Ce n’est qu’un début, continuons la recherche

l’œil de la grenouille, photo Alina Reyes

l’œil de la grenouille, photo Alina Reyes

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Ma recherche ne va pas s’arrêter une fois ma thèse soutenue. J’ai ouvert un champ immense et lumineux qui reste à explorer, un nouvel univers qui est pourtant le même et unique univers où nous vivons. Universus signifie intégral. Signifie aux racines : « un qui est fait tourner », « un qui est fait tomber, qui est répandu ». L’univers est cet ensemble d’univers qui est déversé en tournant. Comme ma thèse.

C’est par cette adhérence à ce qui est que je trouve. (Adhérence (cf Coran) que j’ai commentée théologiquement naguère ; nous sommes toujours dans la même chose, il n’y en a qu’une, dans sa multiplicité). Je trouve soudain, mais ensuite je dois chercher. Il y a quelque temps, en réfléchissant aux nombres premiers, j’ai trouvé quelque chose d’énorme. Mais je ne peux pas le dire tant que je n’ai pas cherché, à partir de ce que j’ai trouvé, comment le montrer, comment, au moins, en donner un indice probant. Car ce n’est pas à moi-même que je dois adhérer, je peux me tromper, même si je n’en ai pas du tout l’impression.  Je ne vais pas faire de la recherche en mathématiques, j’en serais évidemment incapable, seulement essayer de faire voir ce que je pressens, afin que les mathématiciens et physiciens, entre autres, puissent, si cela leur chante, aller y voir de plus près, eux qui ont les outils pour le faire. Et puis, pour ce qui concerne ma propre discipline, continuer à l’explorer avec cela.

Après avoir trouvé, il faut chercher, pour trouver et voir en pleine lumière, et relier au tout de la recherche. J’ai perdu il y a longtemps mon mémoire de DEA (ex Master), c’est peut-être dommage, il aurait pu me servir pour ma thèse. Deux textes de cette époque lointaine sont restés dans mes papiers, je les ai inclus tels quels dans ma thèse : le texte sur Yvain, Le chevalier au lion de Chrétien de Troyes, écrit alors pour mon cours d’ancien français (et la prof l’avait photocopié pour le distribuer aux autres étudiants, le principe de distribution est très important et depuis que je l’ai mis en ligne, l’année dernière, il a été visité des centaines de fois, il sert), et le texte « le lac et le texte, le fond et la forme », que j’avais écrit juste comme ça, parce que j’observais ce qui se passait à la plage et parce que je m’intéressais à l’archéologie et à la littérature. J’étais alors une jeune mère de famille bien occupée à gagner maigrement sa vie et à élever ses enfants, qui n’avait encore rien publié ; maintenant j’ai plus de temps à consacrer à la recherche, c’est ce dont j’ai toujours rêvé. Ces textes entrent très bien dans ma thèse, c’est la preuve de la fidélité de ma pensée et de mon écriture au réel auquel j’adhère.

Confiance et beauté.

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Grothendieck : « faire des « maisons » (comme on « ferait » l’amour…) » (Récoltes et semailles, 2)

Lire Grothendieck est une merveille pour tout·e chercheur·e, pour comprendre ce que nous faisons quand nous cherchons et découvrons. Voici une deuxième salve d’extraits que j’ai sélectionnés, assise sur ma pierre dans un recoin du jardin alpin, après avoir longuement contemplé la vie dans les bassins.

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bassin et carpe 2*

« Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’ Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre. Et la maison la plus belle, celle en laquelle apparaît l’amour de l’ouvrier, n’est pas celle qui est plus grande ou plus haute que d’autres. La belle maison est celle qui reflète fidèlement la structure et la beauté cachées des choses.

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grenouille 2*

Mais la réalité (qu’un rêve hardi parfois fait pressentir ou entrevoir, et qu’il nous encourage à découvrir…) dépasse à chaque fois en richesse et en résonance le rêve même le plus téméraire ou le plus profond.

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goutte lotus*

Plutôt que de me laisser distraire par les consensus qui faisaient loi autour de moi, sur ce qui est « sérieux » et ce qui ne l’est pas, j’ai fait confiance simplement, comme par le passé, à l’humble voix des choses, et à cela en moi qui sait écouter. La récompense a été immédiate, et au delà de toute attente. En l’espace de ces quelques mois, sans même « faire exprès », j’avais mis le doigt sur des outils puissants et insoupçonnés. Ils m’ont permis, non seulement de retrouver (comme en jouant) des résultats anciens, réputés ardus, dans une lumière plus pénétrante et de les dépasser, mais aussi d’aborder enfin et de résoudre des problèmes de « géométrie de caractéristique p » qui jusque là étaient apparus comme hors d’atteinte par tous les moyens alors connus.

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nymphea*

Dans notre connaissance des choses de l’Univers (qu’elles soient mathématiques ou autres), le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. C’est l’innocence originelle que nous avons tous reçue en partage à notre naissance et qui repose en chacun de nous, objet souvent de notre mépris, et de nos peurs les plus secrètes. Elle seule unit l’humilité et la hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les choses pénétrer en nous et de nous en imprégner.

