Kalevala. Qu’est-ce que le sampo ?

Ilmatar, par Robert Wilhelm Ekman (wikimedia)

Ilmatar, par Robert Wilhelm Ekman (wikimedia)

 

Dans le Kalevala, le sampo est un objet magique et mystérieux, œuvre du forgeron Ilmarinen, qui a précédemment à son actif, excusez du peu, d’avoir forgé la voûte du ciel avec tous ses astres. Les chants à partir desquels Elias Lönrott a composé l’épopée finnoise étant traditionnellement dits par deux bardes (hommes ou femmes), l’un reprenant le vers précédent par une variation, le sampo y est nommé par périphrase quelque chose comme « couvercle orné ». Lönrott l’a interprété comme étant un moulin qui produit à volonté de la farine, du sel, de l’or. Cet objet qui reste non décrit, dont la taille par exemple semble extrêmement variable, qui peut être caché et enfonce ses racines profondément dans le sol, est une sorte de corne d’abondance qui apporte bonheur et prospérité au peuple qui le possède. Or il se trouve aux mains de Pohjola (le pays du Nord, de la sorcière Louhi, des ennemis, des méchants). Et il échappe donc, par une sorte de machination politique, au pays de Kaleva (Kalevala), où habitent les héros le vieux barde Vaïnamoïnen (fils d’Ilmatar, déesse de l’Air et mère des Eaux), dont les chants créent le réel, souvent amoureux de quelque jeune beauté qui le rejette parce qu’il est trop vieux, Ilmarinen le forgeron divin, et le « léger » Lemminkaïnen, guerrier fougueux et imprudent que sa mère doit sauver de la mort, beau gosse qui couche avec toutes les femmes et jeunes filles sans que jamais aucune ne se retourne contre lui, bien au contraire (seuls les maris et les pères se fâchent).

Nos trois héros, le barde-mage, le forgeron divin et le fringant guerrier, finissent par se liguer pour reprendre le sampo, à l’initiative de Vaïnamoïnen (traduction de Jean-Louis Perret, la meilleure, aux éditions Champion) :

Le ferme et vieux Vaïnamoïnen
S’exprima de cette façon :
« Holà, forgeron Ilmari,
Partons ensemble à Pohjola
Pour emporter le bon Sampo,
Pour contempler le beau couvercle ! »

Le forgeron Ilmarinen
Lui répondit par ces paroles :
« On ne peut ravir le Sampo,
Emporter le couvercle orné
Du fond de l’obscur Pohjola,
Loin du sinistre Sariola !
Le Sampo repose à l’abri,
Le beau couvercle est déposé
Dans le rocher de Pohjola,
Dans une colline de cuivre,
Derrière neuf grosses serrures ;
Les racines sont enfoncées
À la profondeur de neuf aunes,
Une racine dans la terre,
Une autre au bord d’une rivière,
La dernière sous la maison. »

Le vieux Vaïnamoïnen parla :
« O forgeron, mon cher ami,
Partons ensemble à Pohjola
Pour en emporter le Sampo !
Équipons notre grand navire
Pour y déposer le Sampo,
Pour ravir le couvercle orné
Pris dans le rocher de Pohja,
Hors de la colline de cuivre,
Derrière neuf grosses serrures ! »

 
Leur entreprise est couronnée de succès, mais le léger Lemminkaïnen ayant imprudemment (et fort mal) chanté lors du retour en bateau, Louhi la sorcière les localise et se transporte sur un aigle avec ses armées pour leur reprendre le Sampo. Au cours de la bataille navale, que les gens de Kalevala gagnent, le Sampo est brisé, ses morceaux éparpillés dans les eaux.

Diverses interprétations ont été faites sur la nature du sampo : pilier du monde, arbre du monde, moulin magique, coffre au trésor, boussole, astrolabe… Toutes sont valables, sans doute, liées à différents mythes et folklores du monde finno-ougrien et même du monde entier. J’en propose une autre. D’abord, le fait que le sampo soit appelé couvercle orné le relie clairement au « couvercle » orné du ciel forgé par le même forgeron, c’est-à-dire au cosmos – et il a déjà été relevé que la meule du moulin pouvait illustrer le cycle cosmique. Il en est pour ainsi dire une réplique. Mais quelle sorte de réplique ? Elias Lönnrot a patiemment rassemblé les chants qui composent le Kalevala en allant les chercher, comme Vaïnamoïnen, Ilmarinen et Lemminkaïnen lors de leur quête du Sampo, aux confins du monde finnois. Ces chants, selon sa conviction intime, étaient les morceaux éparpillés d’une vaste épopée qui s’était perdue, et qu’il a tenté de rassembler en mettant en ordre ses fragments par écrit. C’est ainsi qu’il a rendu leur trésor, leur identité, leur rêve, leur monde à la fois propre et universel, aux Finnois, jusque là dominés par les nations voisines, Suède et Russie. Lönnrot a rassemblé le Sampo, qui pourrait être l’autre titre du Kalevala, d’autant que « couvercle orné » peut aussi signifier « couverture brodée » ou même, aujourd’hui, « couverture de livre ».

