Réflexions et excitation en avançant vers le but

« Puisse-t-il tirer autant de jouissance de la vie
Qu’il aura jamais de puissance à bander cet arc ! »
dit ironiquement un prétendant qui ne croit pas si bien dire, au chant XXI, v. 402-403 (dans ma traduction)

Drôlement érotique, tout ce chant sur oui ou non, pour tous ces hommes, arriver à bander l’arc de Dévor (Ulysse) pour être l’élu qui épousera Pénélope. Chant qui finit en délivrance et beauté quand Dévor, lui seul en ayant la force et la maîtrise, traverse d’une flèche les douze trous des haches. Voyez comme cet étranger est bien bâti, a dit de lui, quelques minutes plus tôt, Pénélope aux prétendants, histoire de bien faire monter la tension, en elle et en Dévor. Exquis et violents préliminaires (le massacre approche) à leur prochaine nuit d’amour, mais la violence n’a jamais lieu entre eux, elle s’exerce seulement contre ce qui nuit à leur union et à la paix dans la maison.

21 juin, début de l’été, je viens de terminer la traduction de ce chant 21 – sur 24. Dans les derniers kilomètres de cette traduction, commencée en septembre dernier, des douze mille cent neuf vers d’Homère, je me concentre comme Dévor sur l’élimination des prétendants, je ne fais plus rien à côté excepté le yoga, pour accompagner ce yoga de la langue que je suis en train de pratiquer. Arjuna, né du dieu des orages comme Athéna et premier humain yogi, est un guerrier, un archer.

Comme Pénélope donc, pendant la tuerie je me retire dans mes appartements, pour travailler à « la trame » et « dormir » comme, dans mon bref roman La Dameuse, la narration se retire hors-champ pendant la vengeance contre le violeur, l’acte de mort étant révélation dans l’occultation. Homère, juste avant ce moment, attache les portes pour enfermer l’action avec un cordage en papyrus (byblos, qui a donné le mot livre) – support d’écriture.

L’excitation monte à mesure que j’approche du but. Le poème d’Homère est mon arc. En traduisant l’épreuve de l’arc je bougeais sur mon siège comme s’il était de charbons ardents. Maintenant, au chant suivant, à moi le massacre des prétendants.

Scandale des élections d’aujourd’hui

En arrivant dans mon bureau de vote, à Paris, j’ai eu la surprise de voir qu’il y avait bien plus de candidats que je n’avais reçu de professions de foi. J’ai vérifié de retour à la maison : j’ai reçu sept professions de foi seulement, alors qu’il y avait onze candidats. Je vois que le problème est général, qu’énormément de gens, partout en France, n’ont reçu aucune profession de foi, ou ne les ont pas toutes reçues. Pourquoi ? Parce que la macronie a confié leur distribution à une société privée. À vendre ! Comme dit Rimbaud. Tout ce qu’ils peuvent vendre du pays, ils le vendent, et tout le bien commun qu’ils peuvent saccager, ils le saccagent. Et pour finir comme ça a commencé, ils saccagent les élections, donc la démocratie.

J’ai voté pour Audrey Pulvar. Je trouve que la gratuité des transports en commun, c’est une bonne idée à plusieurs titres, notamment du point de vue écologique – idée que j’entends d’ailleurs prônée à la maison, par O, depuis longtemps. Malheureusement ça ne sera peut-être pas pour tout de suite, mais c’est le jeu, on attendra. Un jeu que Macron a particulièrement pourri, plus que les autres politiques, lui qui dès sa campagne électorale a piétiné le politique pour faire du marketing – c’est ça aussi, voire d’abord, la cause de l’abstention : on ne vote pas, dans le marketing. Lui et sa clique, moitié traîtres à leur parti, moitié imbéciles et autres arrivistes, voire violeurs, sans conscience politique, ont fait et font beaucoup de mal à ce pays et à la démocratie. Qu’autant en emporte le vent, et qu’il emporte le RN avec.

Influenceurs et influenceuses ès illusions

Michel Onfray, « nietzschéen » qui déteste le catholicisme et Freud, déclare regretter « la civilisation judéo-chrétienne ». Cet athée enragé croit dur comme fer, en toute irrationalité, que Socrate n’a pas existé – mais quelle lucidité, quelle rigueur intellectuelle, attendre d’un homme qui, près d’un an après le début de la pandémie, croyait que le 19 de Covid 19 signifiait qu’il y en avait eu 18 avant ? Pas plus que d’un BHL citant Botul.

Il y a l’inconsistance des vieux « nouveaux philosophes », et il y a celle des jeunes « influenceurs » et « influenceuses ». Autrement dit, il y en a pour tous les publics, mais c’est la même soupe. Léna Situations et le magazine Elle font le buzz avec une couverture dudit magazine où la jeune femme apparaît « sans maquillage ». Sans maquillage mais, un coup d’œil suffit à le voir, pas sans fond de teint, pas sans rose à lèvres, pas sans eye-liner, pas sans mascara. Pourquoi dire vrai, quand on peut mentir ? La youtubeuse est par ailleurs l’« auteur » d’un livre sur le « développement personnel », publié, tiens, chez Robert Laffont, mon éditeur qui ne répond pas quand je lui envoie un manuscrit – dont j’ai le tort d’être l’auteure réelle.

Bien des guillemets (ah, j’avais écrit par lapsus « guillements »), mais il le faut, tant l’en-même-tempisme mensonger, débile et insensé ravage la société.

