Conseils à une ou un jeune poète

Chante tout le temps, sauf quand on veut te faire chanter.
Chante avec tout, sauf avec ceux qui chantent faux.
Chante juste. Exerce-toi jusqu’à chanter juste, ou tais-toi.
Chante tout, sauf ce qu’on veut te faire chanter.
Chante comme tu l’entends, mais seulement si tu l’entends.
Chante en sachant que si tu chantes vraiment, les mauvais chanteurs vont se retourner contre toi.
Chante vraiment.
Chante sans raison, mais avec la raison.
Chante sans mesure, mais dans la mesure de tes propres rythmes.
Chante sans miroir, sois le miroir.
Chante sans peur, mais en cultivant ta religieuse crainte.
Chante en sainte âme errante, en sainte âme ermite, en sainte âme savante, en sainte âme voyante, en sainte âme morte, en sainte âme vivante, en sainte âme féconde, en sainte âme gratuite, en sainte âme voilée, en sainte âme nue, en sainte âme mordante, en sainte âme ardente, en sainte âme aimante, en sainte âme paisible, en sainte âme guerrière, en sainte âme impudique, en sainte âme invincible, en sainte âme fragile, indestructible, insaisissable, irrécupérable, inenfermable, inflammable, inconsumable.
Chante, c’est tout. Chante et souviens-toi de tout, chante et oublie tout. Chante et danse et envoie tout valser.

Grâce

Heureuse et bienheureuse dans mon corps et dans mon esprit. Musclée, agile, au psychique et au physique. En grec, pour saluer, on dit χαῖρε : « réjouis-toi », enjoy, mais en plus de la joie il y a dans ce mot, d’abord, la grâce – c’est le mot qu’on entend dans « charisme ». Le grec est à mon sens la plus belle langue que je connaisse, surtout le grec d’Homère, chamarré, composite, antique et atemporel, brut et extrêmement subtil. La joie m’inonde tout le temps que je passe à le traduire, comme pendant le yoga. Souvent je dois m’arrêter parce que l’émotion me submerge, ou parce que s’ouvre devant moi une perspective jusque là inouïe, que je prends le temps de contempler. Ma langue de traductrice se libère à mesure de l’avancée dans le texte, à mesure que j’y suis de plus en plus chez moi, comme Ulysse toujours plus près de son retour à la maison. Alexandre le conquérant emmenait partout avec lui un coffre contenant les œuvres d’Homère. Selon Plutarque, le poète lui apparut un jour en rêve et lui désigna, par deux vers de l’Odyssée, l’île de Pharos, où s’implanter – île qui a donné, d’après son fameux phare d’Alexandrie, son nom aux phares. « Pharos » est aussi le mot par lequel Homère désigne la toile que tisse Pénélope, et la voile d’un navire, et le manteau des femmes ou des hommes. La beauté du regard d’Homère, aussi bien sur les femmes que sur les hommes, est unique, illuminante.

… et voyez aussi mes deux derniers livres !

Homère écrivant ?

« Puéril, le fils de Tydée, qui dans son cœur ne sait pas
Que ne dure guère qui se bat contre les immortels,
Et que nul enfant sur ses genoux ne lui dira papa »
Iliade, V, 406-408 (ma traduction)

Encore une preuve par Homère qu’Arte s’est servi de l’argent public pour falsifier Homère en appelant Ulysse « l’homme qui défiait les dieux ». Mais il fallait bien oublier l’homme Homère, nier l’homme Homère, pour se permettre de le falsifier. Tel est le principe de tous les crimes contre l’humanité.

Les gens qui pensent qu’Homère n’a pas existé ne font qu’avouer, sans le savoir, qu’il n’existe pas d’Homère en eux. Les gens qui pensent qu’Homère ne pouvait pas être une personne mais un groupe de personnes ne font qu’avouer, sans le savoir, qu’ils ne peuvent être une personne en eux-mêmes, sans un groupe de personnes. Les gens qui doutent de l’existence d’Homère ont beaucoup de sans-le-savoir, à commencer par sans savoir ce qu’est le génie et d’où il vient en l’humain ; d’où le ressentiment qui les pousse à exprimer un doute sur l’existence d’un génie.

