« Parade », d’Arthur Rimbaud et/ou de Germain Nouveau : un tableau du clergé pédophile

La lecture très stimulante du livre extraordinaire de l’universitaire Eddie Breuil, Du Nouveau chez Rimbaud a la vertu essentielle de pousser à la relecture totale des textes que des éditeurs successifs ont assemblés sous le nom d’Illuminations – textes jusqu’ici attribués à Rimbaud mais qu’aucun auteur n’a revendiqués et dont on sait seulement qu’ils ont été composés et copiés par Nouveau et Rimbaud alors qu’ils vivaient à Londres. Avant même d’avoir terminé le livre d’Eddie Breuil, que je vais bien sûr terminer, je me suis jetée de nouveau sur ce recueil pour le relire autrement. Et que d’enseignements ! Aujourd’hui je parlerai du poème en prose Parade, que je viens à l’instant de relire et dont le sens vient de jaillir de son opacité sous mes yeux (sens qui incline à l’attribuer plutôt à Rimbaud, en regard de son histoire, de sa « saison en enfer » avec Verlaine – alors que d’autres textes du recueil paraissent avec une grande évidence plutôt attribuables à Nouveau).

Qui sont donc les « drôles très solides » dont « plusieurs ont exploité vos mondes », qui sont « sans besoins » mais avec « expérience de vos consciences » ? Tout le reste du texte le proclame : des prêtres, et en particulier des prêtres pédophiles, dont les deux poètes ont pu avoir l’un et l’autre la mauvaise expérience dans leur enfance. « Comment regarderaient-ils Chérubin ? », ce jeune adolescent charmant ? « pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses ». Et pour arriver à leurs fins, « vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent des tours populaires, maternels » (ne prennent-ils pas les enfants sur leurs genoux ?) « avec les poses et les tendresses bestiales ». « Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique » : la sacristie devient lupanar, l’enfant devient objet sexuel, l’autorité spirituelle instrumentalisée en autorité sexuelle. « Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent » disent l’excitation de ces abuseurs, « les larmes et des filets rouges ruissellent », plaies des enfants abusés. « Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers » : durée du viol et de sa répétition dans le temps. « J’ai seul la clef de cette parade sauvage », conclut le poète qui ne s’en enorgueillit pas, contrairement à ce qu’on croit, mais souffre de ce secret indicible.

*

Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en oeuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d’été, rouges et noirs, tricolores, d’acier piqué d’étoiles d’or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! – Il y a quelques jeunes, – comment regarderaient-ils Chérubin ? – pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d’un luxe dégoûtant.

O le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l’histoire ou les religions ne l’ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons « bonnes filles ». Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

J’ai seul la clef de cette parade sauvage.

Arthur Rimbaud/Germain Nouveau

Illuminations », une œuvre de Nouveau… Rimbaud ?

image-20160725-31190-bxodem En 2005, les élèves de deux classes de première d’un lycée de Brest ont “enluminé les Illuminations”. Lycee-iroise.over-blog.com

« Illuminations », une œuvre de Nouveau… Rimbaud ?

Je republie cet article paru dans The Conversation en l’antidatant afin de laisser place aux articles que j’ai publiés entretemps ici. En fait ma première relecture des Illuminations date du 22 juillet 2016.

Alina Reyes, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

« Après le déluge », le poème en prose qui ouvre Illuminations, recueil factice comme le dit Eddie Breuil dans son livre Du Nouveau chez Rimbaud (dans la continuité duquel et grâce auquel nous pouvons procéder à une relecture totale de ces textes), a comme une grande partie du recueil, composé par des éditeurs d’après des manuscrits de la main des deux auteurs qui avaient pu se servir de copistes l’un à l’autre, toutes les chances d’avoir été écrit par Germain Nouveau plutôt que par Arthur Rimbaud.

Attribué à Rimbaud sans preuve, ce poème fait partie de ceux qui détonent grandement du style et du genre du recueil précédent, celui-là publié par Rimbaud lui-même, Une saison en enfer.

Germain Nouveau, « fils de vrais soleils »

Germain Nouveau (1851–1920).

Avant d’essayer de le démontrer, il faut le sentir, par tous les sens : c’est une question de lumière, de parfums, de sons, de goût, de toucher. Une grande partie des Illuminations, dont « Après le déluge », appartient à l’univers nouvellien, sent Germain Nouveau, poète de Provence, « fils de vrais soleils », comme il se définit dans une lettre du 27 juillet 1875 à Jean Richepin.

Un homme sensuel jusque dans sa mystique, amoureux réel des femmes, du théâtre et de la peinture, expérimentant tout, touchant – littéralement – à tout, goûtant les paysages lumineux, le Sud, les architectures étagées et colorées telles qu’en peinture ou en nature dans son pays natal où Cézanne n’en finit pas d’essayer de saisir la montagne Sainte-Victoire, la flore odorante – tout cet univers provençal portant sa contrepartie, la mort, comme le développa plus tard, entre autres, un Lawrence Durrell, et comme la propre mémoire du poète, marqué par plusieurs deuils dès son enfance où il perdit sa mère, sa sœur, son frère.

