De la langue, et du Moyen Âge présent et à venir

Les paroles s’envolent, les écrits restent, selon le dicton. Homère, lui, dit souvent qu’il est mal de parler en vain, et distingue ce bavardage du discours apteros, c’est-à-dire « qui ne s’envole pas ». Cette parole-là, tout orale qu’elle soit, reste, s’imprime dans l’esprit de qui la reçoit, et par là, agit.

Est-il vain de parler des discours vains ? En partie, dans le sens où c’est donner de l’importance à la confusion qui règne. Mais nul corps ne peut se dispenser d’évacuer ses déchets, et le corps du Discours, comme le corps social, doit être régulièrement assaini par un travail de rejet des discours vains et faux.

Macron estime maintenant que nous vivons « des temps très moyenâgeux ». Voilà qui est plus qu’approximatif, mais la clarté intellectuelle n’est pas son fort, et comme il est une boussole qui indique toutes les directions en même temps sauf le nord, on pourrait en déduire qu’au contraire nous allons vers des temps médiévaux (et non moyenâgeux). Le fait est que tous les temps sont médiévaux, au sens où médiéval signifie entre deux, époque de transition. Un autre fait est que le partage de l’Histoire en grandes époques à épithètes n’est qu’une convention grossière, remise largement en question par les historiens. Enfin un autre fait à considérer quand on parle aujourd’hui de Moyen Âge est l’extraordinaire engouement des plus ou moins jeunes générations pour une culture inspirée de l’imaginaire médiéval, dans les mangas, les jeux vidéos, le cinéma… sur à peu près toute la planète. Tout le contraire du vieux fantasme d’un sinistre Moyen Âge « moyenâgeux » dont il faudrait sortir.

Les discours de Macron, comme d’une très grande partie des divers discoureurs qui occupent l’espace médiatique, s’envolent parce que, contrairement aux oiseaux, ils ne savent reposer sur rien de concret. Tant que la colombe du Déluge ne peut revenir à l’arche avec un rameau d’olivier, tant qu’elle n’a trouvé nul endroit sur lequel se poser, l’esprit humain est ballotté par les flots, perdu dans le néant, menacé de destruction prochaine. Ce qui perd l’homme et les peuples, c’est la confusion intellectuelle.

L’époque où a vécu Homère (huitième siècle avant notre ère) a souvent été qualifiée de moyen âge de l’Antiquité grecque. Avoir étudié la littérature du Moyen Âge, l’avoir lue en ancien français, m’aide beaucoup, de fait, à comprendre ce qui jusqu’ici est resté incompris, tant dans l’Odyssée que je suis en train de traduire, que dans ce qu’est un Moyen Âge moderne, nullement moyenâgeux, vers lequel nous pourrions aller, pour trouver le monde habitable. Cela passe par une innocence et une libération de la langue.

Amour courtois. « Yvain ou le Chevalier au lion »

yvain

image trouvée sur Le chevalier courtois, où l’on peut aussi écouter un beau chant médiéval

*

Découvrant que le programme de l’agrégation de Lettres modernes de l’année prochaine (2018) compte cette oeuvre au programme, je republie cette note.

*

Mon commentaire (ancien) sur les vers 1974 à 2038 d’Yvain le chevalier au lion, de Chrétien de Troyes

Après avoir caché Yvain et convaincu sa dame de l’épouser, Lunette l’a conduit auprès de Laudine. Première entrevue délicate, au cours de laquelle le meurtrier du chevalier de la fontaine et sa veuve doivent poser les bases de leur entente. Leur accord intervient à l’issue d’une conversation menée en trois étapes, correspondant aux exigences de l’amour courtois. En guidant Yvain sur la voie de réponses qu’elle connaît déjà, Laudine participe activement à leur réconciliation. Celle-ci s’articule sur un échange : si Yvain a « mesfait » par son meurtre, Laudine a « forfet » par sa beauté ; en l’exprimant, l’un et l’autre cherchent à élaborer un rapport équilibré.

