Une réflexion sur la culture et l’identité

Pénélope, par Domenico Beccafumi (wikimedia)

Pénélope, par Domenico Beccafumi (wikimedia)

Ulysse vient d’embarquer sur le bateau qui va enfin le ramener directement chez lui, voilà où j’en suis, joyeusement, ce soir. Quand je traduisais la Genèse, j’avais été émerveillée de découvrir que le mot hébreu pour dire « pupille » était le mot qui signifie dans cette langue « petit homme », parce qu’on y voit le reflet de l’homme en petit. J’ai découvert aujourd’hui, pas dans Homère mais dans le dictionnaire de grec, que le mot qui signifie « jeune fille » en grec ancien signifie aussi « pupille », pour la même raison – sauf que les Grecs, plutôt qu’un homme, y voient une jeune fille.

Encore une perle sexiste de traducteur : il est un mot grec qui signifie « irréprochable » mais sans aucune valeur morale, c’est une épithète honorifique très fréquente, accordée aux héros ou aux dieux notamment. Et les traducteurs écrivent donc « irréprochable », sans y mettre de sens moral, comme il se doit, chaque fois que l’épithète est attribuée à un personnage masculin. Mais lorsque Ulysse, parlant de Pénélope, emploie la même épithète, un tel traduit l’épithète par « vertueuse », un autre par « sans tache »… Ma parole, ces mecs, jusqu’à récemment, sont obsédés par la chasteté des femmes ! Et ce ne sont pas des Méditerranéens traditionnels, ni des musulmans, mais bien des hommes de la culture des Lumières. Sans cesse en train de qualifier les femmes de l’Odyssée de chastes quand Homère les dit sensées, ou courageuses, etc., enfin douées de qualités diverses comme les hommes – où j’en suis de ma traduction, au début du Chant 13 (sur 24), je n’ai vu Homère employer l’épithète signifiant chaste que pour la déesse Artémis, en effet fameuse pour son refus des hommes et sa chasteté délibérée. Homère ne juge pas plus la sexualité des femmes que celle des hommes. La chasteté des femmes n’est pas une vertu vantée dans l’Odyssée, qui décrit certes un monde patriarcal, mais d’un autre patriarcat et d’une autre culture que la nôtre, même si la nôtre en découle en grande partie. Je n’ai pas vu précisé que Pénélope était restée chaste en l’absence d’Ulysse. C’est ce qui est sous-entendu, mais enfin il est aussi sous-entendu qu’elle a flirté, acceptant de temps en temps des cadeaux ou faisant des promesses à tel ou tel, voire plus, qui sait ? Ce n’est pas le souci d’Homère, c’est pourquoi il n’est pas plus précis. Elle est la reine, une femme de pouvoir et de responsabilité, elle ne veut pas céder le trône et le domaine qui doivent revenir à son fils sinon à Ulysse, voilà l’essentiel.

Le fait est que tous les traducteurs d’Homère dans nos contrées chrétiennes l’ont traduit à partir de leur culture chrétienne, de leur regard chrétien – même s’ils étaient athées, l’athéisme étant une des multiples formes du christianisme. C’est pourquoi nous n’avons pas encore lu vraiment Homère. Il est vrai que c’est un effort de déculturation colossal que de s’extraire de sa culture, du regard biaisé de sa culture, pour en contempler une autre, surtout si elle est éloignée dans le temps, sans représentants vivants. C’est un effort de nature scientifique, l’effort vers lequel tendent les scientifiques, l’effort du regard le moins subjectif possible. Mais c’est cela, l’arrachement à la prison culturelle. À l’heure où nous parlons tant de culture et d’identité, prendre et faire prendre conscience que la culture et l’identité libèrent autant par l’effort de s’en extraire que par l’effort de les trouver, et jamais uniquement par l’un ou l’autre effort.

Par grâce

Terminé aujourd’hui la traduction du chant XII. Moitié du poème. Avant la fin du chant XIII, Ulysse sera chez lui. Je continue à noter le sexisme de tous les traducteurs, qui continuent à qualifier les femmes de « chastes » quand Homère les dit intelligentes ou puissantes. Ce n’est que l’un des aspects de la mécompréhension de l’Odyssée, une œuvre que tout le monde s’accorde à trouver puissante mais qui l’est encore plus que ce qu’on imagine. Au point de pouvoir, une fois révélée, bouleverser la compréhension que nous avons des Grecs – et donc de nous-mêmes. Nietzsche savait que nous n’avions pas fini de les comprendre. Pas à pas, palier par palier, bond après bond, s’en rapprocher. Mon travail sur ce texte constitue une énorme avancée, et il permettra à d’autres, de toutes langues, de continuer à travailler à partir de là. Et puis, même s’il doit rencontrer des résistances, il apparaîtra que ma traduction (très fidèle) parle vivement aux humains du 21e siècle. Voilà ce que je fais pour les humains, humblement, dans et par ma vie d’ermite et de voyante, sans rien attendre des humains.