Ce pouvoir-là n’est nullement le privilège de « dons » extraordinaires – d’une puissance cérébrale (disons) hors du commun pour assimiler et pour manier, avec dextérité et avec aisance, une masse impressionnante de faits, d’idées et de techniques connus. De tels dons sont certes précieux, dignes d’envie sûrement pour celui qui (comme moi) n’a pas été comblé ainsi à sa naissance, « au delà de toute mesure ».

Ce ne sont pas ces dons-là, pourtant, ni l’ambition même la plus ardente, servie par une volonté sans failles, qui font franchir ces « cercles invisibles et impérieux » qui enferment notre Univers. Seule l’innocence les franchit, sans le savoir ni s’en soucier, en les instants où nous nous retrouvons seul à l’écoute des choses, intensément absorbé dans un jeu d’enfant…

je ne vois personne d’autre sur la scène mathématique, au cours des trois décennies écoulées, qui aurait pu avoir cette naïveté, ou cette innocence, de faire (à ma place) cet autre pas crucial entre tous, introduisant l’idée si enfantine des topos.

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mare*

Oui, la rivière est profonde, et vastes et paisibles sont les eaux de mon enfance, dans un royaume que j’ai cru quitter il y a longtemps. Tous les chevaux du roi y pourraient boire ensemble à l’aise et tout leur saoul, sans les épuiser! Elles viennent des glaciers, ardentes comme ces neiges lointaines, et elles ont la douceur de la glaise des plaines. Je viens de parler d’un de ces chevaux, qu’un enfant avait amené boire et qui a bu son content, longuement. Et j’en ai vu un autre venant boire un moment, sur les traces du même gamin si ça se trouve – mais là ça n’a pas traîné. Quelqu’un a dû le chasser. Et c’est tout, autant dire. Je vois pourtant des troupeaux innombrables de chevaux assoiffés qui errent dans la plaine – et pas plus tard que ce matin même leurs hennissements m’ont tiré du lit, à une heure indue, moi qui vais sur mes soixante ans et qui aime la tranquillité. Il n’y a rien eu à faire, il a fallu que je me lève. Ça me fait peine de les voir, à l’état de rosses efflanquées, alors que la bonne eau pourtant ne manque pas, ni les verts pâturages. Mais on dirait qu’un sortilège malveillant a été jeté sur cette contrée que j’avais connue accueillante, et condamné l’accès à ces eaux généreuses. Ou peut-être est-ce un coup monté par les maquignons du pays, pour faire tomber les prix qui sait? Ou c’est un pays peut-être où il n’y a plus d’enfants pour mener boire les chevaux, et où les chevaux ont soif, faute d’un gamin qui retrouve le chemin qui mène à la rivière…

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mare aux nympheas*

Sans avoir eu à me le dire jamais, je me savais le serviteur désormais d’une grande tâche : explorer ce monde immense et inconnu, appréhender ses contours jusqu’aux frontières les plus lointaines; et aussi, parcourir en tous sens et inventorier avec un soin tenace et méthodique les provinces les plus proches et les plus accessibles, et en dresser des cartes d’une fidélité et d’une précision scrupuleuse, où le moindre hameau et la moindre chaumière auraient leur place… C’est ce dernier travail surtout qui absorbait le plus gros de mon énergie – un patient et vaste travail de fondements que j’étais le seul à voir clairement et, surtout, à « sentir par les tripes ». C’est lui qui a pris, et de loin, la plus grosse part de mon temps, entre 1958 (l’année où sont apparus, coup sur coup, le thème schématique et celui des topos) et 1970 (l’année de mon départ de la scène mathématique).

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chemin fougeres*

La « création » dans mon travail de mathématicien, c’était avant tout là qu’elle se plaçait : dans cette attention intense pour appréhender, dans les replis obscurs, informes et moites d’une chaude et inépuisable matrice nourricière, les premières traces de forme et de contours de ce qui n’était pas né encore et qui semblait m’appeler, pour prendre forme et s’incarner et naître… Dans le travail de découverte, cette attention intense, cette sollicitude ardente sont une force essentielle, tout comme la chaleur du soleil pour l’obscure gestation des semences enfouies dans la terre nourricière, et pour leur humble et miraculeuse éclosion à la lumière du jour. »

aujourd’hui au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

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Voir d’autres extraits de Récoltes et semailles ou de La Clef des songes : mot-clé Alexander Grothendieck

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Points de vue, vision, forêt par Alexandre Grothendieck (« Récoltes et semailles »)

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« … ce sont les points de vue féconds qui sont, dans notre art, les plus puissants outils de découverte – ou plutôt, ce ne sont pas des outils, mais ce sont les yeux même du chercheur qui, passionnément, veut connaître la nature des choses mathématiques.