Ce premier dialogue entre Yvain et Laudine obéit à une construction savante, destinée à honorer les lois de l’amour courtois. Les trois moments de leur discours s’enchaînent en une progression harmonieuse. Après s’être remis entre les mains de Laudine, Yvain se fait pardonner son crime ; puis il déclare son amour et, s’engageant à défendre la fontaine, reçoit l’accord de la dame.

Mes sire Yvains maintenant joint ses mains,

si s’est a genolz mis.

Par cette attitude, Yvain exprime le dévouement du vassal à son suzerain, et un sentiment presque religieux de dévotion à sa dame. Avant d’avoir prononcé une parole, il détermine par ce geste le sens de leur rapport, les règles de leur conversation, et sa finalité. Ses premiers mots vont venir confirmer sa position. Il s’en remet à Laudine au point de ne pas même lui demander grâce : je ne vos querrai merci. Devançant sa volonté, il la remercie du sort qu’elle lui réserve, quel qu’il soit. À ce point du discours, sa parole tient lieu d’acte. Ayant consenti verbalement à mourir pour réparer ses torts, il s’en trouve acquitté : si soiez de l’amande quites.

Pour que son pardon soit entier, il faut encore que Laudine reconnaisse la légitimité de l’acte d’Yvain, qui bien esgarde droit, et l’inutilité d’un châtiment : rien ne me vaudroit/qant fet ocirre vos avroie. En insistant sur sa victoire, Laudine rappelle aussi (en la sous-entendant) la supériorité d’Yvain : par sa force et son courage, il est digne d’être aimé. L’admiration réciproque est l’une des conditions essentielles de l’amour courtois.

Une autre de ses lois est la discrétion. Aussi Yvain aura-t-il bien du mal à composer entre cette réserve de rigueur et la nécessité ici absolue de déclarer nettement son amour. Pour cela, il a d’abord recours à la métaphore classique de l’amour entré dans le cœur par les yeux. Ayant révélé prudemment son amour et l’objet de son amour, Yvain finit par se dévoiler totalement en une très belle période, rythmée par le rappel des an tel… en tel en début de vers et fermée sur cette chute majestueuse : que por vos vuel morir ou vivre.

Significative aussi : dès lors il ne lui reste plus qu’à s’engager à défendre la fontaine pour finir de convaincre Laudine. Selon l’esprit courtois, la bravoure et la soumission du chevalier trouvent leur récompense – et leur origine mystérieuse – dans l’amitié de la dame.

Tout au long de leur dialogue, Yvain semble travailler à convaincre Laudine : c’est lui qui, devançant son désir, s’en remet à elle : lui qui, par un artifice de rhétorique, lui fait admettre sa non-culpabilité ; lui qui, enfin, déclare son amour et se met à son service. Pourtant, le rôle de Laudine est primordial : en lui posant des questions pour le relancer, le forcer à aller plus loin, elle l’aide à s’exprimer, le guide dans le sens que la loi exige pour aboutir à un accord. Dès le début, elle connaît l’issue de leur conversation. Elle s’est d’ailleurs joué seule la scène de la réconciliation, trois nuits auparavant. Tout en menant le dialogue vers un but déterminé, elle doit sembler se laisser convaincre ; paraître maîtresse de la situation parce qu’en dernier ressort détentrice du pardon ou du châtiment, alors qu’elle a déjà adopté la seule solution possible.

L’ambiguïté de son jeu permet de ménager l’honneur de chacun d’eux (elle n’a pas l’air de céder sans raisons, lui a l’occasion de se disculper et tous deux celle de montrer la noblesse de leurs sentiments), et surtout de laisser s’exprimer par leur bouche les règles de la courtoisie, qui ont ici un effet cathartique. On a déjà vu comment Yvain, par la seule affirmation de sa détermination à mourir, a été acquitté de toute peine. Or c’est Laudine elle-même qui, dès sa première phrase, l’a poussé dans cette direction : et se je vos oci ? ; qui, aussitôt après sa réponse, la vostre grant merci, l’a relancé, encouragé à réitérer ses dires : einz mes n’oï tel. Petite formule laissant percer et son admiration, et son envie d’entendre les raisons d’une telle soumission.

