Le début du monde

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C’est tout de même merveilleux, disait Van Gogh, que Noël tombe en hiver.

Rien ne peut détruire la joie profonde. Elle repose au fond de l’être comme une baleine blanche dans l’océan, et souvent elle jaillit, inspire et expire dans le ciel, avant de retourner chanter et tracer la route dans l’eau avec son baleineau, et tous les troupeaux de cétacés, de poissons, de crustacés, d’algues, toute la vie puissante et infinie qui circule au sein de l’océan qu’elle habite, avec ses bateaux ivres aussi, ses vaisseaux fantômes, ses épaves aux trésors où nagent droit d’élégants hippocampes, ses ordinaires paquebots pleins d’ordinaires voyageurs, ses courses de voiliers, et sur ses rives ses baigneurs qu’elle berce et fait jouir avant de les rendre, lavés, à la terre.

Revenant de dehors, le corps bienheureux de l’air frais et humide, je parcours mes manuscrits en cours, j’y vois la vie, la beauté, le présent en marche. Le début du monde est là.

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Une histoire de rééducation et de neutralisation des marginaux

pc-re-education-camp*

Quand j’étais bénévole dans une petite association paroissiale qui accueillait des personnes sans abri, j’ai proposé au président de l’association d’y faire un atelier d’écriture. Je me sentais très proche des personnes qui venaient là, et je savais qu’elles avaient beaucoup à dire, et que cela ferait grand bien d’aller chercher les mots tout au fond, pour le dire. J’étais allée un soir chez les Compagnons de la Nuit, où ont lieu régulièrement des ateliers d’écriture pour les sans-abri ou autres personnes du quartier désireuses d’y participer. Ce fut une expérience extrêmement simple et extrêmement forte – je l’ai racontée dans Voyage. J’aurais pu faire quelque chose de semblable dans notre association.

Mais au lieu de me laisser faire à ma façon, le président de l’association contacta un animateur d’atelier d’écriture – un gars qui n’était pas écrivain, donc ignorait le travail de profondeur de l’écriture, et ne connaissait pas les sans-abri. Il vint avec son petit attirail, ses petits jeux pour employés de bureau ou autres bobos en mal de « créativité ». Quelques jours après, je dus quitter l’association, parce qu’il s’avéra que, comme ailleurs, j’y étais trahie au profit d’un harceleur qui me poursuit partout en utilisant les autres. C’était il y a quatre ans à peu près.

Hier j’ai reçu le bulletin de l’association, avec l’appel aux dons. J’ai vu ce qu’ils font maintenant. Ils ont emmené les sans-abri en pèlerinage au Mont Saint-Michel, et à Rome voir le pape. Ils les emmènent voir des expositions, ou au théâtre. Les gars se laissent trimballer, du moins certains. J’imagine bien que certains autres ne marchent pas là-dedans. La société du spectacle. L’argent utilisé pour la vitrine. Tout dans la surface, l’apparence, le divertissement. Spiritualité et culture en mode consommation. Ils publient un recueil de poèmes de l’un des « accueillis », préfacé par un grand nom. Un « accueilli » que je connais, c’est moi qui avais remarqué l’intérêt de ses textes lors de l’atelier d’écriture chez les Compagnons de la Nuit, où il se trouvait aussi – et l’avais dit dans Voyage. Mais pourquoi publier lui plutôt qu’un autre ? Pourquoi, sinon pour la vitrine ? Pour éviter de faire le travail de fond qui aurait pu être fait avec chacun et tous, au bénéfice profond de chacun et tous ?