Certains Grecs anciens, sans nécessairement faire profession de réciter Homère, apprenaient par cœur l’Iliade et l’Odyssée, même après leur fixation par l’écriture – comme aujourd’hui encore, par exemple, certains musulmans apprennent par cœur le Coran. C’est ainsi que des textes transmis oralement peuvent conserver leur intégrité. Mais quand ont été fixés par écrit les poèmes d’Homère ? Deux siècles après, comme on le pense souvent, ou plus tôt ? C’est au moment où il a vécu que l’écriture grecque, empruntée et adaptée de l’écriture phénicienne et remplaçant l’ancien système d’écriture, est apparue. Certains philologues pensent qu’il n’est pas impossible, en conséquence, qu’Homère lui-même, ou un scribe avec lui, ait fixé par écrit ses œuvres. Voire qu’il ait adapté lui-même l’écriture phénicienne pour pouvoir écrire ses œuvres en grec.

Étant donné l’extraordinaire génie d’Homère, cette hypothèse ne me paraît pas plus invraisemblable que le fait que Léonard de Vinci ait été à la fois peintre et homme de science et de technique. En tout cas, il est tout à fait vraisemblable que, s’il n’a lui-même inventé l’écriture grecque, la voyant apparaître il s’en soit saisi au profit de son poème, exactement comme un génie d’aujourd’hui n’aurait pas tardé à se servir d’Internet. La puissance de tels esprits dépasse la capacité de compréhension de ceux qu’on appelle les esprits forts, ceux qui se sentent d’attaque contre les immortels, comme dit Homère, parce que, en vérité, ils ne savent pas. Les humbles, eux, savent, comme je le sais, qu’il y a beaucoup plus puissant qu’eux-mêmes. C’est ainsi que l’humble et le génie peuvent communier, alors que l’esprit fort s’exclut du supérieur inconnu, s’interdit la possibilité de le connaître. Telle est la condition ordinaire de l’humain moderne, terriblement bornée. Pour sortir de l’implacable finitude, la nôtre et celle de nos civilisations, voire de notre espèce, il faut ouvrir l’esprit. Nous sommes mortels dans le temps, mais hors du temps nous pouvons vivre aussi longtemps que nous le désirons.

Bonne journée !

Selon le cosmos

J’ai traduit encore des passages sublimes, et compris des choses sublimes. Mon pauvre vieux dictionnaire tombe en ruines, à force de servir. N’empêche je sens la lumière de ses pages réfléchir sur mon visage, quand il est penché sur lui. Traduit hier plus de cent vingt vers. Littéralement portée par le texte. Si je tiens un bon rythme, j’aurai fini avant l’été. J’y ai pensé ce matin en courant dans le jardin : rythme et persévérance ! Ulysse est d’abord fort à l’arc, mais il est aussi très bon à la course.

J’écris à l’oreille, avec pour seule contrainte formelle d’imposer à mes vers libres de se contenir entre douze et quinze pieds. Pour le reste, le chant du verbe se joue selon les accords que l’oreille perçoit et définit à mesure. Tantôt en teinte continue, tantôt haut en couleurs. J’ai parlé l’autre jour du parler odysséen « kata moiran », selon la moïra, selon la juste part des choses ; odysséen aussi, le faire « kata cosmon », selon le cosmos, selon le bon ordre. Justement ce que j’ai trouvé est lié au cosmos. Et j’ai découvert ce qui est sans doute la plus grande invention d’Homère (non au sens de fiction, mais au sens de découverte). C’est pour ça que le temps n’a pas avalé les très grands textes : parce que nous n’avons pas fini de les lire, de les comprendre.

La beauté que je ne peux plus trouver depuis un an en allant par exemple à la montagne ou à Édimbourg ou en Grèce, je la trouve en traduisant Homère. J’aime la beauté. Mais ce n’est pas seulement cela. Homère me dit mon histoire, la sienne. Et il me guérit de ses horribles passages. Il me guérit des attaques de la mort, il me permet de l’annuler, en me donnant sa tête à manger, avec ce verbe grec, « terpô » qui signifie à la fois rassasier et réjouir. Je ne veux pas être la seule à en profiter.