Toutes les questions de Laudine (directes, ou déguisées comme ici) sont très fines et orientées. Même lorsqu’elles semblent très franches, voire indignées, ou lorsqu’elles prennent l’apparence de la naïveté. Outre la difficulté à réaliser l’alliance entre l’obligation de réserve d’Yvain et la nécessité conjoncturelle de faire s’exprimer son amour, il semble qu’il y ait dans l’insistance de Laudine une certaine part de coquetterie. Cette série de questions serrées et très précises révèle en tout cas pleinement la confiance de Laudine en Yvain et son acquiescement préalable à ses réponses.

Au terme de leur discussion, Yvain promettra de défendre la fontaine vers toz homes, Laudine acceptera qu’ils soient bien acordé. Cet échange de type classique – l’amitié de la dame contre le service du chevalier – repose ici sur un autre échange, plus implicite. Une sorte d’envers de l’échange, l’aveu de leur faute respective. Yvain a mesfet par les armes, Laudine forfet par sa beauté. De ces crimes inhérents à leur nature, à leur fonction, ni l’un ni l’autre ne sont responsables. Chacun d’eux s’innocente en prononçant (ou en faisant prononcer) leur faute, en faisant apparaître son caractère fatal. L’expression d’une nécessité négative leur permet de déboucher sur une nécessité positive. Car tel doit être le sens commun révélé à l’issue d’une série d’épreuves bien comprise.

Le roman laisse deviner plutôt qu’il ne montre le sens commun et le processus de sa quête. Ici, l’échange d’un méfait contre un forfait, au lieu de se faire de manière explicite, est inscrit dans la trame du texte, partagé exactement en sa moitié (au vers 2016) entre le rappel du crime d’Yvain et l’expression de l’amour provoqué par Laudine. La « faute » de chacun d’eux est pour l’autre à la fois sujet de douleur et sujet d’admiration. Etroitement liées, elles sont complémentaires parce que contenant chacune et la punition et le pardon de l’autre : ayant tué, Yvain va voir Laudine et l’aimer, tandis que sa beauté l’ayant faite aimer, Laudine devra oublier son mari ; Yvain pardonne ses souffrances d’amoureux à celle qu’il a fait pleurer, tandis que Laudine pardonne sa douleur de veuve à celui qui par amour s’engage à la protéger. La fontaine représente ici l’élément unificateur, le « plus » auquel ils sont arrivés par la combinaison d’éléments « moins » par « moins ».

Cette première entrevue de Laudine et Yvain résume le fonctionnement de l’amour courtois. Tout en obéissant aux lois du genre, Chrétien n’en est pas moins un créateur doué d’une fine psychologie et d’un regard plein d’humour sur le comportement de ses personnages, qu’il nous rend ainsi plus proches. Si l’on peut sourire de la timidité d’Yvain et de la coquetterie de Laudine, on ne peut oublier la recherche, constamment inscrite dans leur dialogue, d’un équilibre à trouver au profit de l’amour et du bien commun. Cette haute idée des rapports amoureux, érigés en véritable science, basés sur l’admiration réciproque, illustre la quête de l’idéal de toute une communauté.

*

Société et prédation

Cette très intéressante conférence de Jean-Michel Leniaud, professeur d’Histoire de l’art de l’époque contemporaine à l’École des chartes, intitulée « Société et prédation : le sacrifice par substitution et le loup-garou », m’a inspiré deux brefs commentaires, notamment à propos de René Girard et de Un roi sans divertissement de Jean Giono, que je donne après la vidéo ainsi que la copie du texte de Chrétien de Troyes dont il est question au cours de la conférence.

