec des outils taillés sur place dans un même bloc. Aucune trace de feu, ils ont été dévorés crus.

Le fait qu’il n’y ait quasiment pas de restes d’animaux indique que le lieu n’était pas celui d’un campement, seulement celui de ce repas cannibale. Il semble, dit Antonio Rosas, que le cannibalisme était largement pratiqué par nos ancêtres – on en trouve des indices sur d’autres sites, quoique moins spectaculaires qu’à El Sidron. D’après ce qu’on a pu observer des formes plus récentes de cannibalisme, on distingue l’endocannibalisme, cannibalisme à l’intérieur du groupe souvent motivé par des pratiques funéraires ou des rituels, et l’exocannibalisme, qui peut avoir pour but la conquête de trophées d’ennemis. Le cannibalisme peut aussi tout simplement avoir pour cause la faim – cela s’est encore produit lors du fameux accident d’avion de 1972 dans les Andes. Nous ne saurons pas pourquoi cette famille a été mangée par d’autres humains. Nous pourrons nous rappeler ce que disait Jean-Jacques Hublin dans l’heure de cours précédant l’exposé d’Antonio Rosas : les Néandertals avaient d’énormes besoins en calories. Autour de 5000 par jour et par personne, soit le double de l’homme moderne. Pour un groupe de 25 personnes, cela représentait un renne quotidien. Que faire lorsque le renne venait à manquer ? Les Néandertals ont disparu alors qu’ils prospéraient, on ne sait pourquoi.

Beaucoup d’hommes modernes aujourd’hui, dans la société de consommation, ont beaucoup trop de besoins, aussi.

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(le cours et le séminaire seront prochainement en ligne, comme y sont déjà les précédents, ici sur le site du Collège de France)