Shéol

Photo Alina Reyes

 

Séjour des morts l’enfer court, gale à la surface de la terre

j’y suis allée j’en ai tant vu jamais je n’avais vu tant de surface d’homme

je l’ai baisée qu’elle vienne à moi s’arrache d’elle-même mauvaise herbe criant vers moi que je la soulage d’elle-même

ses doigts, peaux de mots, s’accrochaient à ma chair et je tirais, tirais, de chacun de mes os, de chacun de mes muscles, de ma bouche j’aspirais le poison

la mort court à la surface du monde, miroir souillé pour l’éclaircir je descends au profond raviver les racines, que les tiges frémissent, en tremblant fassent tomber la lèpre de leurs fausses lueurs, fleurissent et reflètent au sein de leur fleurissement le ciel, lumière, sainte face retrouvée, vivante.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 9) Donne-leur la paix

Nicolai Yaroshenko, Les funérailles du premier-né

 

« Une fois coupé du Christ historique dont il est l’envoyé et le témoin, l’Esprit, soumis à toutes les aventures de la subjectivité humaine, mystique ou rationnelle, peut en effet conduire à tout, l’athéisme compris.
(…) Fichte… s’efforce de montrer que ce Royaume des cieux, jadis annoncé par Jésus, n’est rien d’autre en réalité que le règne de la Raison, telle qu’elle vient enfin de se manifester. » (p.335)
« L’ambition de Fichte est plus vaste : elle est celle d’un démiurge… C’est par lui, par son enseignement philosophique inspiré, que le Logos incarné du prologue de saint Jean révèle enfin sa vraie nature : il n’est rien d’autre que « la conscience supérieure de soi », dans laquelle s’unissent en se réalisant l’homme, le monde et la divinité. – Au lendemain de la première guerre mondiale, citant ces fières déclarations, le luthérien  Wilhelm Lütgert écrira : « On n’en croit pas ses yeux, quand on lit cela, et pourtant Fichte prenait cette conscience de sa charge tout à fait au sérieux ». Lütgert voyait, ou du moins entrevoyait où devait mener ce délire. Mais autour de lui bien peu en pressentaient la sinistre signification possible, et « l’usage pédagogique des universités » s’employait toujours à le « consolider ». » (p.336)

« Deux poètes [Hölderlin et Novalis]… avaient suivi, chacun de son côté mais avec le même enthousiasme, les cours de Fichte à Iéna… deux êtres merveilleux, ces êtres exquis, au destin tragique : l’un foudroyé à trente-deux ans par l’assaut trop violent du flux poétique dont il était investi depuis l’adolescence et qui vint se heurter aux plus misérables réalités ; l’autre mort à vingt-neuf ans, rongé par la phtisie, alors qu’il achevait de décanter l’apport trouble de « tous les illuminés » et de ses propres rêves pour en tirer le plus beau, le plus « catholique » des cantiques spirituels. » (p.336)

« … une hymne… Fête de paix. Jean-Luc Marion… a montré que sa deuxième strophe « reprend presque mot à mot l’hymne christologique de l’Épître aux Philippiens » ; le terme de « renoncer » y traduit l’idée de la kénose que saint Paul exprimait par « se vider », et la strophe s’achève « par l’exaltation paternelle du Fils » devant qui tout genou fléchit. Un peu plus loin, la personne du « Prince de Paix », qui est « le Fils », « se déploie dans l’ampleur « trinitaire » le plus explicitement possible ». Après s’être ainsi fixée « sur un des textes christologiques les plus décisifs de la tradition chrétienne », placé dans le contexte de son dogme essentiel, la méditation d’Hölderlin se poursuit sur la place du Christ dans l’histoire spirituelle de l’humanité, puis sur la nécessité de son apparent retrait : c’est à la fois l’Unique et Patmos. Le visage du Seigneur a disparu, le poète ne veut pas s’en attrister comme jadis les apôtres, dont « l’excès d’amour », mal entendu, était « riche de périls… Il fallait accepter le temps perdu des théophanies, le départ apparent du Christ, mêlé à sa Résurrection : c’est pourquoi… toute la part chrétienne des hymnes se trouve centrée sur Emmaüs ». » (p.342)

« Quoiqu’il en soit de chacun, note [Novalis] dans son « grand répertoire », « la paix éternelle est déjà présente, – Dieu est parmi nous, – l’Âge d’Or, le voici ». – Et cet autre grain de Pollen, si évangélique, et qui mûrira chez Dostoievski : « Là où sont les enfants, là est un âge d’or ». « (p.350)

« Si beaucoup de ses lecteurs découvraient dans ses écrits « le mystère spirituel de l’existence » et s’ils éprouvaient à son contact « un réconfort tout semblable à celui du pieux chrétien dans les Saintes Écritures », c’est que « Novalis, en effet, était chrétien et religieux au sens le plus profond du mot…; et nul n’ignore que son penchant pour le catholicisme était marqué, et que personne peut-être n’a plus attiré la jeunesse au catholicisme ». [Guerne]
Dans cette année 1799, année si féconde où tout se précipite, avant la dernière maladie et la mort, une note du « grand répertoire général » nous paraît éclairer, chez le jeune poète, les liens entre l’histoire et l’âme, et réduire du même coup les expressions les plus joachimites de son vocabulaire, devenues simples rémanences :