 

Le postulat de départ de Girard est faux. La science prouve que les hommes se nourrissaient de viande (de chasse) avant d’être cultivateurs (c’est alors que leurs dents ont commencé à se carier). Toute sa thèse est en fait inspirée de la croyance au sacrifice du Christ, et de la logique patriarcale et abrahamique. Le cannibalisme est un fait, la logique patriarcale aussi, mais l’erreur de Girard est de considérer ce système comme une fatalité. Il s’agit de croyance de sa part, non de science.

Il y a un autre sens à la « chasse à l’homme » : la chasse à « qu’est-ce que l’homme ? » Dans Langlois on entend Langue et Loi. Ce qui nous ramène au Logos, et à une certain logique où la « loi » est celle de « l’oie » saignée, la loi du crime comme tentation de l’homme roi sans divertissement. Loi de la mort, au sens où Heidegger appelait l’homme un « être pour la mort ». Loi de l’anti-vie, de la fascination, du recours au faux qui conduira Actéon à être mangé par ses chiens.

Passage du Conte du Graal de Chrétien de Troyes :

Capture du 2017-03-23 15-23-04-min

source

*

 

Renart et ses avatars

roman_de_renart__renart_et_les_jambonsIllustration issue de cet article de l’encyclopédie Larousse sur Le roman de Renart, fameuse parodie de chanson de geste écrite entre 1170 et 1250. L’histoire ci-dessus écrite et dessinée, celle de Renart et les jambons, est présentée ici en animation :

et voici Le roman de Renard, très beau film d’animation de Ladislas Starevitch, inspiré de l’œuvre médiévale, avec des images et une bande son enchanteresses (suivi, à 1:03 d’une autre et courte animation, Fétiche en voyage de noces) :

https://youtu.be/Hc8HLC12S1s

*

À partir du treizième siècle, Renart est devenu une incarnation de l’hypocrisie (un Tartuffe avant l’heure) et du Mal. Rutebeuf en a fait un dit de 162 vers saisissant, Renart le Bestourné, qui commence ainsi :

Renars est mors, Renars est vis,
Renars est ors, Renars est vilz :
et Renars reigne !

à la fois mort et vivant, vil et « ors » et régnant, ce qui signifie qu’il est « partout réincarné là où se trouvent la pourriture, la vilenie et l’hypocrisie révélée par la syllepse : « ors » signifiant à la fois « l’ordure » et « l’or » qui la dissimule »

« Le poète traduit ainsi l’invasion du Mal qui gouverne le nouveau royaume soumis aux lois de la ruse et de la perfidie. Avec Rutebeuf, le renard est devenu une figure politique et religieuse », dit aussi cet article d’Aurélie Barre

… « il est le Mal, l’agent du diable sur la terre et il répand sa renardie sur les XIIIe et XIVe siècles. Pour Rutebeuf comme pour ses contemporains, l’animal constitue le moyen de développer une satire violente contre les hypocrites et en particulier contre les ordres mendiants. L’image est un artifice rhétorique pour dénoncer les déguisements et le monde bestourné. »*

*bestorné ou bestourné signifie inversé, contrefait, détruit, châtré, lunatique, ahuri, ayant perdu le sens – exemple :  » Est vostre sens bestourné ? », perverti

 

Provins, cité médiévale, en 50 images

provins 1 Elle fut la troisième ville de France après Paris et Rouen, peuplée de 80 000 habitants (12 000 aujourd’hui), riche de sa situation de carrefour des marchandises de toute l’Europe, d’Afrique et d’Asie, frappant sa propre monnaie qui avait cours dans toute l’Europe. Le comte Thibaut de Champagne aurait rapporté de Damas la première rose – et la culture des roses s’y poursuit. Perdant sa prépondérance au XIVème siècle avec le développement des transports par voie de mer, elle est du coup restée en l’état, entourée encore d’une partie de ses splendides remparts et regorgeant de bâtiments médiévaux. À 80 km au sud-est de Paris, le Transilien y va.2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

16

17

18

19

20

21

22

23

24

25

26

27

28

29

30

31

32

33

34

35

36

37

38

39

40

41

42

43

44

46

47

48

49

50

51photos Alina Reyes (et photo de moi par O !)

*