Ainsi, le point de vue fécond n’est autre que cet « œil » qui à la fois nous fait découvrir, et nous fait reconnaître l’unité dans la multiplicité de ce qui est découvert. Et cette unité est véritablement la vie même et le souffle qui relie et anime ces choses multiples.

Mais comme son nom même le suggère, un « point de vue » en lui-même reste parcellaire. Il nous révèle un des aspects d’un paysage ou d’un panorama, parmi une multiplicité d’autres également valables, également « réels ». C’est dans la mesure où se conjuguent les points de vue complémentaires d’une même réalité, où se multiplient nos « yeux », que le regard pénètre plus avant dans la connaissance des choses. Plus la réalité que nous désirons connaître est riche et complexe, et plus aussi il est important de disposer de plusieurs « yeux » pour l’appréhender dans toute son ampleur et dans toute sa finesse.

Et il arrive, parfois, qu’un faisceau de points de vue convergents sur un même et vaste paysage, par la vertu de cela en nous apte à saisir l’Un à travers le multiple, donne corps à une chose nouvelle ; à une chose qui dépasse chacune des perspectives partielles, de la même façon qu’un être vivant dépasse chacun de ses membres et de ses organes. Cette chose nouvelle, on peut l’appeler une vision. La vision unit les points de vue déjà connus qui l’incarnent, et elle nous en révèle d’autres jusque là ignorés, tout comme le point de vue fécond fait découvrir et appréhender comme partie d’un même Tout, une multiplicité de questions, de notions et d’énoncés nouveaux.

Pour le dire autrement : la vision est aux points de vue dont elle paraît issue et qu’elle unit, comme la claire et chaude lumière du jour est aux différentes composantes du spectre solaire. Une vision vaste et profonde est comme une source inépuisable, faite pour inspirer et pour éclairer le travail non seulement de celui en qui elle est née un jour et qui s’est fait son serviteur, mais celui de générations, fascinés peut-être (comme il le fut lui-même) par ces lointaines limites qu’elle nous fait entrevoir…

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(…)

Il est pourtant des points de vue qui sont plus vastes que d’autres, et qui à eux seuls suscitent et englobent une multitude de points de vue partiels, dans une multitude de situations particulières différentes. Un tel point de vue peut être appelé aussi, à juste titre, une « grande idée ». Par la fécondité qui est sienne, une telle idée donne naissance à une grouillante progéniture, d’idées qui toutes héritent de sa fécondité, mais dont la plupart (sinon toutes) sont de portée moins vaste que l’idée-mère.

Quant à exprimer une grande idée, « la dire » donc, c’est là, le plus souvent, une chose presque aussi délicate que sa conception même et sa lente gestation dans celui qui l’a conçue – ou pour mieux dire, ce laborieux travail de gestation et de formation n’est autre justement que celui qui « exprime » l’idée : le travail qui consiste à la dégager patiemment, jour après jour, des voiles de brumes qui l’entourent à sa naissance, pour arriver peu à peu à lui donner forme tangible, en un tableau qui s’enrichit, s’affermit et s’affine au fil des semaines, des mois et des années. Nommer simplement l’idée, par quelque formule frappante, ou par des mots-clef plus ou moins techniques, peut être affaire de quelques lignes, voire de quelques pages – mais rares seront ceux qui, sans déjà bien la connaître, sauront entendre ce « nom » et y reconnaître un visage. Et quand l’idée est arrivée à s’imposer d’elle-même avec la force de l’évidence, pendant des générations, voire, pendant des millénaires… en pleine maturité, cent pages peut-être suffiront à l’exprimer, à la pleine satisfaction de l’ouvrier en qui elle était née – comme il se peut aussi que dix mille pages, longuement travaillées et pesées, n’y suffiront pas.

Et dans l’un comme l’autre cas, parmi ceux qui, pour la faire leur, ont pris connaissance du travail qui enfin présente l’idée en plein essor, telle une spacieuse futaie qui aurait poussé là sur une lande déserte – il y a fort à parier que nombreux seront ceux qui verront bien tous ces arbres vigoureux et sveltes et qui en auront l’usage (qui pour y grimper, qui pour en tirer poutres et planches, et tel autre encore pour faire flamber les feux dans sa cheminette…), mais rares seront ceux qui auront su voir la forêt…

Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles

Ce matin, dans une salle d’attente, j’ai lu Grothendieck sur mon téléphone, puis j’ai arpenté longuement les couloirs souterrains de l’hôpital ; cet après-midi je suis retournée avec un rare bonheur à l’Institut de Paléontologie Humaine. C’est un lieu saint, comme mon temple de tous les jours, le jardin des Plantes et son Museum, lieu de recherche et de science.