J’ignore si je tiendrai le rythme d’une centaine de vers par jour pour terminer d’ici juillet, et je ne m’y forcerai pas car c’est le texte qui commande. Je ne relâche absolument pas ma traduction à mesure que j’avance, au contraire il me semble qu’elle s’améliore, ce qui est bien normal. Une fois au bout il faudra bien sûr tout revoir et rédiger le commentaire, et c’est très bien. J’aurai bien mérité, ensuite, mon repos de la guerrière, par exemple deux semaines de marche sac au dos dans des paysages splendides et des nuits à la belle étoile avec O, comme l’été dernier. Et surtout, je pourrai me remettre à mon propre grand roman, mon propre grand poème, fortifiée par l’ambroisie homérique. (Si je ne me lance pas dans une autre grande traduction, celle de l’Iliade par exemple, ou dans l’apprentissage d’une nouvelle langue pour explorer d’autres univers littéraires). Et puis j’apporterai mon dictionnaire à un relieur, afin qu’il lui rende une nouvelle jeunesse, après tant de service.

L’image en vignette est une capture d’écran d’une belle photo d’Alan Novelli trouvée ici

Journal du jour, et Homère vu par Lamartine

21-3-21 : c’est le jour du neuf, aujourd’hui. J’ai changé la règle (souple) de mon quotidien afin de pouvoir consacrer davantage de temps à la traduction et à la lecture. Résultat, 59 vers du Chant VIII traduits ce matin – et la journée n’est pas finie, et j’ai eu le temps de consacrer aussi une heure au yoga dans la même matinée. Et j’écoute beaucoup de musique, Bach, De Visée, Mozart, Purcell, Stravinsky, Haydn, Satie, Chopin, Dvorak, Hildegarde de Bingen, la BO de Ghost Dog, etc. Sans compter celle qui se joue en direct dans la pièce d’à côté, par exemple ce matin une répétition d’une chanson de Chris Isaak qui nous accompagne dans notre amour depuis notre rencontre il y a plus de trente ans, O et moi. A voyagé avec nous. Est maintenant jouée par l’un de nos enfants, qui l’a tant entendue dans notre splendide temps qui fut celui de son enfance. Du coup je me rends compte que j’ai négligé de publier la suite de mon journal de jeune femme, « Ma vie douce », alors qu’on en était encore à Montréal il y a trente ans. Mais rien ne presse. Si le passé avec O fut splendide à vivre, le présent l’est aussi. Mort, où est ta victoire ?
Pour continuer avec Homère, voici deux passages du beau texte que lui consacra Lamartine, comme une peinture du poète éternel et absolu :

