L’auteur selon Peter Brook

"Théâtre" Technique mixte sur bois 45x30 cm Ces vers de Paul Valéry sont gravés au fronton du théâtre de Chaillot à Paris

« Théâtre »
Technique mixte sur bois 45×30 cm
Ces vers de Paul Valéry sont gravés au fronton du théâtre de Chaillot à Paris

Dans ces passages de L’Espace vide (livre important dont j’ai déjà donné d’autres extraits), Peter Brook parle de l’auteur de théâtre (et je me sens concernée, me considérant moi-même comme une auteure de théâtre même si mes textes n’ont pas l’apparence de textes de théâtre – en particulier mes textes de non-fiction, comme mes livres Voyage ou Une chasse spirituelle, pour l’instant hors circuit, dont la scène est l’espace mental de qui lit).
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« En théorie, peu d’hommes ont autant de liberté qu’un auteur de théâtre. Il peut évoquer l’univers entier sur la scène. Mais (…) il est malheureusement rare que l’auteur de théâtre se donne la peine de relier le détail qu’il a choisi à une structure plus large.
(…)
Qu’un auteur explore la profondeur et les ombres de sa propre existence ou qu’il explore le monde extérieur, dans les deux cas, il croit son univers complet. Si Shakespeare n’avait pas existé, il serait tout à fait compréhensible que nous établissions une théorie selon laquelle les deux genres d’auteurs ne peuvent en aucun cas cohabiter. Il y a quatre cents ans, il était donc possible à un dramaturge de présenter dans une même situation conflictuelle des événements du monde extérieur et les sentiments intérieurs d’hommes complexes, isolés en tant qu’individus, l’immense tension de leurs craintes et de leurs aspirations. Le drame élisabéthain, c’était la révélation, c’était la confrontation, c’était la contradiction, et cela conduisait à l’analyse, à l’engagement, à la reconnaissance et, en fin de compte, à l’éveil de la compréhension.
(…)
Pourtant, un nouveau théâtre élisabéthain, fait de poésie et de rhétorique, serait une monstruosité.
(…)
L’auteur contemporain est encore prisonnier de l’anecdote, de la cohérence et du style. Il est également conditionné par les valeurs qui subsistent du XIXe siècle, à tel point qu’il trouve inconvenant le mot d’ « ambition ». Et pourtant, il en a infiniment besoin. Si seulement il était ambitieux ! Si seulement il voulait décrocher la lune !
(…)
Bien que l’auteur nourrisse son œuvre de sa propre existence et de la vie qui l’entoure – le théâtre n’est pas une tour d’ivoire -, le choix qu’il fait et les valeurs qu’il exalte n’ont de force qu’en fonction de leur théâtralité. (…) Même l’auteur qui ne s’intéresse pas au théâtre en tant que tel mais seulement à ce que lui, l’auteur, essaie de dire, se trouve forcé de commencer par le commencement : s’attaquer à la nature même de l’expression théâtrale. Il n’y a pas moyen d’y échapper, à moins que l’auteur n’accepte d’enfourcher un véhicule d’occasion, hors d’état depuis longtemps, et vraisemblablement incapable de le mener où il veut aller. Le problème essentiel de l’auteur et le problème essentiel du metteur en scène vont de pair. (…) Si l’on veut que la pièce soit entendue, alors il faut savoir la faire chanter. »

Peter Brook, L’Espace vide, Points Seuil (Londres 1968, éd du Seuil 1977 pour la traduction française, par Christine Estienne et Franck Fayolle)
Autres extraits du livre ici

L’œil en éveil. L’oreille, la corde vocale, le corps entier aussi (note actualisée)

Samedi après-midi : j’actualise la note avec quelques images du jardin des Plantes enneigé aujourd’hui

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J’ai dit, en regardant par la fenêtre : « bon, on attend la neige », et quelques secondes après la neige s’est mise à tomber. Rien de magique, c’est juste que la couleur de l’air m’avait prévenue. Nous avons si souvent le nez sur nos smartphones ou nos écrans que nous ne regardons pas beaucoup vers le haut. Ni vers ailleurs. Parfois des gens s’arrêtent un instant, surpris, quand ils me voient prendre une photo. Surpris parce qu’ils se demandent ce que je peux bien être en train de photographier. Eux n’avaient rien vu. Ils me le disent, parfois. Et parfois en profitent pour entamer une petite conversation.