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allez

tortueà l’Institut de Paléontologie Humaine, puis dans la rue, photos Alina Reyes

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Thèse : travail

a coeur

avant garde

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Établir les notes et la bibliographie de ma thèse est d’autant plus long que je ne m’en suis pas occupée assez méthodiquement pendant l’écriture (ce qui avait quand même un avantage, celui de ne pas briser ou hacher le mouvement de l’écriture). J’y travaille toute la journée depuis je ne sais plus combien de jours ; malgré le caractère un peu fastidieux de la tâche, elle est intéressante à plus d’un titre. La recherche des éditions originales ou autres a un côté ludique et apporte satisfaction quand enfin ce qui était cherché est trouvé, ou quand est trouvé ce qu’on ne cherchait pas ; ce sont des univers qui s’ouvrent ; l’organisation du classement est intéressante aussi (n’ayant pas reçu de consignes de présentation particulières, j’essaie de trouver les solutions les plus claires possible, et je recommence plusieurs fois jusqu’à être contente du résultat – sur des centaines de notes, cela prend du temps) ; et puis, au passage, on relit plus ou moins son texte, et on le corrige quand c’est nécessaire, on l’augmente un peu quand autre chose se présente à l’esprit : ainsi, aujourd’hui, j’ai eu une magnifique vision concernant la grotte de Bruniquel, que j’ai donc ajoutée au texte déjà écrit. Il faudra aussi que je fasse quelques descentes dans des bibliothèques, pour retrouver le numéro de pages de certaines citations, que j’ai égaré. Et tout cela vaut grandement le coup.

Après avoir visionné une énième fois Les Sauvages, qui dit bien toute ma joie de ce magnifique chantier, je me suis mise à mettre dans mes cheveux de fines tresses et de fins rubans multicolores.

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ici

autoportraitces jours-ci à Paris, photos Alina Reyes

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Forêt profonde

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J’avais du moins compris que l’Esprit travaille de la même façon les individus et les peuples, la nature et la nature de l’homme, j’avais compris ce que je savais depuis toujours, ce que les hommes savent depuis qu’ils sont hommes et ont commencé à imprimer leurs mains sur les parois des grottes, à y graver et peindre les animaux de leurs forêts et de leurs visions pour franchir le pas entre nature et surnature, j’avais compris ce qu’il devient si difficile à entendre dans le bruit et l’éparpillement du monde technologique, et aussi difficile à dire qu’à écrire, à l’heure des textes hachés à la mode communicationnelle, en longues phrases déambulant dans un labyrinthique livre : l’unité du tout.

(…) un sentiment quasi bestial de dépossession et d’incompréhension s’emparait de mon esprit quand je revenais tourner en rond dans ce quartier où il m’apparaissait invraisemblable de n’être plus chez moi. Je marchais jusqu’au vertige dans ces rues que je n’habitais plus, je levais les yeux sur les fenêtres des deux chambres, celle des enfants et celle de la mienne dont j’étais désormais exclue, et j’étais pétrifiée d’absurdité, je n’étais plus qu’un corps de pierre vide, battu par les courants d’air, je ne m’habitais plus.

On y allait toujours avec les enfants, Florent la hachette à la main, les enfants et moi derrière à la queue leu leu dans la neige épaisse, montant jusqu’à trouver le bon arbre, droit, gracieux, harmonieux, bien arrondi, le plus bel arbre et le plus condamné, poussant trop près d’un aîné qui l’empêcherait de se développer. Il faisait froid, de la buée sortait de nos bouches dans l’air très transparent, un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en vous, c’était un moment de très pur bonheur.

L’arbre choisi, on se recueillait un instant pour lui demander pardon et le remercier, puis le sacrifice commençait, la hachette s’abattait sur son très jeune tronc qui rapidement cédait, Florent le saisissait par là, à sa blessure, sang blanc dans la neige, le traînait derrière lui dans la joie des enfants et de moi et de lui, pur moment de bonheur oui, ses branches au sol écrivant peut-être sa souffrance, qui sait ? Quelle folie douce, la vie.

La végétation avait tellement poussé cette année, les feuillages des arbres étaient si denses que la forêt semblait se resserrer autour de la maison, on l’eût dite en marche avec ses arbres, sommeil et paupières, tendre armée de mystères sur le point de nous vaincre très savoureusement, se coucher sur nous au creux de notre inviolable clairière.

Me restait seulement le vœu d’écrire du fond de la forêt, du cœur intouchable du temps, à qui voudrait voir, offert de nulle part, dans la mâchoire du ciel ses caprices danser autour de l’être immuable.

(…) dans un violent désir je me projetais au cœur de la forêt profonde, sur le versant d’en face, cette forêt avec ses grands arbres antiques, ses lichens, ses mousses et ses hauts lys, ses rochers, ses sapins, son esprit inviolable, c’est là que je voulais être et c’est là que je me cachais, au creux du temps qui passe et vous garde pourtant.

Je passais des heures immobile à observer la nature, les oiseaux, le ciel. J’écoutais le vent. Je sortais sous la pluie. Je suivais des animaux sauvages dans la forêt…

Vingt jours d’isolement et de solitude dans la splendeur des montagnes enneigées : je passai le mois de janvier dans un total état de grâce.

