Héraclite nous parle d’aujourd’hui

ma traduction, du grec ancien, et mes commentaires, de ces pensées d’Héraclite rapportées par Origène et Clément d’Alexandrie :

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Ils se purifient en se teintant d’un autre sang comme s’ils voulaient se laver de la lie en marchant dans la lie. Qui agirait ainsi paraîtrait frappé de folie à tout homme qui s’en apercevrait. Et ils adressent des vœux à ces parures, comme s’ils conversaient avec des constructions, sans savoir ce que sont les dieux et les héros.

(Ainsi de ceux qui croient se purifier de l’antisémitisme par cet autre antisémitisme qu’est l’islamophobie. Ils s’en remettent à cette parure, cette construction idéologique, ignorant ce que sont les essences et les vertus).

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Les porcs se réjouissent plus dans le bourbier que dans l’eau pure.

(Borboros, le bourbier, se retrouve dans borborygmos, bruit des intestins. Les consommateurs se réjouissent plus au bruit de leurs intestins qu’à celui de la parole de vérité).

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De ce qui ne sombre jamais, comment pourrait-on se cacher  ?

(Le verbe lanthano, pour « se cacher », pourrait se retrouve dans le mot aletheia, vérité, précédé du préfixe privatif a : aletheia serait ce qui est non-caché. Ce qui ne sombre jamais empêche les hommes d’échapper à la vérité, même s’ils s’emploient à l’occulter).
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Héraclite essayant de réveiller les dormeurs, serviteurs du monde

ma traduction (du grec ancien) de pensées d’Héraclite rapportées respectivement par Sextus Empiricus, Plutarque, Origène, Marc-Aurèle – à méditer par ces temps de division :

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Il faut aller vers le commun. Car le commun appartient à tous. Mais bien que le Logos soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux.

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Pour les éveillés le monde est à la fois un et commun à tous, mais les endormis, à l’inverse, se tournent chacun vers leur propre monde.

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Le caractère humain ne possède pas la droite raison, mais le caractère divin la possède.
L’homme est entendu par le divin comme un enfant en bas âge, ainsi que l’enfant par l’homme.
(L’enfant en bas âge au sens où Freud parle de l’enfant au stade anal, qui veut tout retenir et ramener à soi, comme les endormis de la proposition précédente.)

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Ceux qui dorment sont ceux qui travaillent et coopèrent au monde comme il va.

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Le Poème de Parménide (fragments 9 à 16, ma traduction) Articuler sa pensée

Je terminerai ainsi ma traduction, du grec ancien, de ce fameux Poème.

 

9

Mais puisque toute chose a été nommée lumière et nuit,

et ce, d’après sa puissance en ceci ou en cela,

tout est à la fois plein de lumière et de nuit sans lumière,

l’une et l’autre égales puisque avec ni l’une ni l’autre il n’est rien.
10

Tu verras l’éther et la nature, et dans l’éther tous

les signes, et le pur et saint flambeau

du soleil à l’action invisible, et d’où ils proviennent ;

tu apprendras les périples de la lune circulaire

et sa nature, tu verras aussi le ciel qui entoure tout,

d’où il est né, et comment la Nécessité qui le conduit l’a obligé

à servir de terme aux astres.
11

Comment la terre, le soleil et la lune,

l’éther commun, la Voie Lactée, l’Olympe

ultime et l’âme ardente des astres, se sont élancés

dans le devenir.
12

Les lieux les plus étroits sont pleins d’un feu sans mélange,

les suivants sont pleins de nuit, puis vient le tour de la flamme.

Au milieu d’eux est la divinité qui tout gouverne.

Car elle préside au terrible enfantement et au coït,

envoyant la femelle se mêler au mâle et réciproquement,

le mâle à la femelle.
13

Oui, le tout premier de tous les dieux qu’elle médita, ce fut Éros.

 

14

Brillante dans la nuit, autour de la terre errante, lumière d’ailleurs.
15

Toujours jetant ses regards vers la lumière du jour.
15a

Dire la terre enracinée dans l’eau.
16

Comme chacun conduit le mélange de ses articulations si mobiles,

ainsi l’esprit se présente en l’homme. Car ce qui pense

en l’homme est de la nature de ses articulations,

pour tous et pour tout ; et l’entier est la pensée.