Histoire. – La Bible commence magnifiquement par le Paradis, symbole de la jeunesse, et se clôt avec le royaume éternel, avec la Cité de Dieu… En chaque membre de la pure grandeur historique, il faut en quelque sorte que la grande histoire se retrouve symboliquement rajeunie… L’histoire de tout homme devrait être une Bible, et elle deviendra, elle sera une Bible. Le Christ est le nouvel Adam. Idée de la régénération, de la nouvelle naissance… » (p.352)

En lisant Schlegel, « Bien que le deuxième âge de l’humanité soit défini comme soumis à l’action d’une force, et le troisième comme inondé d’une lumière, le lecteur croit comprendre… que c’est plutôt une force nouvelle, venue de l’Esprit de Dieu, qui, au troisième âge, aura répandu partout dans le monde et fait recevoir par tous les humains la lumière chrétienne déjà présente au coeur du petit nombre des croyants.
(…) L’homme est bien « essentiellement perfectible », mais dans le mal tout comme dans le bien, et, laissé à lui-même ou ne voulant rien devoir qu’à lui-même, il risquera d’être, dans le mal, « effroyablement progressif ». Cette note de sain réalisme… apparente Schlegel à Teilhard de Chardin. Le progrès humain, dira Teilhard (au rebours d’un contresens obstinément répandu) est « la plus dangereuse des forces », il entraîne toujours « de plus grandes luttes, de plus grands maux, de plus grands risques » ; en effet « plus l’humanité se raffine et se complique, plus les chances de désordre se multiplient et leur gravité s’accentue » ;  « toute énergie est également puissante pour le Bien ou pour le Mal », en sorte que « grâce aux progrès de la science et de la pensée », chacun de nous se trouve acculé à « un choix plus conscient à faire entre le Bien et le Mal ». Aussi le seul progrès qui mérite pleinement ce nom, le seul qui soit sans ambiguïté ni contrepartie, est-il celui qui, « descendant d’en haut », s’opère au fond des âmes : celui de la « communion des saints ». (pp356-357)

 

Croix

Photo Alina Reyes

 

Monter l’énorme bruit du monde, le pesant bruit du crime par les rues de la ville,

pas après pas tirer des murs et de la foule la mort, de plus en plus lourde la porter sur son dos,

là-haut

là-haut d’où je la jette avec moi dans l’abîme

diapason convulsé sur la croix au point d’intersection est le centre du monde et le verbe mon corps ma chair se tient auprès de lui

debout

cri brûlant de douleur indicible

je le pousse, qu’il fasse tomber la nuit dans le centre du jour

ô vous pour qui je meurs

Dieu percé au centre de mon coeur, vois : garde-les, car ils ne savent pas

ils ignorent ce qu’ils font, à cracher des pelletées de terre au feu de mon amour

inatteignable, suspendu, déchiré, versant pour eux son sang, son eau

Mes bien-aimés tout s’accomplit, soyez lavés

que la vie s’éveille doucement dans vos veines

tout au fond du tombeau la joie attend de notre joie qui va se faire

Le soleil se couche pour aller se lever

où dans le commencement je suis

je vous attends, petit jour promis de notre réunion

 

Dernier repas

Photo Alina Reyes

 

Tout homme un jour prend son dernier repas.

Tout homme un jour prend son premier repas. Et ce premier repas est aussi première relation substantielle avec un autre, l’être qui vient de le mettre au monde et maintenant lui fait don de soi en le nourrissant.
Allaiter, geste d’amour parfait, aussi humble et vrai que de laver les pieds d’un autre, laver ou servir le tout-petit, ou le tout-faible, ou tout autre qui m’accepte pour frère serviteur.

Entre le premier et le dernier repas, il s’agit d’apprendre à recevoir et redonner. Tout repas est échange et partage de vie. Voilà pourquoi la vie : apprendre à recevoir et à redonner – car « qu’as-tu, que tu n’aies reçu ? », en sorte que notre entrée dans la mort, qui commence dès que nous entrons dans la vie, soit une nouvelle façon de donner la vie, comme elle nous fut, nous est donnée.

 

Montée

en montant à Aygues-Cluses. Photo Alina Reyes

 

Marche du temps, jeune homme qui s’avance, confiant et concentré, recevant du Royaume où les siècles au bout de leur course s’abreuvent, contemplent et attendent qui va se relever et tracer dans leur corps la route d’or de la vie accueillie pas à pas redonnée

marche du temps, sais-tu, jeune homme, où tu t’apprêtes à monter ? Silence ! j’écoute les forces de la lumière m’enseigner la juste manière d’avancer, la pierre consolider mes os et le torrent qui court me parler de la source.

Petite mère, ne t’en fais pas, je suis vivant, va de l’avant, je te recueillerai là-haut.