Silence, altitude, air pur, un mètre de neige à des kilomètres autour de la maison. Pratiquement pas de communication : pas de voisins immédiats, téléphone coupé par la tempête, donc pas d’internet non plus, un courrier de temps à autre quand je descendais en raquettes au village, c’est tout.

Vingt jours à écrire, suivre les traces d’animaux, entretenir le feu. Malgré le froid très vif, jusqu’à moins quinze degrés, le corps toujours chaud comme un poêle, largement assez couvert d’un mince pull pour arpenter la forêt et les pistes glacées.

J’étais une véritable ressuscitée, le Temps m’appartenait comme je Lui appartenais. Ici, maintenant, dans cette parfaite solitude, ce doux silence, cette beauté indicible, je connus vingt jours et vingt nuits durant un absolu, un surhumain bonheur.

Le vent la nuit dans la forêt à peine souffle la neige est un nuage ces gros flocons lents, vraiment, on dirait du duvet d’anges.

Dans la forêt j’ai retrouvé mon homme la nuit dans la forêt, il était là parmi les loups dormant au creux de leur cercle d’argent. J’ai avancé dans leur fourrure et ils m’ont reconnue puisque j’avais la même odeur que lui. Les loups étaient couchés là sous la lune et chacun sur mon passage me léchait les chevilles, en gémissant comme une femme qui jouit quand il ne faut pas faire de bruit.

Et j’ai marché dans leur pelage cachant sous mon manteau de soldat mon sexe rougeoyant qui tisonnait mon corps, et j’ai léché mon homme, couchée à ses côtés moi sa louve gémissante j’ai léché les paupières de mon homme, la nuit et la nuit j’ai léché le pus qui collait ses paupières et au petit matin il a ouvert les yeux.

J’ai pris les clés, fermé la porte derrière moi et continué l’ascension de la tour par le long escalier en colimaçon. J’ai débouché en plein air sur la fantastique galerie peuplée de chimères, à la fois si étranges et pourtant proches, comme si elles étaient vivantes, là dans la forêt de pierre suspendue, parmi les flèches et les arcs-boutants gothiques dressés à la poupe de l’île. Il pleuvait, une grosse pluie tiède qui s’écoulait à seaux par les chéneaux et l’armée des gargouilles tendues gueule ouverte sur le vide. J’ai rabattu ma capuche sur ma tête. Cinquante mètres plus bas la Seine, très haute, emportait à vive allure des plaques de glace aux formes de bêtes monstrueuses.

Les bêtes bondissent au fond du gouffre, là d’où je viens. Sous ma jupe glisse l’éclat d’argent des truites vives, je suis le pont des soupirs de l’amour, tendue expirante d’extase au-dessus de l’Absence, profonde absence ouverte à la blessure de ma chair-entaille. Soumise aux vents, passerelle branlante jetée au secret de ma forêt vierge, j’enjambe le vide, le vertige et la désolation (…)

Dans un petit tiers gauche de ma vitre se reflétait la vitre d’en face, et dans ce cadre dans le cadre, le paysage de l’autre côté de la voie, derrière ma nuque. Tout en horizons, avec son ciel bleu doux et gris crevé d’ors pâles. Ce tableau lévitait dans le plus vaste panorama étendu sous mes yeux, l’un et l’autre figés dans une fuite effrénée au sein de leur espace. Plan sur plan, la ligne des forêts de là-bas dansant dans le ciel d’ici à la façon des lignes électriques tendues le long de la voie, toutes perspectives exaltées par le défilement des traits, la vitesse, les reflets, lumières, couleurs et ombres. C’était si beau, j’en eus envie de pleurer. Un chevreuil apparut à la lisière et leva les yeux vers le train. J’eus l’impression qu’il voulait me dire quelque chose.

Après avoir bifurqué sur la toute petite route j’ai ralenti. Il y a un passage où les chevreuils traversent, on a parfois la chance d’en voir un. Autour de chez moi l’été, à l’aube et au crépuscule je les guette, ils sont très farouches par ici mais parfois j’arrive à les pister assez longtemps, une fois j’ai pu ainsi me retrouver face à face dans une toute petite clairière avec une biche et ses deux faons ; saisis, pendant un très long moment nous n’avons plus bougé, ni les uns ni les autres, et c’était à mourir de douceur.

Enfin je m’engage dans le sentier forestier. Je roule en première, précautionneusement pour éviter que les roches qui dépassent du sol (je connais l’emplacement de chacune d’elles) ne heurtent le châssis. Le moteur est inaudible, la voiture isole du dehors, on n’entend rien, tout lévite et se tend vers les reflets argentés du grand plateau circulaire du ciel, tendu derrière les cimes dentelées des arbres. Sur ce chemin où votre lumière troue la nuit enchevêtrée entre les troncs majestueux des hêtres, vous voudriez rester pour toujours plongé dans ce silence velouté, cette descente surnaturelle, cette beauté féerique.