 

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Le Poème de Parménide (fragment 8, ma traduction). Le choix

Je continue ma traduction, du grec ancien, du Poème de Parménide qui nous enseigne que la voie de l’être réel est une voie de communion, tandis que l’illusion et le mortel vont avec la division. Cette partie du texte me rappelle notamment le verset du Trône (Coran 2, 255).

*

Seule reste donc la voie de ce message :

il y a quelque chose. Sur elle sont des signes

très nombreux que ce qui est, est inengendré et impérissable,

intègre en tous ses membres, sans tremblement ni fin,

et ne fut ni ne sera car il est tout entier en même temps au présent,

un, continu. Quelle génération lui chercherait-on ?

Où et d’où aurait-il grandi ? De ce qui n’est pas ? Non, je ne te laisserai

ni le dire ni le penser : on ne peut dire ni penser

qu’il est comme il n’est pas. Car alors, quelle nécessité l’aurait fait se lever,

après ou avant, s’il venait de rien, pour pousser ?

Ainsi faut-il qu’il soit là complètement, ou pas du tout.
Jamais non plus la force de la foi ne laissera, de ce qui n’est pas,

naître quelque chose de son côté. C’est pourquoi la Justice

ne l’a pas, relâchant ses entraves, laissé se produire ni périr,

mais l’empêche. Voici donc sur cette question quel est le choix :

il est ou il n’est pas. Eh bien le choix est fait, comme nécessaire,

entre d’un côté l’inepte et l’anonyme (car sans vérité

est cette voie) et de l’autre, ce qui est là et réel.

Mais comment ce qui est pourrait-il être après ? Comment se serait-il produit ?

S’il s’est produit, il n’est pas, et il n’est pas non plus s’il doit être un jour.

Ainsi s’éteint la production, et il n’est plus question de mort.

Il n’est pas non plus divisé, puisqu’il est tout entier identique.

Il n’y a rien de plus, ce qui lui ôterait sa cohésion,

ni rien de moins, car il est tout entier plein de ce qu’il est.

Tout y est communion, car ce qui est approche ce qui est.
D’autre part, immobile en des termes de hauts liens,

il est sans début et sans cesse, puisque naissance et mort

ont été déroutées tout au loin, repoussées par une foi vraie.

Lui-même en lui-même, subsistant par lui-même, stable

et solide, il demeure là-même. Car la robuste Nécessité

le garde accompli en ses liens, entouré et enclos,

la règle étant que ce qui est ne peut être inaccompli :

il est en effet sans manque ; s’il ne l’était pas, il manquerait de tout.
Le même est le fait de penser et ce pourquoi il y a de la pensée.

Car loin de ce qui est, en lequel elle s’est fait jour,

tu ne trouveras pas la pensée. Jamais en effet ne fut, n’est ni ne sera

quelque autre chose hors de ce qui est, puisque la Destinée l’a lié

afin qu’il soit entier et inviolable : en lui tout sera nom,

tout ce que les mortels ont posé, persuadés que c’était vrai :

naître et aussi mourir, être et aussi ne pas être,

changer de lieu en échangeant la surface brillante.
Et puisque la fin est dernière, il est accompli

de toutes parts, semblable à la masse d’une sphère bien circulaire,

de son milieu équidistant à tout ; car ni plus grand

ni plus petit il ne lui faut se trouver ici ou là.

Et il n’est rien qui pourrait le détourner d’atteindre

au commun, et ce qui est n’est pas non plus tel qu’il serait

ici beaucoup, là peu, car il est tout entier inviolable :

à lui-même égal de toutes parts, pareillement en ses termes il se rencontre.
Sur quoi, j’arrête pour toi la parole fiable et la pensée

autour de la vérité ; à partir d’ici, apprends les opinions

des mortels en écoutant l’ordre trompeur de mes dires.
Ils ont pris le parti de nommer deux formes

– dont l’une ne doit pas l’être – et c’est en quoi ils sont errants.