J’ai fini de lire ce chant magnifique.

Voir mes notes précédentes sur le Kalevala

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Kalevala bio

photographiée par S. cet après-midi à mon bureau

photographiée par S. cet après-midi à mon bureau

J’ai rêvé du Kalevala sous tous ses avatars, langues, essences, et à la fin c’est de ma peau qu’il était fait, écrit. C’était si sensible, si vivant, que cela m’a réveillée.

Le jour je continue à le lire doucement (j’approche de la fin mais je ne suis pas pressée de le finir), le soir je regarde les films de  The Lord of the Rings dans leurs versions les plus longues (près de quatre heures chacun pour les deux premiers), et je vois tout ce qui, du Kalevala, a inspiré Tolkien.

La traduction parue chez Gallimard est décidément très mauvaise, ampoulée, propre à dégoûter de ce livre splendide. Comme je l’ai déjà dit, la première traduction en prose, disponible en ligne, toute simple, suffit à comprendre la beauté initiale du texte. La traduction versifiée de Jean-Louis Perret (éd. Champion) est très bien aussi. En voici encore un passage :

« Il est doux d’être sur les ondes,
De laisser glisser le bateau,
De parcourir les flots immenses,
De voguer sur les nappes claires ;
Le vent vient bercer le bateau,
La vague emporte le navire,
Le norois fait des clapotis,
Le vent du sud pousse en avant. »

Chant 39

Pour en savoir plus : mot-clé Kalevala

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Kalevala, premiers vers (ma traduction)

Screenshot_2018-08-05 Kalevala - kalevala pdf

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J’en avais trop envie, je me suis débrouillée à pouvoir traduire les premiers vers du Kalevala (d’autant que je n’étais pas très satisfaite des traductions existantes, cf note précédente). J’ai trouvé le texte source en programmant une recherche en finnois sur Google, puis je me suis arrangée avec les dictionnaires Lexilogos. J’ai aussi consulté une page de conjugaison d’un verbe en finnois. Il est aisé de comprendre le système du pronom personnel ou déterminant possessif, de comprendre aussi les légères variations d’orthographe entre ce finnois un peu ancien et le finnois récent des dictionnaires. Ensuite tout est une question d’oreille, tant pour la transposition sonore (on fait au mieux) que pour le sens des mots. Les dictionnaires sont précieux sur ce point : par exemple, si je ne me trompe, j’ai retrouvé la racine d’un mot dans un nom signifiant intestins, entrailles, et dans un verbe pouvant signifier pondre. Sachant à la fois que la création du monde, exposée ensuite, se fait par une ponte, et d’autre part que le barde crée le monde par sa parole, le sens poétique de la parole jaillie des entrailles, pondue, apparaît subtil et limpide. Parfois j’ai vérifié mes intuitions en donnant à Google traductions une formule en français à traduire en finnois. Par exemple quand le texte dit que les mots fondent ou tombent, c’est bien avec les mêmes verbes finnois qu’on dit que la neige fond ou que la pluie tombe, c’est pourquoi j’ai employé le verbe dégeler et le mot pluie. Ainsi se présente un moment de dégel de la parole, qui finit par rompre ou dissiper les dents, dit le texte finnois – littéralement ça n’est pas très parlant, mais si on se représente ce qui se passe, on comprend qu’il s’agit de rompre le barrage formé par les dents. Voici donc ma traduction, moderne, imparfaite bien sûr, mais plus compréhensible que celles de mes prédécesseurs.

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Mon esprit est à mon désir,

mon cerveau tout à réfléchir

se met en route pour chanter,

pour arriver à inspirer,

à pondre un hymne pour le peuple,

dire un genre de chant du peuple.

Les mots dégèlent dans ma bouche,

le discours tombe, pluie et douche,

dans ma langue rapide flux,

barrage de mes dents rompu.

 

Lectures d’été. Le Kalevala

 

Le barde Vaïnamöinen chantant, illustration de Nikolaï Kochergin. Voir sa galerie d'illustrations du Kalevala ici

Le barde Vaïnamöinen chantant, illustration de Nikolaï Kochergin. Voir sa galerie d’illustrations du Kalevala ici

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Il y a eu par exemple l’été où j’ai lu le Journal de Kafka. Ou celui où j’ai lu presque toute l’œuvre de Faulkner. Cet été est celui où je lis le Kalevala.