Une fois éteint le moteur et claquée la portière, les bruits de la forêt crépitent comme du bois mort sous les pieds. L’air si pur a des caresses de lame de rasoir sur la peau et dans les poumons, le ciel si proche vous met la tête à l’envers, vous rappelle que c’est là que sont vos racines, au-delà des nuées noires et dorées qui naviguent devant la faucille de lune et les étoiles stridentes. Je monte à pied la dernière partie du chemin, que je distingue à peine. Voici la grange, la bergerie, ma maison. La chouette ulule, je fais tourner la clé dans le volet.

Enveloppée de mon manteau ouvrir le compteur électrique, les volets, faire du feu, préparer des spaghetti, déboucher une bouteille de vin, manger et boire devant la cheminée, l’assiette sur les genoux… le rituel d’arrivée est accompli. Je reste jusqu’à une heure du matin seule dans le silence, à ne rien faire que regarder les flammes, ajouter des bûches. Ça pourrait durer mille ans, tant que j’ai à m’occuper d’un feu même les sanglots ne sont rien et de toute façon j’en ai fini avec les sanglots. Quand la température est à quatorze degrés, je monte me coucher.

Il fait glacial entre les draps. En position fœtale, j’attends. Le sommeil, la chaleur. La chouette s’est tue. Pas un être humain à proximité de chez moi. La nuit est pleine de bruits comme de pas chassés, feutrés, de courses d’animaux dans le toit juste au-dessus de ma tête, dans la forêt tout autour de la maison, et de sons semblables à des paroles prononcées par les arbres.

Chaque jour je pars dans la clairière, dans la forêt, je ne peux pas m’en passer. Et chaque jour le silence grandit. Avec les océans entre mes os et les lacs dans mes yeux, mes yeux des lacs, de plus en plus fluides et profonds. Ce matin tôt j’ai trouvé une merveille, une toute petite plume dont une moitié décline un noir-gris rouge et l’autre des rayures bleues et noires ; je sais très bien de quel oiseau elle vient mais j’ai été tout de suite sûre que c’était l’ange qui me l’avait déposée là sur mon passage.

Restée très longtemps dans la forêt toute seule. Grimpé jusqu’à un endroit que je ne connaissais pas, soudain un rond de lumière en amont d’un grand sapin, des hêtres, des buissons, des rochers moussus, des souches tout étagées de merveilleuses petites langues orangées, plus de sentier, je ne sais pas comment je suis parvenue ici, je ne sais pas où je suis.

Il m’est arrivé un truc de conte de fée. Je suis encore partie dans la forêt, longtemps. Je fais très doucement, parce que j’aime le silence et pour ne pas déranger les animaux. Et voici qu’à un moment donné, j’entends un tout petit bruit de froissement de feuilles mortes, tout près de moi. Un joli campagnol qui vaquait à ses affaires. Je lui ai parlé à voix basse, nous étions à trente centimètres l’un de l’autre mais ça ne le gênait pas le moins du monde, il frétillait, même. Puis il s’est dirigé tranquillement vers le tronc couché que je venais d’enjamber, à l’endroit où se trouvait un énorme cèpe au chapeau grignoté mais encore tout à fait ferme et mangeable, pas du tout véreux. Après ça il a disparu.

J’ai pensé qu’il avait peut-être voulu me l’offrir, je l’ai pris. Il faut voir que tout était vraiment comme dans un conte, il y avait un moment que je grimpais et j’étais pleine d’oxygène… la forêt profonde, la lumière plongeant d’entre les feuillages très hauts, les grandes fougères, toutes les sortes de champignons aux formes fantastiques, les mousses très vertes et épaisses qui avaient l’air d’être des animaux à moitié endormis, les rochers des châteaux fermés…

De retour à la maison j’ai pensé que c’était sûrement lui qui avait commencé à grignoter ce roi des bolets, et que je le lui avais volé. Enfin, qui sait ?

La magie avait débuté quelques heures plus tôt, là-haut, au bord du gave rapide où je suis montée, et où j’ai vu un vautour posé sur le piton le plus pointu et le plus aride du massif. Je l’ai observé longuement avec des jumelles, il est resté là immobile à prendre le soleil près d’une heure puis il s’est lancé dans le vide, déployant ses ailes immenses, ses deux mètres cinquante d’envergure qui se sont mis à flotter inlassablement dans les courants du ciel, oh la belle vie ! je voudrais être lui ! je n’ai pas pu m’empêcher de dire.

Cela c’était le matin, et la féerie a repris en fin d’après-midi au retour de ma virée en forêt, je suis restée assise dehors sous le parasol parce qu’il s’était mis à pleuvoir, là dans la musique de l’eau qui frappait la toile à regarder les rideaux de pluie fine dans lesquels le soleil jouait, et aussi le mouvement des nuages et les contours tout en rondeurs de certains cumulus soulignés de pure lumière.

