Nuit Debout et la menace du reptile néofasciste

Je poursuis ma réflexion autour de Nuit Debout

facho*

Le fascisme est aujourd’hui comme le diable selon Baudelaire : il ruse en essayant de faire croire qu’il n’existe pas. Ou du moins qu’il n’existe plus, ou qu’il n’existe pas là où ceux qui ont du nez le sentent exister. Car le fascisme pue. La merde brune a l’odeur de l’argent – que certains croient sans odeur – et réciproquement. Elle est attachée aux ambivalences du stade anal, avec ses envies de rétention paranoïaque, d’expulsion sadique de ce qui peut être perçu comme corps étranger (le fœtus dans mon livre Poupée, anale nationale), de névrose obsessionnelle autour de la saleté et de la propreté, conduisant à considérer l’autre comme sale, et son propre territoire comme… propre, ou à nettoyer de la saleté qu’est l’autre, racisé et sexisé.

La non-résolution du stade anal ou la régression au stade anal conduisent au racisme et au sexisme. Il faut d’ailleurs parler du sexisme en premier, car l’humanité est sexuée partout (sauf là où la femme est exclue, car considérée comme trop impure, trop sale – et les hommes se rabattent alors sur des enfants, ou sur des prostituées qui leur permettent de réduire leur angoisse à la question de l’argent).

Le fascisme est un phénomène historique, il ne se répétera pas à l’identique. Mais une grande partie de ce qui l’a produit existe toujours, et continue à œuvrer sous différentes formes, souvent qualifiées de néofascismes, et dans différents esprits – d’où l’adjectif courant de facho, qui est l’équivalent familier de néofasciste ou fascisant.

Le fascisme s’est réalisé en Italie sous Mussolini. Outre l’origine de son nom, il est aisé de lui voir des racines dans la Rome antique, avec son césarisme, ses jeux du cirque, son goût de l’apparat et du spectaculaire si proches du fascisme rampant de nos actuelles sociétés de consommation et de communication. Mais c’est le catholicisme, lui aussi césarien et spectaculaire, qui par dévoiement en a fait une machine nihiliste totale, en lui donnant une possibilité d’ancrage plus profond : le dogme de la Trinité. Le Père, le Fils et le Saint Esprit, trois personnes qui n’en font qu’une : voilà déjà de quoi mettre en place un totalitarisme (illustré notamment par le goût de l’uniforme rigide – armée, police, scouts, clergé…) Et tous les éléments du fascisme s’y trouvent en germe. Le Père figure le nationalisme, via le patriotisme, le patriarcat et le sens de la lignée qu’il sous-tend. Le Fils, sacrifié par la volonté du père et soumis à cette volonté, figure l’autoritarisme (également présent dans le système hiérarchique de l’Église) qui s’autorise tous les abus, spirituels et physiques, y compris le droit d’infliger persécution, supplice et mort à l’innocent. Et le Saint Esprit, agent de circulation, de rapport entre les personnes, se trouve logiquement figurer dans ce contexte d’abus et de négation de la valeur humaine, l’argent, fausse valeur de remplacement au nom de laquelle les échanges se font. Corporatisme, racisme et sexisme dérivent aussi de la valeur patriarcale (et menacent toutes les sociétés patriarcales), au sens où cette dernière définit des tribus, sépare les humains selon leur gens et leur genre.

Si le néofascisme tend à se nier, comme le diable selon Baudelaire qui devait savoir de quoi il parlait, l’expression qui le révèle aujourd’hui est le racisme (voir par exemple Pegida). La soumission au capitalisme est une condition originelle du fascisme, et elle est parvenue aujourd’hui à un degré extrême, dans quasiment toutes les sociétés. Dans ce système où les figures de la mauvaise trinité sont en effet indissociables, le racisme (et le corporatisme ou le règne des lobbies) est le signe du fascisme enfoui, plus ou moins conscient, dans les esprits, et qu’une situation historique propice peut faire surgir des sous-sols aussi rapidement qu’un temps de pluie peut faire déborder les égouts. Ici et là le retour du refoulé fait signe : une ministre parle de « nègres », un académicien notoirement raciste se lâche une fois de plus et régresse au « gnagnagnagna », les adversaires du mouvement Nuit Debout inondent les réseaux sociaux de leurs accusations de crasse et de saleté. Et la plupart des médias, prenant le parti des notables contre ceux des citoyens qui veulent exercer leur citoyenneté, enjoignent ces derniers d’accueillir en leur sein le reptile. Le reptile ayant avec lui les pouvoirs médiatiques et politiques (les uns et les autres possédés par la finance et payant des gens qui n’ont pas envie de perdre ni leur place ni leur manne), se soumettre à cette injonction, laisser entrer le reptile dans la place, dans le jardin, serait se laisser avaler par lui.