Des têtes qui déraillent

Les traducteurs ont un problème avec Pénélope comme avec Eumée, le porcher. La plupart du temps, ils refusent de suivre Homère quand il la qualifie de divine, de même qu’ils refusent de le suivre quand il qualifie le porcher de divin. Pour les autres personnages, l’adjectif divin ne les dérange pas, mais pour ces deux-là, ils trouvent plus souvent qu’à leur tour une autre épithète. Je me dis que dans leur tête ils doivent identifier Pénélope à leur femme, et le porcher à tout domestique ou homme « de condition inférieure », et que s’ils aiment bien ces gens-là, leur femme et les petites gens, ce n’est qu’à la condition de se sentir supérieurs à elle et eux, et de leur faire sentir plus ou moins discrètement leur supposée supériorité. Alors les qualifier de divins, ne serait-ce pas les disqualifier, eux, les intellectuels convaincus d’avoir seuls accès au monde de l’esprit ? Voilà comment se perpétue à travers les siècles, à travers tant d’œuvres, la malformation de l’esprit consistant à inférioriser les femmes et les classes sociales modestes.

Macron vante la culture classique de Rimbaud ; on dirait bravo s’il était encore possible, dans ce pays, d’étudier les lettres classiques, le grec et le latin. En même temps on n’est pas surpris qu’il dise une chose et fasse son contraire.

Cela dit, il ne suffit pas d’avoir étudié les lettres classiques pour être Rimbaud, ni pour avoir l’esprit libre et ouvert, comme le prouvent tous ces traducteurs d’Homère empêtrés dans leurs préjugés et autres complexes de leur monde si freudien. Non solum ils sont vieux jeu, sed etiam ils sont malhonnêtes.

Journal du jour

J’ai fini ce jeudi après-midi de traduire le chant XX, qui est l’un des plus brefs (394 vers quand même) et que j’ai commencé à traduire mardi (avant-hier). Avec des passages fantastiques – le coup de folie des prétendants, suivi de la prophétie du devin Théoclymène – et une montée en tension extrêmement habile et maîtrisée. Homère est vraiment le roi des poètes. J’ai hâte d’avancer, tant le texte est haletant, et je commence à penser que lorsque j’aurai fini, ce sera un peu difficile de devoir en sortir. Heureusement il me restera encore fort à faire, trouver un ordinateur sur lequel réviser et taper le manuscrit en paix, et écrire le commentaire. Mais cela ne me prendra peut-être pas non plus beaucoup de temps, si je continue à travailler à cette allure, portée par le mouvement. Heureusement, encore ensuite, il y a mon roman qui m’attend. Et puis me remettre un peu à la peinture ou autre art plastique, et enfin à tout ce que j’aime faire et qui ne peut s’énumérer, tant tout m’intéresse. Il me semble que mes paupières, ma pupille, sont écarquillées, que j’ai des lampes à la place des yeux, tant je passe de temps à « voir » le texte d’Homère. Oui, et je sens ma tête creuse, comme un phare, tant le texte la remplit, la nettoie de l’inutile. J’ai la tête qui tourne, et c’est de pure joie.

Petit poème du jour

Moi, petite-fille de Vraie-louve
Que je suis en ma forêt profonde,
Mangeuse de la tête d’Homère,
Retourneuse de sexes et de textes,
Massacreuse de sots,
Langue des langues,
Je suis la joie aux yeux brillants,
Le repaire pour l’amour,
Et la route que je trace.
Ô popoï ! Je tonne sur Saint-Pierre,
Je neige sur les âmes,
Je fonds et je lave
La vallée qui aime mon âme,
Je dis aux rois vous n’êtes pas les rois,
Aux princes mince alors, vous êtes si minces
Que vous disparaissez déjà,
Dieu merci !
Et aux humbles, aux honnêtes,
Vous, vous sauvez le monde.
Je vois les mondes,
Je vois,
Je ris.

Dévor, l’humain augmenté

Ce qui sauve Dévor (Ulysse), à chaque fois, c’est son indestructible foi. Même quand il récrimine, il n’abandonne pas. Au chant XX, le voici tardant à trouver le sommeil en se demandant, non pas tant comment il va vaincre à lui seul des dizaines d’hommes, puisque Athéna l’a assuré de son aide, mais plutôt où, une fois qu’il les aura tués, il pourra se réfugier. Athéna vient, sans autre détail lui dit de ne se soucier de rien, il l’écoute, il s’endort.

On s’est habitué à voir les dieux partout chez Homère, mais Dévor est le seul personnage à avoir autant de contact avec le divin. Pendant cette nuit où malgré l’immense danger Dévor dort, par terre dans l’entrée du palais, sa femme, dans ses hauts et brillants appartements, tourmentée et appelant la mort, ne peut trouver le sommeil. Non, même chez Homère, le divin ne se manifeste pas si couramment ni si puissamment à tous, très loin de là. Dévor est l’exception. La dimension de Dévor, c’est celle de l’humain augmenté, augmenté d’un autre monde auquel les autres n’ont pas accès, ou auquel ils ont peu d’accès.

La déesse Cacheuse lui avait promis immortalité et jeunesse s’il restait auprès d’elle, caché. Il est parti, mais non sans emporter avec lui sa foi. Et la promesse de la déesse s’est quand même réalisée, au grand jour : près de trois mille ans plus tard, il est toujours là, toujours jeune et rajeunissant au fil des lectures et des traductions.

Après cette nuit, à l’aurore, Dévor adresse une prière à Zeus, lui demande deux signes pour confirmer qu’il est avec lui, signes que le dieu lui envoie aussitôt : un grondement de tonnerre, et une parole prophétique prononcée par une servante épuisée de travail à cause des prétendants. Une femme qui moud le grain pour nourrir contre son gré tout ce monde de la dévoration, que bientôt Dévor va rendre à la raison.