J’ai pensé que si j’avais une pierre tombale, j’aimerais bien qu’elle comporte un petit creux, une sorte de niche où les gens pourraient glisser des choses. C’est comme si la nature était un anneau doré, dans lequel je suis.

C’est devenu ma drogue de crapahuter dans la forêt. J’y vais le matin, j’y vais l’après-midi, et en rentrant le soir, comme je trouve qu’il est trop tôt pour s’enfermer déjà, je repars sous le ciel bleu et perle rosissant, et j’y retourne. Voilà dix-sept ans que je vis souvent ici mais je n’avais jamais eu tant de passion pour la forêt. J’y allais essentiellement quand je voyais un chevreuil ou un renard et que je l’y suivais. Là j’y vais juste pour y aller. Me cacher. Me retrouver dans des endroits où je ne vois plus de sentier et où je ne sais plus très bien où je suis. Voir des choses fantastiques. Ces champignons qui poussent sur les souches, il y en a des gros gris-brun, on dirait des bêtes. J’en ai vu un qui faisait trente centimètres de long et dix d’épaisseur, dur comme du bois, j’ai cru que c’était un record. Mais un moment après, dans un endroit très pentu et broussailleux où je devais presque ramper, j’en ai rencontré un, accroché à une vieille souche pleine de trous comme un crâne, qui la circonscrivait presque, puisqu’il formait un trois-quarts de cercle un peu irrégulier de trente à quarante centimètres de rayon, soit environ soixante-cinq centimètres dans sa plus grande largeur.

À la tombée du soir, je suis allée à la « grotte de l’ours », un endroit secret qui fait un peu peur à cause de ce gros creux sombre sous une très grande pierre, dans un endroit encaissé, plein de verdure dense, où il y a deux étés j’ai parlé avec un rouge-gorge. J’ai vu de nouveau un rouge-gorge, c’est un oiseau pas peureux mais qui aime être tranquille aussi, et cette fois on avait juste envie de se taire, l’un et l’autre.

Dans un autre endroit, ce matin, j’ai vu une fleur rescapée, presque aussi grande que moi.

À force d’y aller, j’espère peut-être passer à travers et me retrouver dans une autre dimension, où l’on peut rencontrer soudain qui l’on souhaite ? Je crois sérieusement que le cœur de la forêt peut comprendre le mien, le nôtre.

(…) les chevaux pénètrent entre les arbres, s’engagent sur l’étroit sentier du Rioulet, très escarpé. Un bon moment, nous restons dressés en avant sur eux, une touffe de crinière serrée entre les doigts, pour leur faciliter la montée. Feuilles, fougères et branchages nous effleurent au passage. Souvent leurs sabots glissent sur les roches qui émergent en escaliers de la terre humide, mais ils connaissent bien le terrain et leur pied est sûr. Tête basse ils grimpent, captivés par l’effort, le plaisir et la difficulté.

L’odeur lourde de la forêt commence à me tourner la tête, l’euphorie me gagne. J’ai la sensation d’être entourée d’une vie luxuriante, des oiseaux crient et chantent en tous sens, un pic noir mitraille un tronc, des buses et des faucons survolent les hêtres et les sapins d’où la lumière tombe comme de stroboscopes, des choses bougent dans le sous-bois d’où montent des effluves de bêtes sauvages et de pourritures, la profonde combe ravinée que nous longeons maintenant sur notre gauche creuse jusqu’au vertige l’absolue cruauté de la nature.

Somptueuse comme toujours avec sa lumière qui m’appelait d’entre les hêtres de la cathédrale, sa lisière pourpre d’arbustes aux petites feuilles écarlates, son odeur de pourriture divine montant du sol, ses rochers à moitié couverts de mousse, ses branches d’où pendent des lichens, ses feuillages incandescents entremêlés dans le vide du ciel. Je suis entrée à l’intérieur et j’ai commencé à monter, lentement.

Le sang s’est mis à circuler plus vite et plus chaud sous ma peau. Les animaux de mon corps s’étiraient dans mes muscles.

Soudain un jeune chevreuil a surgi, droit sur moi, brutalement propulsé du sexe invisible de la forêt, ouvert entre les troncs. À un mètre il s’est arrêté net dans sa course, une vibration lumineuse a parcouru son flanc en sueur, il m’a regardée dans les yeux. Dans les siens j’ai vu l’urgence. Il a fait volte-face, est reparti en sautant au-dessus des pierres. Il avait un trou rouge au côté, d’où le sang s’étoilait sur sa robe fauve.

Je l’ai suivi, comme chaque fois qu’il m’est arrivé de rencontrer un animal sauvage. Il avait encore la force de faire des bonds qui l’éloignaient de moi rapidement, mais je courais comme une aveugle à sa suite en montant puis dévalant la pente, trébuchant dans les rochers et les branchages tombés, les yeux rivés sur lui. Il s’est arrêté, épuisé. S’est retourné, m’a lancé un long regard de reproche, en aboyant. Il me chassait mais c’était comme s’il m’appelait, j’ai continué à marcher vers lui, en soufflant fort moi aussi. Quand j’ai été presque à le toucher, il s’est couché entre le hêtre et la grosse pierre. Un coup de feu a retenti, s’est répercuté entre les troncs, et j’ai compris que c’était la fin du monde pour moi. Le temps s’est décomposé, j’ai mis la main sous mes côtes, dans ma plaie chaude.