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Nuit Debout, face au jour

Je poursuis ma réflexion autour de Nuit Debout

visitation du jeune homme de caillebotte,*

Blaise Pascal a la gueule de bois. De quoi ? De la fête de l’esprit que fut le siècle précédant le sien. Les univers physiques et métaphysiques ont perdu leurs frontières rassurantes. Notre homme a le mal de mer comme un terrien inexpérimenté embarqué malgré lui à bord d’une caravelle partie vers l’inconnu. Depuis Copernic, l’homme et la Terre ont perdu leur statut de centre du monde. Depuis Luther et Calvin, l’Église a aussi perdu sa centralité et même à l’intérieur du catholicisme la foi hésite, notamment avec la scission du jansénisme dont Pascal lui-même est proche (et il en vient à conseiller de parier). La science qu’il pratique contribue à remettre en question les certitudes anciennes, déjà mises à mal sur le plan humain par les introspections de Montaigne et sa pratique du doute. Sur le plan politique, la monarchie est menacée par différents groupes de pression, parlements provinciaux et parisiens, protestants, Grands qui contestent son désir de centralisation et de souveraineté sans partage. Cette instabilité générale sera endiguée par le Roi-Soleil, mais un symbole ne suffit pas à faire le beau temps (malhonnête, il provoque même souvent l’inverse) et le malaise de Pascal perdurera jusqu’à la nausée de Sartre et au-delà.

« Abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie… » Tout Pascal est là, et il est toujours là. Le centralisme politique qui accompagne le développement du capitalisme ne suffit pas à conjurer l’angoisse de l’homme face à son décentrement dans l’univers. Cet effroi entré dans son cœur avec la Renaissance n’en est toujours pas sorti. Les découvertes d’Einstein et de la physique quantique l’ont même aggravé : depuis elles, l’instabilité s’ajoute à l’incertitude. Beaucoup essaient d’y échapper en s’accrochant à des systèmes politiques, spirituels, intellectuels, anciens, placés comme des tentures noires entre eux et l’abîme tant redouté du réel. Les temps médiévaux hantés par l’idée de fin du monde portaient moins d’épouvante secrète que les temps modernes face au « silence éternel de ces espaces infinis » qui persuade Pascal que l’homme ne peut trouver « que misère et mort ».

La succession des générations est l’instrument de l’homme pour réaliser ce qu’il a dans la tête : ce fut, parallèlement et conformément à l’industrialisation capitaliste, un développement effroyable en effet de la misère et de la mort. Au dix-neuvième siècle un poète, Edgar Poe, comprend avant les scientifiques pourquoi la nuit est noire, malgré une infinité d’étoiles. Au siècle suivant un artiste, Alain Resnais, constate l’inflation de l’horreur : il l’appelle Nuit et brouillard.

Fascisme et nazisme sont des phénomènes circonscrits dans l’histoire et qui ne peuvent se répéter à l’identique, pas plus que d’autres systèmes nihilistes attachés à des personnalités et à des circonstances particulières, tels le stalinisme ou le maoïsme. Il existe des néofascismes, mais comme l’écrit Pierre Milza, le fascisme appartient au passé. On peut en conclure que le qualificatif de fasciste ou de facho, couramment employé, dénonce en fait une nécrose de l’esprit. Est perçu comme fasciste aujourd’hui celui qui n’a pas dépassé le passé auquel le fascisme appartient, celui dont la structure mentale est toujours régie par l’achèvement de l’effroi pascalien, parvenu au point où seule une envie de frontières, de règles, d’exclusions, et d’une terreur pour les faire tenir, paraît pouvoir rassurer contre « l’infinie immensité des espaces » mentaux et des possibilités de l’humain.

C’est de cet aveuglement volontaire, de cette confusion qui s’ignore, de cette nuit et de ce brouillard qui enveloppent le monde comme une couche de pollution, que se relèvent les femmes et les hommes du mouvement Nuit Debout, brisant et réinventant (comme d’autres avant eux) la notion dévoyée d’espace public, passant les murailles que, par peur des étoiles, les hommes ont élevées entre elles et eux.

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Le Jardin alpin du Jardin des Plantes et son antique pistachier

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jardin des plantes3Et voici le doyen des arbres du jardin, planté vers 1700. C est aussi l’arbre qui a permis de découvrir la sexualité des plantes, comme expliqué ici. Unique, donc ! Il est toujours vivant et debout, aujourd’hui on passe ou on s’assoit dessous

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Encore un tour dans ce magnifique jardin alpin où l’on voyage de montagne en montagne. Je l’ai déjà souvent photographié, et même ces jours-ci, mais je ne m’en lasse pas plus que de m’y promenerjardin des plantes6

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jardin des plantes2aujourd’hui à Paris, après le travail à la bibliothèque… photos Alina Reyes

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Les nouveaux loups des Nuits Debout