Santé !

Je recevrai une première dose de vaccin la semaine prochaine, c’est très bien mais je trouve que la vaccination devrait être ouverte à tout le monde ; quelqu’un de vacciné, même si ce n’est pas une personne prioritairement à risque, protège tout le monde en étant vacciné. Et il faut penser que les jeunes ont largement le droit de voyager ou de faire d’autres activités pour lesquelles il faudra désormais être vacciné. Voilà plus d’un an qu’ils sont privés de vivre pour protéger les plus âgés, et maintenant ils devraient encore être privés de vivre pendant que les plus âgés, vaccinés, pourraient, eux, retrouver certaines activités ? On manque de doses ; que n’en achète-t-on aux Russes, comme l’a décidé l’Allemagne ? Il faut se procurer tous les vaccins sûrs qu’il est possible de trouver, puisque nous n’en produisons pas. Après un an et demi de pandémie, la logistique et la volonté politique continuent d’être à la traîne, c’est usant pour tout le monde et on ne sait ce que tout cela va générer à l’avenir.

oiseau de paradis,Au yoga ce matin, pour la première fois j’ai réussi à faire la posture de l’oiseau de paradis, qui est une posture de yoga avancé. En fait je ne m’y suis jamais entraînée, mais les deux ou trois fois où je l’ai rencontrée dans un cours et essayé de la faire, quand je me relevais je n’arrivais pas à garder mes mains liées dans mon dos. Mais ce matin, ça a marché. Une vraie joie. La preuve que le yoga quotidien fait doucement progresser le corps jusqu’à le rendre capable même de quelques postures improbables. Cela ressemble à ce qui se passe avec ma traduction. Parfois, soudain, quelque chose de tout nouveau se passe. Et là où j’en suis maintenant, ma traduction pourrait se passer de commentaire, tant elle dit par elle-même. Oui, ce sont des moments de joie indicible – il y a un adjectif grec merveilleux pour dire cela, et intraduisible par un seul mot en français : athesphatos, qui signifie « que les dieux même ne sauraient exprimer, ce dont on ne peut dire la grandeur, la beauté ». Ce que j’ai trouvé de plus grand en traduisant l’Odyssée, et qui se verra avec éclat sans qu’il soit besoin de l’expliquer ni de le commenter (ce que je ferai probablement quand même), je sens que c’est de cet ordre. À la santé d’Homère !

la vie très longue et infinie de l’esprit

Ma traduction de l’Odyssée avance, et aussi évolue, et elle est proprement « révolutionnaire », dans le sens où elle fait spécialement « retour » au chef-d’œuvre d’Homère tout en constituant une œuvre très grandement nouvelle dans le vaste champ des traductions existantes, donnant un sentiment de grande ancienneté et de grande modernité. Et il se pourrait que ce soit mon chef-d’œuvre, à moi aussi.

Sans doute faut-il, pour lire et donc a fortiori pour traduire une œuvre, autant de temps qu’il a fallu pour la créer, ou une capacité à autant de fulgurance. Et là je ne parle pas de quelque chose qui pourrait se produire de façon individuelle, mais du travail de l’esprit à travers le temps et à travers nous, les humains. L’esprit lâche des humains dans la nature et le temps, et d’un autre côté, tel un train, parcourt la nature et le temps, à disposition de qui veut monter à bord et voir autrement, mieux et plus vastement le paysage.

De ma vie quotidienne ordinaire, j’ai oublié beaucoup de choses et tant mieux, mais de ma vie dans l’esprit je n’ai rien oublié, j’en ai des souvenirs depuis que j’étais encore bébé, et ils sont toujours vivants. Voilà ce qu’est, par exemple, la vie très longue et infinie de l’esprit.

En regardant Le maître du haut château

J’ai commencé à regarder la série The Man in the High Castle, d’après le roman que je n’ai pas lu. Torture, chantage, élimination : les techniques des nazis n’appartiennent pas au passé, et l’uchronie de Philip K. Dick a bien lieu dans un temps, le nôtre, mais de façon cachée, souterraine et, dans les sociétés « avancées » comme la nôtre, en s’en prenant à tout dans un être mais pas au corps, justement afin d’éviter que par sa disparition il ne signale l’existence de ce monde immonde à l’arrière de notre monde. Pas de gaz pour éliminer les personnes qu’on veut éliminer, on les étouffe autrement, tout en les laissant vivre afin que leur vie apparente serve de témoignage contre elles-mêmes, si jamais elles voulaient dénoncer des faits qui seraient alors déclarés faux. Pour les néonazis souterrains, ceux qui n’affichent aucun signe de nazisme, qui ne se savent même pas eux-mêmes nazis, voire qui se croient humanistes et le font croire, un vivant rayé de la société est moins dangereux qu’un vivant qu’on a physiquement tué. Les morts crient, mais on peut empêcher les vivants de parler, ou de parler assez fort pour qu’on les entende. Cependant les vivants seront morts quand même un jour, et le jour viendra où leur cri sera entendu et leurs bourreaux démasqués, et le voile sur leur monde immonde arraché.