Une telle entreprise me rappelle l’analyse de Muray dans Festivus Festivus : « lorsqu’elle est au pouvoir, la crée, elle, sa clientèle, l’invente, la fabrique en vidant les individus de toute possibilité d’initiative personnelle, comme on sectionne les nerfs d’un animal de laboratoire, et en les rendant ainsi absolument dépendants d’elle, jusques et y compris pour les gestes les plus simples, et cela probablement sans retour. » Ou encore, dans L’Empire du bien : « Ce Bien réchauffé, ce Bien en revival que j’évoque est un peu à l’ « Être infiniment bon » de la théologie ce qu’un quartier réhabilité est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’« espace arboré » à de bons vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature. »

Les guides spirituels véritables (ils sont rares) font augmenter la liberté de l’homme. Les faux guides (ils sont légion) réduisent la liberté de l’homme. Je dis qu’infantiliser des hommes en les embarquant dans des « activités » « créatives » ou récréatives, comme on dit dans les clubs de vacances, et en les prenant en charge à condition qu’ils suivent docilement, c’est les faire reculer dans leur dignité et dans leur liberté, en même temps que se servir d’eux « pour la bonne cause ». Ces hommes qui connaissent la rue, l’exclusion, la marginalité, la nécessité de survivre, possèdent une expérience et un savoir qui dépassent infiniment le fait d’aller voir les sculptures de Niki de Saint Phalle au Centre Pompidou ou le pape sur la place Saint-Pierre. Or, prétendre leur apporter la culture et la religion sur un plateau, c’est idolâtrer la culture et la religion et surtout, leur laver le cerveau. À quand les camps de rééducation soft pour tous les sans-abri, pour les Roms, pour les étrangers, pour les marginaux, pour les artistes, pour tous ceux qui n’avaient pas vocation à rentrer dans le rang, à devenir de gentils toutous entre les mains de gentils animateurs ?

« Le spectacle, écrit Guy Debord (dont je ne suis pas plus inconditionnelle que de Muray ou de n’importe quel autre auteur, mais dont la pensée vaut aussi d’être (re)lue, surtout en ces temps de falsification de la pensée), est… l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence. (…) Le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. »

Certes j’ai toujours su ce que je faisais en refusant de laisser les mêmes personnes, ou des personnes animées d’un même esprit, mettre la main sur Voyage et sur mes Pèlerins d’Amour. Le résultat eût été le même : affadissement, récupération, dé-signification totale. Tout cela est infiniment triste. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’ils n’auront pas tout le monde. Loin de là.

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Aube

Alors qu’il fait encore nuit, immobile les yeux ouverts dans l’ombre je regarde une étoile sur les toits, une planète suspendue au-dessus des cheminées.

La dernière étoile disparaît, j’ouvre la fenêtre et j’entends la cloche de l’église sonner. « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant », dit Rimbaud.

J’ouvre Google Actualités, je lis : « La bourse de Paris finit dans l’allégresse ». Le corps hésite entre aller vomir ou aller se recoucher.

Où se trouve l’argent, se trouvent ses esclaves. Ceux qui en jouissent, par leur train de vie ou dans leur for intérieur, lui appartiennent. C’est lui qui détermine leur conduite et leurs choix politiques, même quand il n’y paraît pas. Et ceux qui parmi eux croient prier Dieu vénèrent en fait le diable.

Longtemps j’ai espéré, afin de protéger l’ordre du cosmos, que les corps des méchants ne mourraient pas tant que leurs iniquités n’auraient pas pris fin, tant que la vérité ne serait pas rétablie. Puis j’ai admis que leur duplicité, leur lâcheté, leur perversité, ne cesseraient de plomber le monde qu’avec la disparition des corps et âmes dont elles avaient pris possession. Confiance, le temps fait et fera son œuvre. « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant ». La fin du monde est la fin de la domination du monde, à savoir de la société et de l’argent, sur l’humanité.

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Apparitions, disparitions

de la caverne au miroir,*

Le facteur passe : je reçois la « gazette » de l’association où je fus bénévole, et je vois que l’un des « sans-abri », dont j’ai mentionné le talent de poète dans Voyage, a publié un recueil. Je reçois aussi l’un de mes manuscrits, qui m’est retourné par une maison d’édition : plus personne ne veut publier ce que j’écris. N’est-ce pas intéressant ?

Je vois aussi que n’apparaissent plus, sur les photos de la gazette, certaines personnes.

« Penses-tu que les gens de la Caverne et d´ar-Raqim ont constitué une chose extraordinaire d´entre Nos prodiges ? »
Coran 18, 9 (sourate Al-Kahf, La Caverne)

Que signifie ar-Raqim ?
La réponse est la question.