Cet article doit paraître bientôt dans Libé, en ligne puis dans le journal papier. Vous en avez la primeur ici !

loup blanc loup noir,*

L’invention de l’imprimerie se situe au début d’un changement d’ère, de civilisation. D’un passage, sur les plans spirituel et intellectuel, du mystère au rationalisme, et sur le plan politique, du féodalisme au capitalisme. Bien entendu il faut un certain temps pour que le passage s’accomplisse, et des éléments des ères anciennes continuent à œuvrer à travers les civilisations successives, de façons différentes. Ainsi l’invention d’Internet est-elle en train d’accompagner la fin de l’ère rationaliste (depuis longtemps dépassée par la physique quantique) et capitaliste, et la fin des hiérarchies, différemment organisées, qui lui restent du féodalisme.

Les hiérarchies de pouvoirs politiques et spirituels/intellectuels apparaissent partout considérablement dégradées. Elles n’ont plus lieu d’être, et vont devoir finir de s’effacer des lieux qu’elles occupent encore indûment. Cela dans une durée historique dépassant celle des individus mais assez dynamique pour que sa marche se laisse voir à travers quelques générations.

Tel est le sens des divers mouvements d’occupation des places par la pointe des peuples à travers le monde. Ils signifient que les légitimités sont en train de changer. Ceux qui habitent vraiment (poétiquement, dirait Hölderlin) le monde aujourd’hui ne sont pas ceux qui se contentent de le faire tourner comme il est, en cercle vicieux, souvent par la vieille ruse exprimée dans Le Guépard qui consiste à faire que « tout change, pour que tout reste comme c’est ». Ruse d’autant plus facile à appliquer dans un univers de communication, de plans com où le changement des apparences est censé constituer un leurre suffisant – il l’est en grande partie, mais l’imposture ne fonctionne pas pour cette fine pointe des peuples qui se charge elle-même de réinventer la vie depuis des années. C’est à elle que le monde est : non pas comme possession, mais comme essence et existence, comme rapport vrai, libre.

Quelle est-elle donc, cette fine pointe des peuples ? Les Nuits Debout à l’œuvre en ce moment ne viennent pas de nulle part, ni des discours ou œuvres de tel intellectuel ou de tel artiste. Ceux qui sont à la pointe à l’heure de ce changement d’ère ne viennent ni des élites politiques ni des élites intellectuelles, artistiques ou spirituelles couplées aux puissances du commerce et de l’argent, comme ce fut le cas à partir de la Renaissance. Nous ne sommes pas à l’heure d’une nouvelle Renaissance, ce qui se passe se passe tout autrement et ce qui vient est tout autre. Les pouvoirs politiques et les puissances de l’argent se sont considérablement dévalorisées [j’accorde volontairement avec le sujet le plus proche, plutôt qu’automatiquement au masculin, selon la vieille règle], elles sont vues au mieux comme impuissantes, au pire et le plus souvent comme agressives et liberticides, destructrices, morbides, nihilistes. Ceux qui œuvrent à les renverser et surtout à les remplacer, en mettant en place au sein de ce monde que les élites croient posséder des structures de vie et des structures mentales alternatives, ne peuvent être les élites intellectuelles et artistiques ni les institutions spirituelles. Car elles n’ont de visibilité et d’audience qu’en collaborant avec les pouvoirs politiques et financiers qui récupèrent et neutralisent même les œuvres ou les pensées « subversives ».

La fine pointe des peuples est constituée de tous les individus qui s’inventent des vies non subordonnées aux systèmes moribonds autant que violents, et de tous les groupements libres d’individus, tous les mouvements qui fonctionnent selon d’autres rapports sociaux, excluant les différentes formes de domination qui servent de piliers aux systèmes archaïques recomposés avec le capitalisme, lui-même en voie de décomposition. Qu’il s’agisse de planter des légumes dans l’espace public ou de libérer la parole sur Internet et sur les places des villes, la culture du partage est en train de commencer à supplanter celle de l’exploitation de l’homme (et de la femme, et de la nature) par l’homme, en même temps que son alternative elle aussi dépassée, la dite dictature du prolétariat.

Intellectuels et artistes ne peuvent au mieux qu’accompagner cette fine pointe des peuples initiante, en individus et citoyens comme les autres et non surplombants ni guidants. Ce nouveau monde en gestation vient d’en bas, c’est-à-dire en vérité d’en haut. Car c’est un monde où les valeurs s’inversent. Les élites à l’ancienne, aliénées délibérément ou malgré elles à l’ère finissante, ont au moins un pied dans la tombe. Tandis que celles et ceux qui ont rompu les chaînes qui assurent le confort comme celles du chien dans la fable de La Fontaine, ces nouveaux loups (peu carnassiers, voire végétariens) qui interrogent l’animal social attaché, incarnent la véritable altitude, l’aspiration à la vérité vécue et à la liberté.

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