Je poursuis ma réflexion autour de Nuit Debout
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Blaise Pascal a la gueule de bois. De quoi ? De la fête de l’esprit que fut le siècle précédant le sien. Les univers physiques et métaphysiques ont perdu leurs frontières rassurantes. Notre homme a le mal de mer comme un terrien inexpérimenté embarqué malgré lui à bord d’une caravelle partie vers l’inconnu. Depuis Copernic, l’homme et la Terre ont perdu leur statut de centre du monde. Depuis Luther et Calvin, l’Église a aussi perdu sa centralité et même à l’intérieur du catholicisme la foi hésite, notamment avec la scission du jansénisme dont Pascal lui-même est proche (et il en vient à conseiller de parier). La science qu’il pratique contribue à remettre en question les certitudes anciennes, déjà mises à mal sur le plan humain par les introspections de Montaigne et sa pratique du doute. Sur le plan politique, la monarchie est menacée par différents groupes de pression, parlements provinciaux et parisiens, protestants, Grands qui contestent son désir de centralisation et de souveraineté sans partage. Cette instabilité générale sera endiguée par le Roi-Soleil, mais un symbole ne suffit pas à faire le beau temps (malhonnête, il provoque même souvent l’inverse) et le malaise de Pascal perdurera jusqu’à la nausée de Sartre et au-delà.
« Abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie… » Tout Pascal est là, et il est toujours là. Le centralisme politique qui accompagne le développement du capitalisme ne suffit pas à conjurer l’angoisse de l’homme face à son décentrement dans l’univers. Cet effroi entré dans son cœur avec la Renaissance n’en est toujours pas sorti. Les découvertes d’Einstein et de la physique quantique l’ont même aggravé : depuis elles, l’instabilité s’ajoute à l’incertitude. Beaucoup essaient d’y échapper en s’accrochant à des systèmes politiques, spirituels, intellectuels, anciens, placés comme des tentures noires entre eux et l’abîme tant redouté du réel. Les temps médiévaux hantés par l’idée de fin du monde portaient moins d’épouvante secrète que les temps modernes face au « silence éternel de ces espaces infinis » qui persuade Pascal que l’homme ne peut trouver « que misère et mort ».
La succession des générations est l’instrument de l’homme pour réaliser ce qu’il a dans la tête : ce fut, parallèlement et conformément à l’industrialisation capitaliste, un développement effroyable en effet de la misère et de la mort. Au dix-neuvième siècle un poète, Edgar Poe, comprend avant les scientifiques pourquoi la nuit est noire, malgré une infinité d’étoiles. Au siècle suivant un artiste, Alain Resnais, constate l’inflation de l’horreur : il l’appelle Nuit et brouillard.
Fascisme et nazisme sont des phénomènes circonscrits dans l’histoire et qui ne peuvent se répéter à l’identique, pas plus que d’autres systèmes nihilistes attachés à des personnalités et à des circonstances particulières, tels le stalinisme ou le maoïsme. Il existe des néofascismes, mais comme l’écrit Pierre Milza, le fascisme appartient au passé. On peut en conclure que le qualificatif de fasciste ou de facho, couramment employé, dénonce en fait une nécrose de l’esprit. Est perçu comme fasciste aujourd’hui celui qui n’a pas dépassé le passé auquel le fascisme appartient, celui dont la structure mentale est toujours régie par l’achèvement de l’effroi pascalien, parvenu au point où seule une envie de frontières, de règles, d’exclusions, et d’une terreur pour les faire tenir, paraît pouvoir rassurer contre « l’infinie immensité des espaces » mentaux et des possibilités de l’humain.
C’est de cet aveuglement volontaire, de cette confusion qui s’ignore, de cette nuit et de ce brouillard qui enveloppent le monde comme une couche de pollution, que se relèvent les femmes et les hommes du mouvement Nuit Debout, brisant et réinventant (comme d’autres avant eux) la notion dévoyée d’espace public, passant les murailles que, par peur des étoiles, les hommes ont élevées entre elles et eux.
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