Avant les poèmes en prose des Illuminations, il y en eut d’autres de Germain Nouveau : les Notes parisiennes, qui en sont une préfiguration frappante. On y voit déjà ces constructions descriptives bien différentes des « Je est un autre » auxquels pourrait se résumer l’œuvre de Rimbaud depuis Une saison en enfer et même avant, dans Les déserts de l’amour, poèmes en prose autobiographiques de 1872.

Point de « je » dans « Après le déluge ». De purs tableaux, comme en composait Nouveau, amateur de peinture et peintre lui-même. Tableaux sensuels et fantasques, comme Nouveau et son écriture, visions de ville et de nature « comme sur les gravures », « les merveilleuses images ».

Où dans la maison paternelle la mort frappe comme « chez Barbe-Bleue » « les enfants en deuil » perdant le lait nourricier en même temps que leur mère (« le sang et le lait coulèrent »).

Où « l’idée du Déluge » (la tentation de la mort, du suicide ?) est partout rachetée par la vie même, le spectacle de la vie mouvante, faune et flore (lièvre, castors, chacals, sainfoins, fleurs, thym…), humanité, culture et nature réunies (barques et gravures, castors et mazagrans, piano dans les Alpes, hôtel dans les glaces, fleurs douées de regard, pierres qui se cachent…) en « premières communions » sauvages et démultipliées dans l’unité de l’être retrouvée, reconstruite quoique toujours fragile. Car après dissipation des déluges, des désirs de mort, reste la vie et ses vieux tours (« c’est un ennui ! »), avec son éternelle et vaine quête de « la Reine » (pour Nouveau, il l’a écrit notamment dans Valentines, « toutes les femmes sont des reines », même sorcières et allumant leurs braises dans « le pot de terre » de l’homme, du poète homme et condamné à ignorer ce que sait la femme.

Influences et collaboration de deux poètes

Comment ont travaillé les deux poètes ? Faut-il attribuer tel texte à l’un, tel autre à l’autre ? Ou y a-t-il eu, en plus de l’influence réciproque, collaboration lors de séances orales ou de recopies des textes – le caractère présurréaliste des Illuminations laissant entrevoir un possible travail en commun, comme ce fut le cas pour Breton et Soupault dans l’écriture des Champs magnétiques ? À lire certains textes des Illuminations, à les entendre, on a l’impression que le travail a même pu parfois prendre une forme proche de celle du cadavre exquis, chacun ajoutant sa vision, sa phrase, à celle de l’autre, et conduisant le poème à son terme dans cette alternance.

Quoi qu’il en soit, ce que cherchera toujours Nouveau, qui me paraît plus que possiblement l’auteur ou le coauteur de bien d’autres fameux textes des Illuminations, comme les « Villes » (comparer par exemple dans les Notes parisiennes des images telles que : « Le plafond s’effondre en fleurs idéales » à, dans « Villes [II] » : « L’écroulement des apothéoses ») mais aussi Being Beauteous, Bottom (et autres textes qui parlent de femmes avec une familiarité qui ne peut être de Rimbaud) ou Aube, c’est, comme il le dit aussi dans Valentines :

« Tandis que l’Astre de Beauté
C’est la Vérité qui ne voile
Pas plus la femme que l’étoile,
La véritable Vérité. »

À l’évidence, Nouveau est présent dans ce recueil, au moins autant que Rimbaud. Nouveau est un poète inégal mais certains de ses textes, comme l’avaient reconnu aussi Breton ou Aragon, sont de pur génie. Pourquoi n’eût-il pas été capable, dans un moment propice, cet exil de quelques mois à Londres avec Rimbaud, d’écrire ceux des Illuminations ?

inscriptions d’Arthur Rimbaud et Germain Nouveau au British Museum à Londres.
http://abardel.free.fr/biographie/quatrieme_sejour.htm

« Rimbaud-Nouveau, Nouveau-Rimbaud : on n’aura rien dit, on n’aura rien franchi poétiquement tant qu’on n’aura pas élucidé ce rapport », écrit Breton dans Flagrant délit : Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du truquage. Rimbaud qui voulait « la liberté libre » et Nouveau « la véritable Vérité » ne sont pas partis écrire ensemble par hasard. L’« autre » de Rimbaud n’est pas Verlaine, le bourgeois contrarié, avec qui ça ne pouvait finir qu’en enfer, mais Nouveau, autre homme aux semelles de vent et mendiant céleste. Il faudrait signer désormais Illuminations des deux noms de ces auteurs, ou bien de celui-ci, qui dit la sortie de la mort – à la fois de la Saison en enfer et de « l’idée du Déluge » : Nouveau Rimbaud.

The Conversation

Alina Reyes, Doctorante, littérature comparée, Maison de la Recherche, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.