« L’homme est le miroir pensant de la nature. Tout s’y retrace, tout s’y anime, tout y renaît par la poésie. C’est une seconde création que Dieu a permis à l’homme de feindre en reflétant l’autre dans sa pensée et dans sa parole ; un verbe inférieur, mais un verbe véritable, qui crée, bien qu’il ne crée qu’avec les éléments, avec les images et avec les souvenirs, des choses que la nature a créées avant lui : jeu d’enfant, mais jeu divin de notre âme avec les impressions qu’elle reçoit de la nature ; jeu par lequel nous reconstruisons sans cesse cette figure passagère du monde extérieur et du monde intérieur, qui se peint, qui s’efface et qui se renouvelle sans cesse devant nous. Voilà pourquoi le mot poésie veut dire création.
(…)
le grand poète, d’après ce que je viens de dire, ne doit pas être doué seulement d’une mémoire vaste, d’une imagination riche, d’une sensibilité vive, d’un jugement sûr, d’une expression forte, d’un sens musical aussi harmonieux que cadencé ; il faut qu’il soit un suprême philosophe, car la sagesse est l’âme et la base de ses chants ; il faut qu’il soit législateur, car il doit comprendre les lois qui régissent les rapports des hommes entre eux, lois qui sont aux sociétés humaines et aux nations ce que le ciment est aux édifices ; il doit être guerrier, car il chante souvent les batailles rangées, les prises de villes, les invasions ou les défenses de territoires par les armées ; il doit avoir le cœur d’un héros, car il célèbre les grands exploits et les grands dévouements de l’héroïsme ; il doit être historien, car ses chants sont des récits ; il doit être éloquent, car il fait discuter et haranguer ses personnages ; il doit être voyageur, car il décrit la terre, la mer, les montagnes, les productions, les monuments, les mœurs des différents peuples ; il doit connaître la nature animée et inanimée, la géographie, l’astronomie, la navigation, l’agriculture, les arts, les métiers même les plus vulgaires de son temps, car il parcourt dans ses chants le ciel, la terre, l’Océan, et il prend ses comparaisons, ses tableaux, ses images dans la marche des astres, dans la manœuvre des vaisseaux, dans les formes et dans les habitudes des animaux les plus doux ou les plus féroces ; matelot avec les matelots, pasteur avec les pasteurs, laboureur avec les laboureurs, forgeron avec les forgerons, tisserand avec ceux qui filent les toisons des troupeaux ou qui tissent les toiles, mendiant même avec les mendiants aux portes des chaumières ou des palais. Il doit avoir l’âme naïve comme celle des enfants, tendre, compatissante et pleine de pitié comme celle des femmes, ferme et impassible comme celle des juges et des vieillards, car il récite les jeux, les innocences, les candeurs de l’enfance, les amours des jeunes hommes et des belles vierges, les attachements et les déchirements du cœur, les attendrissements de la compassion sur les misères du sort : il écrit avec des larmes ; son chef-d’œuvre est d’en faire couler. Il doit inspirer aux hommes la pitié, cette plus belle des sympathies humaines, parce qu’elle est la plus désintéressée. Enfin, il doit être un homme pieux et rempli de la présence et du culte de la Providence, car il parle du ciel autant que de la terre. Sa mission est de faire aspirer les hommes au monde invisible et supérieur, de faire proférer le nom suprême à toute chose, même muette, et de remplir toutes les émotions qu’il suscite dans l’esprit ou dans le cœur de je ne sais quel pressentiment immortel et infini, qui est l’atmosphère et comme l’élément invisible de la Divinité.

Tel devrait être le poète parfait ; homme multiple, résumé vivant de tous les dons, de toutes les intelligences, de tous les instincts, de toutes les sagesses, de toutes les tendresses, de toutes les vertus, de tous les héroïsmes de l’âme ; créature aussi complète que l’argile humaine peut comporter de perfection.

Aussi qu’une fois cet homme apparaisse sur la terre, déplacé, par sa supériorité même, parmi le commun des hommes, l’incrédulité et l’envie s’attachent à ses pas comme l’ombre au corps. La fortune, jalouse de la nature, le fuit ; le vulgaire, incapable de le comprendre, le méprise comme un hôte importun de la vie commune ; les femmes, les enfants et les jeunes gens l’écoutent chanter en secret et en se cachant des vieillards, parce que ces chants répondent aux fibres encore neuves et sensibles de leurs cœurs. Les hommes mûrs hochent la tête, et n’aiment pas qu’on enlève ainsi leurs fils et leurs femmes aux froides réalités de la vie ; ils appellent rêves les idées et les sentiments que ces génies inspirés font monter à la tête et au cœur de leurs générations ; les vieillards craignent pour leurs lois et leurs mœurs, les grands et les puissants pour leur domination, les courtisans pour leurs faveurs, les rivaux pour leur portion de gloire. Les dédains affectés ou réels étouffent la renommée de ces hommes divins, la misère et l’indigence les promène de ville en ville, l’exil les écarte, la persécution les montre du doigt ; un enfant ou un chien les conduit, infirmes, aveugles ou mendiant de porte en porte ; ou bien un cachot les enferme, et on appelle leur génie démence, afin de se dispenser même de pitié !

Et ce n’est pas seulement le vulgaire qui traite ainsi ces hommes de mémoire ; non, ce sont des philosophes tels que Platon, qui font des lois ou des vœux de proscription contre les poètes ! Platon avait raison dans son anathème contre la poésie ; car si l’aveugle de Chio était entré à Athènes, le peuple aurait peut-être détrôné le philosophe ! Il y a plus de politique pratique dans un chant d’Homère que dans les utopies de Platon !

Homère est cet idéal, cet homme surhumain, méconnu et persécuté de son temps, immortel après sa disparition de la terre. »

Alphonse de Lamartine, Vie d’Homère texte entier

Et allez voir les deux derniers livres de celle à qui l’immortel Homère donna sa tête à manger !