Raqim signifie écriture, chiffre, livre, tablette. Mais ce pourrait être aussi le nom d’un lieu en montagne.

De même que, dans cette sourate, le Coran ne veut pas qu’on sache combien étaient les Dormants, ni combien de temps ils dormirent, Raqim doit garder plusieurs possibles.

Le Coran parle comme la physique quantique. Ou comme le jeu de Go. Il est ouvert par L’Ouvrante (Al-Fatiha) et continue à former des espaces par le principe de l’ouverture. Ou plutôt des espaces clos, comme la Caverne, fermée par un chien, susceptibles de s’ouvrir : ce qui en sort n’y est plus, tout en y étant encore, d’une façon ou d’une autre – cela peut avoir l’air d’une défaite, mais tout l’intérêt est là : être ailleurs.

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À la Pitié-Salpêtrière

le crane du conducteur,

Le crâne du conducteur, acrylique et fil électrique sur bois

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L’horloge de la chapelle indiquait 10h33, j’avais trois minutes de retard. Il faisait gris et froid, c’était bon de marcher vite, d’avoir remonté tout le boulevard d’un bon pas, faisant courir et chauffer le sang. O et moi avons traversé le jardin de la hauteur, désert par ce temps. De l’autre côté, nous sommes entrés directement dans le sous-sol du pavillon où j’avais rendez-vous. En fait nous avons dû patienter une bonne heure, au moins, assis dans la salle d’attente parmi des femmes, et dans les allées et venues du personnel hospitalier et de temps en temps des brancards, poussés avec leur chargement humain dans une salle ou une autre par les grandes portes. Dès le début, comme il passait au bureau où je m’enregistrais, j’avais repéré à son badge le chirurgien avec qui j’avais rendez-vous. Je le voyais encore de temps en temps sortir de son cabinet, ou y rentrer, mais pour s’occuper de quelqu’un d’autre puisque je n’étais pas encore appelée. « C’est Kafka à l’hôpital », ai-je dit en riant à O. Et nous avons parlé de sa parabole sur la Loi, avec l’homme qui attend toute sa vie devant la porte, et aussi d’un texte de Jacques Lacarrière où il raconte que Yunus Emré, s’étant sur son chemin arrêté chez un maître soufi, y fut laissé à la porte trois nuits durant, pour éprouver sa patience, avant d’être admis à passer quelque temps dans la confrérie, une sorte de monastère dans le désert.

Je regardais toutes ces femmes en attente, très paisibles, et toute l’agitation de l’hôpital, paisible aussi, et je trouvais toutes ces personnes très belles, j’aurais aimé faire des photographies. O m’a fait remarquer que les bruits de glissements des brancards et les bruits de pas sur le sol lisse rappelaient la façon dont Jacques Tati avait traité les sons dans Playtime ou dans Mon oncle. C’était un bon moment.

Finalement, le chirurgien m’a appelée, par la petite porte, celle des debouts. Je l’ai regardé scruter les mammographies, les anciennes et les dernières. Il m’a demandé ce que m’avait dit le médecin, sans doute voulait-il savoir s’il devait m’annoncer que la tumeur était cancéreuse, ou si c’était déjà fait. Il y a une semaine, le médecin m’avait dit seulement : « il y a une anomalie », et j’avais compris qu’il évitait de prononcer le mot cancer. Je l’avais donc prononcé moi-même et il avait acquiescé. Devant le chirurgien, j’ai recommencé, il a seulement eu à acquiescer lui aussi. Je n’ai pas peur et c’est tellement mieux quand tout est clair. La petite tumeur sera retirée de mon sein dans deux semaines, ensuite il y aura un mois de radiothérapie, et cela devrait aller. Il est possible qu’une autre intervention ou que d’autres soins s’avèrent nécessaires, nous verrons bien. C’est une chance de vivre dans un pays où tout le monde peut se faire soigner. N’oublions jamais toutes les chances que nous avons. Même la maladie peut être une chance, une chance d’expérience.

Je viens de commencer à écrire ma prochaine pièce de théâtre, sur la lancée de la petite pièce que j’ai écrite la semaine dernière. C’est beau d’avancer.