Notre rapport au monde a bien changé avec la technologie, nous le savons tous mais n’y faisons pas toujours attention. Je pense aussi à la musique. Avant les enregistrements, il n’y avait que le concert comme moyen d’entendre la musique savante. On l’écoutait une fois, et puis c’était fini, ou il fallait attendre un autre concert pour la réentendre. D’un autre côté, la musique populaire était sans doute plus vivante, dans la mesure où les gens chantaient beaucoup dans leur vie quotidienne.

Exercer ses sens et son corps, voilà le secret de la joie et de la pensée fraîche. Je me suis procuré de petits haltères et de temps en temps je fais un peu de musculation et de barre au sol pour changer du yoga quotidien. Je marche pas mal et je cours un peu, quoique moins par ces temps gris. La médecin à l’hôpital (visite de routine) m’a demandé si j’avais une bonne alimentation et sans attendre ma réponse a dit : « Oui, et je vois que vous faites de l’exercice ». Je referais bien de la danse, je referais bien du chant choral, on verra ça quand la pandémie sera finie. Je traduis, je peins, je lis, j’écris. Je cantille le Om chaque matin après l’exercice, en tenant la note le plus longtemps possible. Je vais bientôt faire tatouer mon sein reconstruit, avec un tatouage d’art jusqu’à l’épaule. Il faut sans cesse rendre à la vie les couleurs qu’essaient d’effacer les voleurs. Le blanc est l’une des plus belles.
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Hier (le store) et aujourd’hui (la neige) à Paris, photos Alina Reyes

Marcher dans les airs, Capitole et #MeToo : journal intime et chronique publique

Technique mixte sur panneau 50x65 cm, réalisé à partir de quelques-unes de mes photos peintes

Technique mixte sur panneau 50×65 cm, réalisé à partir de quelques-unes de mes photos peintes

Refait cette nuit ce rêve très ancien et récurrent où je marche en lévitation à plusieurs mètres au-dessus du sol, m’élevant à volonté au-dessus de la ville et du paysage, goûtant la caresse des feuillages bruissants. Cependant le vent soufflait de plus en plus fort et malgré ma joie je veillais à ne pas me laisser emporter, à tenir fermement ancrée dans les airs comme sur terre.

Je continue à actualiser la note sur l’affaire du Capitole, en espérant une destitution de Trump, qui est d’autant plus dangereux qu’il est loin d’être seul. Très soutenu par une large partie de la population et par des groupes d’extrême-droite violents – suprémacistes, néonazis, etc. – dont le but déclaré est de déclencher une guerre civile. Ceux qui, ici en France, pleurnichent parce que les réseaux sociaux ont enfin pris leurs responsabilités en fermant les comptes de Trump sont très inquiétants eux aussi. C’est avec ce genre de faiblesse face aux forces de mort, de complaisance avec les semeurs de mensonge, et de déni des libertés et responsabilités individuelles (en l’occurrence celle de ces réseaux sociaux privés) qu’on laisse monter et s’installer les fascismes.

« «Toujours nier» : c’est la réponse de Donald Trump lorsqu’on l’a interrogé sur les accusations de harcèlement sexuel. » Nécessaire tribune de l’historienne Laure Murat dans Libé aujourd’hui : La sinistre exception culturelle du #MeToo à la française (en accès libre). Elle note que « Si les cas de pédocriminalité ne sont pas les seuls du #MeToo à la française, loin s’en faut, ils ont été, et de loin, les plus médiatisés, les seuls à vraiment retenir l’attention et à être pris au sérieux » et que « Ces affaires, portées par la presse, écœurent le public mais n’ébranlent pas les institutions. Comme si l’essai n’était jamais transformé, ni l’événement suivi d’une réforme de fond ». La marque d’une vieillesse délétère du pays, qui n’a élu un président jeune que parce qu’il était porté par des vieux, étant lui-même vieux dans sa tête depuis son enfance, et resté à la fois immature et vieux, parfait représentant de la caste intellectuelle qui se tient au pouvoir et empêche les réformes de fond des mentalités et la libération des vieilles dominations.

