acrylique sur Isorel 61,5×30,5 cm
Nelson Mandela, dit Jacques Derrida dans le hors-série de l’Humanité, « a écrit un très beau texte dans lequel il explique qu’il s’agissait pour lui non seulement de libérer son peuple de l’apartheid, mais qu’il s’agissait aussi d’en libérer les Blancs ; qu’il s’agissait, dans un processus de libération interminable, de libérer aussi les oppresseurs, dans la mesure où ceux-ci sont eux-mêmes asservis par leur propre idéologie, leurs propres intérêts. »
C’est exactement aussi mon enjeu, j’y pense très souvent et le temps qui passe ne fait que le révéler de façon toujours plus aiguë. J’ai pensé les Pèlerins d’Amour, dans Voyage, en grande partie pour travailler à l’entente entre les hommes de différentes religions. Je les ai pensés seule, et il n’a pas été difficile de fédérer sur cette idée, telle que je l’ai développée – même si ma position personnelle, vécue et dite dans Voyage, réellement inter-religieuse, n’est pas facilement acceptable. Cette entente ne sera pas facile à réaliser, mais ce n’est pas le plus difficile, car beaucoup, y compris parmi les chefs spirituels et politiques, la souhaitent. Le plus difficile, ces années qui passent sans que rien ne se passe parce que je ne veux pas travailler dans des conditions inéquitables, ces années de paralysie où l’ « on » compte sur le mensonge et l’oppression, dont l’empêchement de publier, pour me faire céder, ces années prouvent que le plus difficile est de faire prendre conscience aux hommes en question qu’ils doivent d’abord être eux-mêmes libérés, avant de pouvoir songer à participer à la mise en œuvre d’une action de libération réelle. Libérés de leur propre système de domination.
Le plus difficile est de libérer les dominants de leur domination, plus forte qu’eux. Domination sociale des « dirigeants » sur ceux qu’ils estiment devoir « diriger », et, particulièrement sensible aussi dans notre cas, domination sociale des hommes sur les femmes, en particulier dans l’ancienne génération et chez les religieux – « Nous nous attaquerons au sexisme et au racisme », a dit Mandela dans son premier discours de président – et il a insisté un peu plus loin en s’engageant à libérer le peuple de « la discrimination liée au sexe ou à toute autre discrimination » puis à conduire le pays « hors de la vallée des ténèbres » « en tant que premier président d’un gouvernement uni, démocratique, non racial et non sexiste ». Hors de cette domination à laquelle ils tiennent de façon panique, comme l’enfant accroché aux jambes de ses parents. Mais moi je veux des hommes libres, et je ne traiterai et ne vivrai que comme je vis, en homme libre. Pour beaucoup il est trop tard, mais d’autres sont là et d’autres arrivent.
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À mon seul désir montre une pluie d’or sur la tente qui me rappelle le chantepleure, ce charmant ancêtre de l’arrosoir ; la coiffure de la dame ressemble à une auréole, sa tête est penchée comme celle d’une Vierge à l’enfant. Les scolastiques considéraient qu’il existe cinq sens « externes » et un « interne » : le sixième sens était celui du Cœur et de l’Entendement, qui permet à l’homme de garder l’âme pure de tout péché.
Si le thème de la dame à la licorne servait fréquemment au Moyen Âge d’allégorie de l’incarnation (dans l’enceinte d’un hortus conclusus, une jeune femme, un livre ouvert à la main gauche, tient dans sa main droite la corne de la licorne réfugiée dans son giron, tandis qu’un chasseur en profite pour lui percer le flanc), l’imagerie du jardin courtois dérivait bien de celle du jardin céleste.
Sur cette île bleue, foisonnante de fleurs et balancée, suspendue, plus ou moins basculée en avant dans un univers rouge habité d’animaux, d’oiseaux et de ramures fleuries qui lévitent aussi, là est l’amour humain, mi-céleste, mi-terrestre.
Légèreté, grâce de la jeune femme comme de la composition, rythmée par des lignes de fuite discrètement ascensionnelles, perspectives soulignées par des jeux de verticales et d’obliques qui créent un profond sentiment d’équilibre et de sérénité, gamme de tons finement dégradés, corps voluptueux de la licorne, blanc, charnel, élévation des arbres, des lances, de la corne dont la torsade donne l’idée d’une spirale délicate et infinie… Sublimation de la chair, innocence animale, force évidente de la pureté symbolisée par la licorne aussi bien que par la dame… Féerie de la faune et de la flore… Je pense à Rimbaud : « Des fleurs magiques bourdonnaient. Des bêtes fabuleuses circulaient… » Jeunes félins, renard, loup, lapins, singes, faucon, héron, perdrix… Et les matières, soies, velours, brocarts, broderies, pierreries, perles, chevelures… « Je vous indiquerai les richesses inouïes… » Chaque élément apparaît comme l’un des termes d’une langue enchanteresse, mystérieuse et immédiate, une langue sensible, un alphabet secret, un jeu de caresses très délicieuses, qui touche l’âme d’une harmonie parfaite.
Puissante mais douce, à mille lieues du stéréotype d’une féminité fatale et terrifante, la Dame semble pourtant déranger autant qu’elle fascine.