Ils ont opposé et séparé les corps, ils les ont étiquetés

à part les uns des autres : d’un côté le feu éthéré de la flamme,

doux, tout léger, en tout égal à lui-même,

mais non égal à l’autre forme ; d’un autre côté celle-ci,

en soi contraire, nuit sans savoir, corps épais, pesant.

Quant à moi, je vais te dire tout l’ordonnancement vraisemblable,

afin que la façon de voir des mortels jamais ne te dépasse.

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Le Poème de Parménide (fragments 2 à 7, ma traduction)

Fragment 1

2

Allons-y donc ! Moi je parle, et toi, écoute la parole et garde-la.

Quelles sont les seules voies de recherche pour la pensée ?

L’une, selon laquelle il y a quelque chose et il n’y a donc pas rien,

est un chemin convaincant : il suit la Vérité.

L’autre, selon laquelle il n’y a rien et il faut qu’il n’y ait rien,

celle-ci, je t’en avertis, est une sente absolument pas renseignée.

Car on ne peut ni connaître ce qui n’est pas -et par conséquent ne peut être accompli-,

ni l’énoncer.

3

… Le soi c’est de percevoir, de même que d’être.

4

Mais regarde en esprit ce qui est absent aussi solidement que ce qui est présent.

Car tu ne sépareras pas ce qui est de ce qu’il est,

afin qu’il ne se disperse en tout partout selon l’ordre des choses,

ni ne se condense.

5

Cela m’est commun,

d’où je commence ; car j’y retournerai de nouveau.

6

Il faut donc dire et penser ce que peut être ce qui est : car il est être,

alors que le rien n’est pas ; voilà ce que je t’exhorte à considérer.

C’est pourquoi tout d’abord je t’écarte de cette voie de recherche,

et ensuite, de la contrefaçon de voie que les mortels qui ne voient rien

se font, doubles têtes qu’ils sont. Car l’impuissance dans leurs

poitrines dirige leur esprit vacillant ; et ils se laissent porter,

sourds et tout autant aveugles, ébahis, masses confuses

pour qui se valent se trouver là et ne pas être, ceci

et son contraire : le chemin de tous revient en arrière.

7

Or jamais l’être ne pourra être soumis aux choses qui ne sont pas.

De ton côté donc, écarte ta pensée de cette voie de recherche.

Et que l’habitude si ancrée ne te fasse pas tomber malgré toi dans cette voie,

à agiter un œil sans vision, une oreille remplie de bruit,

et la langue ; mais distingue par la raison le si combatif argument

par moi avancé.

*

à suivre

Le Poème de Parménide (ma traduction, 1). À la vitesse de la lumière

1

Juments qui me portent jusqu’où je voulais aller, sur un souffle

envoyé ! M’ayant fait chevaucher dans la voie si parlante

du divin, qui en toute cité descend porter celui qui voit !

Par elle je fus porté, voie des juments si réfléchies,

tirant le char ! Et des jeunes filles en étaient guides.
Enflammé, l’axe jetait dans les moyeux son cri de flûte,

pressé qu’il était de part et d’autre entre les cercles

tournoyants, tandis qu’à toute vitesse les vierges du Soleil,

laissant derrière elles les constructions de la nuit, envoyaient

dans la lumière, repoussant des mains loin des têtes les voiles.
Là même sont les portes des chemins de Nuit et de Jour,

encadrées par-dessus, de part et d’autre et par un seuil de pierre,

éthérées, pleines, ô majestueuses entrées !

Et la Justice si exigeante en tient les clés de la rétribution.
Les jeunes filles, habiles aux doux langages,

la convainquirent avec sagesse de pousser, à tire d’ailes,

la barre chevillée aux portes. Une fois envolées

des battants, elles firent la béance et l’infini, les axes

si cuivrés s’enroulant en retour dans les écrous flûtés,

ajustés par chevilles et clous. Et c’est ainsi qu’à travers elles,

tout droit sur la grand route, les jeunes filles tiennent char et juments.
Quant à moi, la déesse m’accueillit de bon cœur, et prenant

dans sa main ma main droite, m’adressant la parole elle déclara :

ô jeune homme, compagnon d’immortels conducteurs,

qui avec ces juments qui te portent dans notre construction t’avances,

réjouis-toi ! Car ce n’est pas un mauvais destin qui t’a engagé à t’en aller

par cette voie – quoiqu’elle sorte du sentier battu des hommes -,

mais la Règle et la Justice. Et il te faut être instruit de tout,

aussi bien du cœur de la Vérité bien circulaire et sans tremblement,

que de l’opinion des mortels, en laquelle il n’est pas de vérité fiable.