"Good Play" Collage sur papier A4

« Good Play »
Collage sur papier A4


"Dans la rue" Collage sur papier A4

« Dans la rue »
Collage sur papier A4

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Du racisme et de l’obscurantisme linguistiques

ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

Un jour, l’auteur catholique et occitan Bernard Manciet, à qui je venais d’être présentée alors que je me trouvais là avec mon bébé, m’agressa verbalement avec beaucoup de grossièreté en apprenant le prénom de ce dernier, qui ne sonnait pas suffisamment français, ni sans doute suffisamment chrétien, à son oreille. Puis il s’esquiva aussitôt, comme font ces gens qui veulent dominer sans prendre de risque – comme font aussi les hypocrites. Je n’eus pas le temps de le rembarrer ni de lui dire que ce prénom à consonance anglaise venait du grec, du nom Dionysos (un dieu qui, il est vrai, n’est pas en odeur de sainteté chez les cathos, mais fait de beaux hommes et de belles femmes de théâtre). Marie-Joseph, Jean-Romain, Marc, Anne et Claire, tels étaient les prénoms corrects de ses enfants à lui. Et son racisme linguistique était de la même trempe que celui de Zemmour reprochant à Hapsatou Sy son prénom. Un racisme de religion, mais aussi de sexe et de caste – auquel bien sûr il faut ajouter un racisme fondé sur la couleur de peau pour Hapsatou Sy – car ce bourgeois avait comme ceux de sa classe un sentiment de supériorité qui trouvait particulièrement à s’exprimer dans le mépris de la femme, et qui plus est de la femme du peuple.

Le racisme linguistique est très répandu sous ces formes évidentes de dévalorisation de différentes expressions linguistiques. Le dénigrement de certains prénoms, mais aussi de certaines langues à l’intérieur de la langue, sont une arme capitale de la domination bourgeoise, qui ne veut et ne peut reconnaître que ce qui appartient à sa propre norme. Il ne s’agit pas seulement de noms, de vocabulaire. Les plus ringards n’acceptent pas la langue des rappeurs, par exemple. « On ne comprend rien à ce qu’ils disent », me dit un jour l’un d’eux. Les mêmes qui ne comprennent rien non plus à ce que Rimbaud ou d’autres poètes disent trouvent pourtant admirable la langue de Rimbaud et de tout autre poète passé dans la culture bourgeoise, récupéré, intégré à cette culture sans qu’il soit besoin d’y comprendre quelque chose. Les bourgeois les plus futés, eux, font en sorte de récupérer ceux qui parlent une autre langue que la leur, toujours afin de la dominer mais d’une autre façon que par le mépris direct.

Le racisme linguistique est à l’œuvre aussi dans le jugement porté non seulement sur les tournures de phrases mais aussi sur les tournures de textes entiers. Le meilleur exemple qu’on puisse en donner est sans doute celui du Coran, auquel tant d’intellectuels reprochent sa construction qu’ils jugent, parce qu’ils n’y comprennent rien, anarchique, désordonnée, donc dangereuse. BHL aussi bien que Salman Rushdie rêvent de le démolir, de le réécrire à leur façon, selon les classifications et le bon ordre bourgeois, dûment chapitré, par lesquels ils règnent. Les mêmes qui admireront les rêveries de « livre de sable » de Borges, auteur convenable, détesteront un livre de sable s’il s’en présente un ; comme admirant un Rimbaud mort, ils détesteront un Rimbaud vivant s’il s’en présente un.

Leur volonté normative est politique mais aussi religieuse dans le sens où elle s’oppose à toute réelle spiritualité comme à tout réel travail de la raison. Plutôt que d’essayer de comprendre le sens des langues étranges, comme la science essaie de comprendre toute étrangeté, soit paresse intellectuelle, soit peur d’un autre pouvoir que le leur, soit les deux à la fois, ils s’en tiennent au dénigrement ou à la récupération. Ils se sentent investis du pouvoir de dire ce qui est la norme, de rejeter ce qui est hors normes, ou de le faire entrer dans leur norme comme on jette une couverture sur un corps, pour ne pas avoir à l’étudier, ne pas avoir à en être instruits, ne pas avoir à en changer. Ce faisant, tout en prétendant œuvrer pour les lumières, ils œuvrent contre elles, contre leur avancée, dans un obscurantisme aussi inconscient que sot.