« Pour atteindre la réalisation du Soi, vous ne devez renoncer à rien mais seulement percevoir l’âme en tout », dit un sage hindou. Âme, seul désir, pourrait dire la langue des oiseaux. Scintilla stellaris essentia, l’âme est une étincelle de la substance des astres, dit le mathématicien et astronome grec Hipparque, inventeur de la trigonométrie. Acies mentis… C’est à « la fine pointe de l’âme » que se fait le contact avec l’absolu. Si les cinq tapisseries tracent un chemin en forme de marelle, la sixième bien entendu figure le Paradis.
Imaginons qu’à la case dite de L’Odorat, la dame, encore prise dans une sorte de sommeil spirituel, sente, de ce sens le plus primitif, venir quelque chose. Mise en appétit, sens en éveil, elle s’essaie au Goût. Ayant goûté, son entendement s’affine, elle peut jouer et interpréter : nous en sommes à L’Ouïe (et il ne faut pas, comme dit Rimbaud que « la musique savante manque à notre désir »). Maintenant qu’elle a appris non seulement à percevoir des langages mais aussi à en émettre, il lui devient loisible de saisir la réalité qui l’entoure : nous voici au Toucher, qui la représente tenant d’une main une lance, de l’autre la corne de la licorne, symboles de deux mondes différents, temporel et amoureux-spirituel, auxquels elle a désormais accès.
Tenir d’un geste caressant la corne dressée et d’une main ferme la hampe aux armoiries, c’est aussi rendre hommage aux valeurs viriles, toujours dans l’équilibre de deux registres, et s’en rendre maîtresse en toute féminité, sans violence ni domination. Enfin c’est se saisir soi-même, condition essentielle pour accéder à l’amour réel : ainsi dans La Vue, la jeune femme, capable de vision, peut-elle offrir à la licorne, son divin amant dénudé, l’image qu’elle lui renvoie.
Une fois accompli ce geste par lequel elle révèle l’amour à lui-même dans sa plus riche dimension, cette tente aux larmes-flammes d’or, ce simple et somptueux pavillon aux tentures entrouvertes comme une entrée royale autour de son corps, où elle va pouvoir se retirer… La peau interne du dais est couleur chair, c’est en son corps même qu’après une expérience savante des cinq sens externes la femme va s’isoler (île et isolé sont un même mot, et si l’île est présente sur chaque panneau, la voici maintenant signifiée par l’adjectif « seul » de À mon seul désir) pour connaître son sens interne et en jouir. Palais privé, royaume des cieux, royaume de l’âme, royaume de la langue, puisqu’à son fronton pour la première fois apparaît l’écrit, rayonnant de sens et de mystère. C’est dans « la petite flamme de l’âme », scintilla animae, dit Maître Eckhart, que Dieu naît en l’homme. Finalement je vois que sur la moire bleue les larmes qui coulent se sont transformées en petites flammes qui montent. « La première grâce consiste en un certain flux, sortant de Dieu. La seconde en un certain reflux ou retour en Dieu lui-même. »
Trois fois isolée, sur son île, dans sa tente, et par l’inscription « seul » qui la domine, la dame goûtera-t-elle une joie parfaite en son retrait ? Emportera-t-elle avec elle son désir, ce mot qui est au Moyen Âge encore proche de son sens latin : regretter l’absence de… ? Emportera-t-elle avec elle son désir et sa mélancolie, regrettera-t-elle l’usage enchanté de ses sens extérieurs ? Ou bien trouvera-t-elle en son pavillon clos la clé d’une ascension libératrice ?
« Sur les passerelles de l’abîme l’ardeur du ciel pavoise les mâts… » « La Reine, écrit encore Rimbaud, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons. » Mais je suis la reine, et je sais.
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Arthur Rimbaud par Ernest Pignon-Ernest
Texte : passages de mon livre La chasse amoureuse (éd Robert Laffont, 2004 – je vais tâcher de le réviser pour le reproposer bientôt ici en édition numérique, si du moins j’arrive à récupérer le fichier – ce matin j’ai dû retranscrire tout ce texte d’après l’imprimé).
Les tapisseries étaient parties depuis plusieurs mois au Japon où elles ont eu un beau succès, elles seront de nouveau visibles à partir du 18 décembre 2013 au musée, dans une nouvelle présentation.
(cliquer pour voir en grand)
Tout à l’heure j’ai acheté le hors-série de l’Humanité sur Nelson Mandela. Un numéro très riche en témoignages, que je n’ai pas encore eu le temps de lire. L’une des belles photos de jeunesse, en habit traditionnel, d’après lesquelles je l’ai peint, s’y trouve. Et surtout je désirais avoir le dessin qu’a fait de lui Ernest Pignon-Ernest spécialement pour ce numéro. J’avais déjà mis du scotch aux deux coins supérieurs quand j’ai songé, avant de l’accrocher au mur, à le photographier pour vous en faire profiter.
Comme vient le temps des cadeaux, j’ai aussi mis à jour ma page dessins, en donnant à chacun un titre et un (petit) prix, comme je l’avais fait pour la page peintures.
Et demain, comme je l’ai fait aujourd’hui, je vais à la poste envoyer Voyage à qui l’a acheté. Salut et bonne lecture !