Quoiqu’il en soit, tu apprendras aussi comment les apparences

doivent être en leur apparition, traversant tout via tout.

 

*

Une première étape dans mon essai de traduction de ce fameux poème du premier « philosophe de l’être », un Grec du VIe siècle avant notre ère. J’aurais beaucoup à commenter, mais pour l’instant je m’en abstiendrai. Ceux qui connaissent le texte verront les singularités de ma traduction, elles ne sont évidemment pas dues au hasard. Et bonne découverte à ceux qui ne le connaissent pas ! Bientôt la suite.

Apeiron, Mystère, Ghayb

rue, Patmos,

rue à Patmos, 2007

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Il y a deux façons de réfléchir un mot : d’après l’emploi qu’en fait tel ou tel auteur ; ou d’après le mot lui-même. Il en est de même pour les textes : on peut tenter de les comprendre en les recontextualisant, et c’est important. Mais il est aussi important de les comprendre dans l’absolu, en eux-mêmes. Le Logos est vivant, il a une histoire et un être propre, il parle de lui-même. Quand on approche les textes sacrés, il convient de considérer le contexte dans lesquels ils ont été écrits, afin de comprendre que leur sens peut en être affecté et doit donc toujours de nouveau être réévalué selon les contextes. Mais il est capital de pouvoir les lire aussi dans l’absolu, et de reconnaître leur sens immuable, valable au-delà de tout. J’ai fait cet exercice sur des versets de la Bible et du Coran. Même les plus controversés, les plus scandaleux et violents aux yeux de notre époque, s’éclairent ainsi et révèlent leur message de paix.

Si je considère en lui-même le mot grec apeiron, habituellement traduit par infini, et particulièrement associé à Anaximandre qui en fit le principe de sa philosophie, je le traduirai par : l’impercé. Sa racine, per, est en effet une racine capitale en indo-européen et en grec. Elle indique le perçage, la traversée, le passage (nous la retrouvons dans une multitude de mots français, entre autres). Apeiron est traduit par infini parce que cette racine a aussi donné un mot grec pour dire les limites : l’apeiron (avec un a privatif) est ce qui est sans limites dans le sens où il est trop vaste pour qu’on puisse le traverser. Mais le sens tout premier du mot, l’impercé, ou l’imperçable, va bien au-delà : ce qui n’est pas percé, c’est ce qui n’est pas compris par l’homme – comme, au prologue de l’évangile de Jean, il est dit que les hommes n’ont pas « saisi » la lumière. Dans le Coran, le mot Ghayb qui désigne l’invisible, le mystère, l’impercé, vient d’une racine qui exprime l’intervalle. Le ghayb est invisible parce qu’il est dans l’intervalle entre deux points de présence, dans l’espace et dans le temps. Dans la sourate Les Prophètes, Marie est appelée « celle qui a préservée sa fente » (v.91), d’après un mot arabe qui signifie aussi un espace entre deux – cet espace étant par ailleurs figuré par le voile tendu entre elle et le monde des hommes. Tout être qui est du monde de Dieu, comme Marie et comme les Prophètes, fait partie de l’« impercé ». Notre mot mystère vient de la racine grecque qui a donné aussi le mot mutisme, parce qu’elle signifie la fermeture (de la bouche) : Zacharie dans l’Évangile est frappé de mutisme après l’annonce de l’ange, comme Marie se tait dans le Coran après la naissance de Jésus, pour qu’il parle lui-même. Faire partie de l’impercé revient à pouvoir le traverser librement, et, de sa barque, à y inviter l’humanité.