J’en ai déjà parlé, j’ai commencé à lire cette épopée finnoise composée au dix-neuvième siècle par Elias Lönnrot à partir des chants qu’il a collectés dans les terres finlandaises, dans la première traduction en français de Léouzon Le Duc (1867), disponible en ligne sur gallica.bnf.fr. Sa splendeur m’a aussitôt éblouie. Je suis allée chercher une autre traduction, celle de Jean-Louis Perret (1928, disponible aux éd. Champion) l’autre jour en bibliothèque, et ce matin j’ai fait quatre kilomètres à pied aller-retour pour aller en chercher une troisième, celle de Gabriel Rebourcet (1991, disponible en Quarto Gallimard)) dans une autre bibliothèque (je n’ai pas le droit de faire du sport avant septembre, mais marcher m’est toujours possible).

La préface de Rebourcet est passionnante mais je ne le suis pas du tout dans ses choix de traduction, qu’il explique. Je rêve un peu de me confronter à ce texte, d’essayer de le traduire, mais il faudrait pour cela que j’apprenne le finnois, ce qui n’est pas impossible mais demanderait un peu de temps. Lamartine et Hugo ont lu et vanté le Kalevala en traduction, Tolkien, génie des langues comme de la littérature, l’a lu en finnois et s’en est beaucoup inspiré.

Rebourcet dans sa préface parle notamment du finnois, cette langue finno-ougrienne, explique son fonctionnement syntaxique. Pour son vocabulaire, citons ce passage merveilleux :

« Ainsi pour les termes exprimant les bruits en particulier, on relève en finnois près de 700 verbes environ, selon une étude maintes fois citée, essentiellement pour le bruit du vent dans les branchages (selon que le vent est froid, chaud, doux, violent, ou que les arbres sont caducs, à aiguilles, ou nus, etc.), ou les bruits de l’eau, selon la saison, selon le lit de son cours, son environnement, et selon que le vent vient mêler sa voix à celle du ruisseau… Il y a bien entendu les mots désignant la neige selon qu’elle est humide, lourde, tassée, glacée, etc. – cinq mots en mordve, six en ostyak, cinq en finnois -, ou encore les verbes de la marche, etc. »

Voici les premiers vers dans la traduction, non versifiée, de Léouzon Le Duc :

« Voici que dans mon âme s’éveille un désir, que dans mon cerveau surgit une pensée : je veux chanter ; je veux moduler des paroles, entonner un chant national, un chant de famille. Les mots se liquéfient dans ma bouche, les discours se précipitent ; ils débordent sur ma langue, ils se répandent autour de mes dents. »

Les voici dans la traduction de Jean-Louis Perret :

« Voici qu’un désir me saisit,
L’idée m’est venue à l’esprit
De commencer à réciter,
De moduler des mots sacrés,
D’entonner le chant de famille,
Les vieux récits de notre race ;
Les mots se fondent dans ma bouche,
Les paroles lentement tombent,
Elles s’envolent de ma langue,
Se dissipent entre mes dents. »

Et dans la traduction de Gabriel Rebourcet :

« Le désir têtu me démange,
l’envie me trotte la cervelle
d’aller entonner la chanson,
bouche parée pour le chant mage
égrenant le dit de ma gent,
la rune enchantée de ma race.

Les mots me fondent dans la bouche,
grains de gorge, pluie de paroles,
ils se ruent, torrent sur ma langue,
ils s’embruinent contre mes dents. »

À travers ces différentes traductions on sent bien la beauté inaugurale du texte, et aussi la difficulté, sans doute, qu’il y a à la traduire. Mais Rebourcet, à mon sens, n’est pas assez fidèle au texte, et son choix d’aller chercher un vocabulaire français ancien pour le rendre (on ne s’en aperçoit pas dans cette ouverture du poème, mais ensuite tout au long) et son parti-pris de sacrifier aux contraintes formelles qu’il a choisies, ne me paraissent pas rendre le meilleur résultat poétique possible, même s’il a de beaux passages.

Je reparlerai sûrement du Kalevala au fil de ma lecture. Si vous n’êtes pas à proximité d’une bibliothèque et si vous en êtes curieux, n’hésitez pas à le lire en ligne ou à le télécharger.

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Vivre

marque pages*

J’ai fait de nouveau cette nuit ce rêve récurrent dans lequel je découvre de nouvelles pièces à mon habitation. Des pièces de très grande hauteur sous plafond, avec des escaliers en bois, très chaleureuses, intimes, débouchant sur une chambre lumineuse avec vue surplombante sur de vastes espaces montagneux.

Privée d’exercices physiques en tous genres par ma convalescence, je sens mon désir de faire du sport et plus largement de retourner à une vie physique intense s’exacerber chaque jour. La pensée du renouveau qui viendra dans ce sens m’aide à patienter.