L’humble aristocratie d’esprit des Grecs de l’Odyssée, ou l’égalité en douceur

Une statue d'Arété, reine des Phéaciens, à Ephèse (image wikimedia)

Une statue d’Arété, reine des Phéaciens, à Ephèse (image wikimedia)

Dans l’Odyssée, presque chaque personnage dont il est question est dit le ou la meilleure, dans tel ou tel domaine, force, beauté, vaillance, sagesse, intelligence, etc. (vertus également distribuées aux personnages féminins et aux personnages masculins, divins ou humains – bien que peignant une société patriarcale, Homère, lui, n’est pas sexiste). Les Grecs anciens aiment l’excellence, et c’est d’autant plus beau que leur élitisme est à la fois fier et humble, ne manquant ni d’élégance ni de générosité. Tous ces meilleurs et meilleures en ceci ou cela (même si par ailleurs ils peuvent avoir d’horribles torts ou défauts) sont en fait, précise quasiment toujours le texte, le meilleur ou la meilleure… après tel ou telle autre, ou tout au moins avec tel ou telle autre.

L’élitisme des Grecs est partagé, un peu comme don et contre-don, mais gratuitement, par grâce, par amour. Il n’est pas le signe d’un désir d’être premier – puisqu’on s’empresse de placer toujours une autre personne au-dessus de la meilleure personne – ni d’une volonté de hiérarchisation des êtres humains, même s’il y a bien dans les faits des hiérarchies sociales, mais celui d’une capacité pleine de fraîcheur à s’émerveiller, et notamment à s’émerveiller de la nature humaine, et des qualités d’autrui comme de soi. Les adjectifs « divine », « divin », et apparentés, émaillent tout le texte et peuvent s’appliquer à tout être – beaucoup se sont étonnés, à travers les siècles, qu’Homère ait qualifié un porcher de divin – c’est qu’ils n’ont rien compris à Homère.

Seuls quelques criminels particulièrement indignes, comme Égisthe, ne suscitent aucune reconnaissance de quelque supérieure qualité et n’inspirent aucun respect. Ulysse dans une très belle scène rend hommage à l’un de ses compagnons qui n’est ni vaillant au combat, ni futé, mais mort d’ivrognerie, avec le même respect qu’il le ferait pour un compagnon plus doué ou plus noble. Le rapport entre hommes et femmes est aussi très égalitaire, malgré des rôles sociaux définis : tous ces guerriers par exemple obéissent avec joie à Circé (après qu’elle leur a rendu depuis longtemps leur forme humaine), comme ils obéiraient à un homme qui serait d’aussi excellent conseil ; Pénélope, Hélène, Arété et bien d’autres femmes sont écoutées avec grand respect (mais les traductions, j’en ai déjà parlé, ajoutent souvent du sexisme où il n’y en a pas dans le texte). Les qualités de cœur des uns, des unes et des autres, ne sont pas vantées mais à tout instant manifestées. Une même épithète, largement appliquée, peut signifier aussi bien « au grand cœur » que « au grand courage ». Voilà sans doute le plus bel élitisme de l’Odyssée.

Commencé ce lundi la traduction du chant 12 – sur 24. Ce qui me tient des heures à ma table n’est pas tant le désir de terminer vite que le désir de continuer à lire. Je suis prise par le texte comme on peut l’être par un excellent polar. En français, non. Mais en grec, oui, c’est une merveille absolue. Moi non plus je ne pourrai pas la restituer toute en français, mais je ferai de mon mieux, après tant d’autres, meilleurs hellénistes que moi.

La leçon de Tantale

Finissant de traduire le chant XI, une visite aux enfers très antérieure à celle de Dante mais non moins puissante ni moins belle – plus, même, à mon sens, ne serait-ce que par son caractère originel – j’arrive au supplice de Tantale et j’ai pitié de lui qui, debout dans un lac, de l’eau jusqu’au menton, et assoiffé, ne peut boire, car dès qu’il se penche, l’eau se tarit, « et la terre noire apparaît autour de ses pieds » ; une multitude de beaux fruits pendent au-dessus de sa tête, mais dès qu’il tend la main pour les cueillir, le vent les emporte jusqu’aux « sombres nuages ».

Tantales en tous genres, que ne sortez-vous tout simplement de tel funeste lieu ? À pied, à la nage, comme vous voulez, partez, au lieu de vous obstiner à essayer de saisir ce qui est insaisissable. Ailleurs l’eau et les fruits sont encore meilleurs, et vous pourrez boire, cueillir et manger.

Tantale est supplicié pour avoir donné son enfant à manger aux dieux, par ruse. Pour sortir du supplice il faudrait qu’il soit capable de reconnaître son crime mais il ne l’est pas, voilà ce qui le paralyse et le supplicie.