En me laissant tomber j’ai hurlé de douleur et de rage et je me suis mise à ramper pour tenter encore de le rejoindre. Les parfums de mousse, de feuilles mortes, d’humus, de champignons, de lichens, de bois et de pierre ont tissé autour de moi une toile en fil d’ange. Des étoiles ont commencé à voltiger devant mes yeux, l’odeur puissante de l’animal a envahi l’espace, j’ai rampé pour le rejoindre.

Le petit chevreuil suffoque, je suis couchée contre son corps brûlant, un bras autour de son cou. Sa tête gît sur le sol, sa langue épaisse sort de sa bouche ouverte, en même temps que l’air qui passe par lui avec un son rauque le sang coule, des caillots restent accrochés à ses babines.

Je caresse faiblement son pelage fauve, inondé de transpiration. Le mouvement me fait gémir de douleur, je suis blessée au flanc moi aussi. Je me tourne lentement pour soulever mon pull plein de sang et regarder la plaie. Comme lui je transpire. Je vois un trou plein de sang noir coagulé, l’hémorragie s’est arrêtée. Je replace délicatement mon t-shirt sur mon ventre.

Les flocons tourbillonnaient comme une voie lactée, une galaxie spirale, un escalier en colimaçon grimpant dans la voûte du ciel. L’hélicoptère va venir, pensai-je encore, sentant se rejoindre les couleurs et les temps. Par terre et sur la mousse de la pierre, le pelage de l’animal, le corps de la femme, la couche de neige s’épaissit doucement, fraîche, immaculée. Alina Reyes s’endormit dans la tendre, lumineuse tourmente. Les dômes des rochers blanchis s’étageaient dans le sous-bois en rondes d’archipels scintillants. Tout se tait, respire imperceptiblement. Seuls meublent la paix profonde des bruits sourds d’animaux furtifs, tu les entends ? Ce sont juste les blocs de neige qui se détachaient des branches pour rejoindre le sol. Toujours enlacée au faon, elle sourit. Nous dans le berceau, le bateau. Jamais plus ils ne souffriront de la faim ni de la soif. À la fin de la journée, une voile blanche de parapente, tout à fait inhabituelle en cette saison, s’éleva en tournant lentement sur elle-même dans l’étroite vallée face à sa maison silencieuse, mais dans ce ciel si blanc vous ne la voyez pas.

extraits de mon roman Forêt profonde (éditions du Rocher, 2007)

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Asia dans notre forêt, photo Alina Reyes

Asia dans notre forêt, photo Alina Reyes, septembre 2012

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Le corps utopique de Michel Foucault

J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable, et qu’il s’opposait à toute utopie. Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde. Et, à vrai dire, il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées ; c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps, il est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser. Le corps, il n’est nulle part. Il est au cœur du monde ce petit noyau utopique, à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place, et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine.

 

autoportrait dans le miroir, 18 août 2015

autoportrait dans le miroir, 18 août 2015

(…)

Or, si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l’utopie profonde et souveraine de notre corps. Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que dans l’amour le corps est ici.

extraits de la fin du texte de Michel Foucault, Le Corps utopique, transcription (en Pléiade) d’une création radiophonique prononcée par l’auteur sur France Culture le 21 décembre 1966 ( ici sur Youtube mais sans les textes de littérature qui entrecoupent le texte de Foucault)

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Lotus, méthode et position

« Comme un lotus pur, admirable, par les eaux n’est point souillé, je ne suis pas souillé par le monde. » Anguttaranikâya, 2, 39

L’eau et les poussières sont en suspension sur la feuille de lotus comme le fakir sur la planche à clous (voir l’excellent documentaire après les images), jusqu’au moment où la goutte glisse au sol, entraînant avec elle les poussières, sans avoir touché la plante.

« Fleur, pourrait-on dire, première et qui éclot, sur des eaux généralement stagnantes et troubles, avec une si sensuelle et souveraine perfection, qu’on l’imagine aisément, in illo tempore, comme la toute première apparition de la vie, sur l’immensité neutre des eaux primordiales », écrit le Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, en préambule au long article Lotus.

Les lotus du jardin des Plantes commencent à feuiller. Pour les fleurs et les graines, et aussi et d’autres éléments de la symbolique de la plante, voir mes notes des années précédentes, mot-clé lotus.

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feuille de lotus 1

feuille de lotus 2

feuille de lotus 3

feuille de lotus 4

feuille de lotus 5

feuille de lotus 6

lotus et canards

canard

caneces jours-ci au jardin des Plantes à Paris, photos Alina Reyes

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