J’ai retiré les marque-pages des livres dans lesquels ils étaient glissés pendant que je travaillais à ma thèse. Maintenant elle est finie, je l’ai envoyée sous forme électronique aux membres du jury, il me reste seulement à aller en bibliothèque pour compléter quelques notes où manquent les numéros de page, puis à l’imprimer et à la leur envoyer par la poste – ce sera fait en début de semaine prochaine.

Je continue à lire le splendide Kalevala. Quand le vieux barde, magicien de la parole, Väinämöinen, est blessé, c’est par barques et tonneaux entiers qu’il perd son sang ; il voyage longtemps et pour guérir il lui faut d’abord, pendant des pages et des pages, raconter l’histoire du fer – puisqu’il a été blessé par le fer – son origine, ses conflits avec son frère le feu etc. J’ai téléchargé le texte sur gallica.bnf.fr, une mine.

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En lisant le Kalevala : la création du monde par Ilmatar, la Femme-Air

Avant le début du monde, Ilmatar, la  « Femme-Air » ou « Fille de l’Air », plane sur les eaux, enceinte des vagues et du vent, enceinte depuis 700 ans de Väinämöinen, le « Ménestrel », dieu des chants et de la poésie. Un oiseau, aigle ou canard selon les versions originelles, orales, de l’épopée finnoise, pond ses œufs sur son genou dépassant de l’onde. Elle les renverse et commence à créer le monde. Extrait de la première rune (chant) :

 

R.W. Ekman, "Ilmatar", 1860, huile sur toile, 79 x 111,5 cm

R.W. Ekman, « Ilmatar », 1860, huile sur toile, 79 x 111,5 cm

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« L’oiseau se met à couver ses œufs. Il couve un jour, il couve deux jours, il couve presque trois jours. Alors, la mère de l’onde, Ilmatar, sentit une chaleur ardente dans sa peau ; il lui sembla que son genou était en feu, que tous ses nerfs se liquéfiaient.

Et elle replia vivement son genou, elle secoua tous ses membres ; et les œufs roulèrent dans l’abîme, en se brisant à travers les flots.

Cependant, ils ne se perdirent point dans la vase, ils ne se mêlèrent point avec l’eau. Leurs débris se changèrent en belles et excellentes choses.

« De la partie inférieure des œufs se forma la terre, mère de tous les êtres ; de leur partie supérieure, le ciel sublime ; de leurs parties jaunes, le ciel radieux ; de leur partie blanche, la lune éclatante ; leurs débris tachetés devinrent les étoiles ; leurs débris noirs les nuages de l’air. »

Et les temps marchèrent en avant, et les années se succédèrent, car le soleil et la lune avaient commencé à briller.

Mais la mère de l’onde, Ilmatar, continua encore à errer sur la vaste mer, sur les flots vêtus de brouillards. Au-dessous d’elle, la plaine humide, au-dessus d’elle le ciel clair.

Et la neuvième année, le dixième été, elle leva la tête hors de l’eau et se mit à répandre autour d’elle ses créations.

Partout où elle étend la main, elle fait surgir des promontoires ; partout où touchent ses pieds, elle creuse des trous aux poissons ; partout où elle plonge, elle rend les gouffres plus profonds. Quand elle effleure du flanc la terre, elle y aplanit les rivages ; quand elle la heurte du pied, elle y fait naître des filets fatals aux saumons ; quand elle la frappe du front, elle y perce des golfes.

Puis elle prend son élan et s’avance jusqu’en pleine mer. Là, elle crée des rochers, elle enfante des écueils, pour le naufrage des navires, pour la mort des marins.

Déjà les îles émergent des flots, les piliers de l’air se dressent sur leur base, la terre, née d’une parole, déploie sa masse solide, les veines aux mille couleurs sillonnent les pierres et émaillent les rochers. Et Väinämöinen n’est point encore né, le runoïa éternel n’est point encore paru. »

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Kalevala, épopée de 22795 vers répartis en cinquante chants, composée par Elias Lönnrot au milieu du XIXe siècle à partir de poèmes de la mythologie finnoise ; traduction de L. Léouzon Le Duc (Lönnrot ayant opté pour aigle puis pour canard, j’ai seulement changé le mot en « oiseau », et l’appellation « fille d’Ilma » (de l’Air) en son nom en finnois, au sens moins restreint : « Ilmatar ». Je lis ce splendide poème (grâce à l’une de mes splendides petites-filles éduquées en Finlande, qui en connaissent des passages par cœur) dans la version que j’ai téléchargée sur gallica.fr.

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Dans la pièce obscure,
lumière de la tablette :
le Kalevala

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Les pages jaunies
glissent sur l’écran tactile :
le vieux livre vit

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Calme nuit d’été
La ville chuchote à peine
tandis que je lis

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