Le combat continue

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Je n’ai cessé de lutter contre la police des corps et contre la police des esprits. La « police » s’est vengée et mon travail sur le sexe, sur la politique, sur la religion, m’a valu d’être exclue du monde de l’édition et de la presse. Ainsi s’organise aujourd’hui la censure. Mais rien de ce que j’ai fait n’est perdu, et après avoir œuvré pour aider les hommes à se libérer physiquement et spirituellement, après avoir travaillé pour aider les humains à se libérer de ce et ceux qui oppriment leur sexualité, puis pour aider les croyants à libérer leur religion, quelle qu’elle soit, en se libérant de ce et ceux qui en font un instrument d’oppression, après avoir travaillé dans ces domaines éminemment politiques, je continue maintenant à œuvrer, à écrire, en regardant du côté des activistes qui essaient de réinventer le combat politique et la politique.
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« Acta non verba », les antifas vus par Hazem


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S’il passe par chez vous, allez-y : réalisé en 2014 par Hazem (militant antifasciste marseillais) avec la participation de Nosotros (Marseille), Lucio (Paris), FTP (Marseille), Antira football (Hambourg), Rote Flora (Hambourg), Askatasuna (Turin), Antifa Boxe (Turin), Moscow Death Brigade (Moscou), P. Silaev (Moscou), La Horde et Quartiers libres (Paris-banlieue),le film est intéressant, et le fait de le faire suivre d’un débat avec le réalisateur et des personnes qui y ont participé fait partie des actes revendiqués dans son titre. Au cinéma La Clef où il passait aujourd’hui, Lucio Urtubia répétait : « il ne suffit pas de parler, il faut faire, il faut faire ! ». Rappelant aussi la nécessité du courage, et déplorant le mauvais comportement de la France depuis un siècle, par rapport aux républicains espagnols, puis dans la collaboration avec les nazis, puis dans la guerre d’Algérie… Réaffirmant cependant son amour pour ce pays où il s’est réfugié suite à la guerre d’Espagne et où il a ouvert un lieu alternatif, l’espace Louise Michel.

Hazem, le réalisateur, se disait préoccupé par la montée des extrêmes-droites et la nécessité d’unité entre les différents activistes anti-fascistes et progressistes. « Nous, on n’est pas dans une posture dogmatique, dit-il aussi, mais dans la solidarité avec les dominés. »

L’antifasciste de Marseille regrettait, comme dans le film, le manque de penseurs. La nature ayant horreur du vide, dit-il, le fascisme s’y engouffre. Il proposait aussi des pistes de réflexion et d’action.  « Il y a deux terrains sur lesquels les libertaires se sont toujours battu, rappelait-il : la prison, et la Palestine. On est sur la question de la Palestine depuis les années 70, depuis bien plus longtemps que Dieudo, Soral et les autres connards. Lors de l’assassinat d’Ibrahim Ali par des colleurs d’affiches de Le Pen, en 1995, Dieudonné était avec nous, et Ibrahim Ali était représenté par Me Collard. Voyez ce qu’il en est aujourd’hui, ce qu’ils sont devenus. Et le quartier de Marseille où le crime a eu lieu a maintenant un maire Front National. »

Sites liés au film : La Horde ; Quartiers libres.

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(actualisé) Des Grecs pour suivre ce qui va se passer en Grèce ces jours-ci


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Un  site d’actualités grecques en français : okeanews.fr

et le twitter de son fondateur, Olivier Drot

Le blog en français d’un historien et ethnologue grec, Panagiotis Grigoriou : greekcrisis.fr

Les images d’une photographe grecque, Ana Dumitrescu : anadumitrescu.com

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Voir aussi, pour élargir la vision, mes extraits de lectures de La stratégie du choc, de Naomi Klein (en 17 articles).

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« La République fédérale passe pour être un modèle de stabilité. Combien de fois l’Allemagne a-t-elle fait faillite, au total ?

Cela dépend du mode de calcul. Rien qu’au cours du siècle dernier, au moins trois fois. Après les premiers défauts de paiement, dans les années 1930, les Etats-Unis ont consenti une remise de dette considérable à la République fédérale, en 1953. A partir de là, l’Allemagne s’est portée comme un charme pendant que le reste de l’Europe se saignait aux quatre veines pour panser les plaies laissées par la guerre et l’occupation allemande. Même en 1990, le pays s’est retrouvé en situation de non-paiement. » Lire tout l’article « Au XXe siècle, Berlin a été le roi de la dette ».

« Le mouvement allemand anti-islamique Pegida est un vampire que nous devons tuer », par Timothy Garton Ash

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Capture d’écran du site du tabloïd allemand « Bild » qui publie une photo du fondateur du mouvement anti-islam Pegida, Lutz Bachmann, posant en Adolf Hitler. (Bild.de / Francetvinfo). Suite au scandale, il a démissionné.

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Voici ma traduction du texte de Timothy Garton Ash paru dans le Guardian le 18 janvier 2015. Les notations entre crochets […] sont de moi.

Alors que la suspicion envers les musulmans augmente en Allemagne et en France, le danger d’une spirale vicieuse est palpable. Il nous faut contrer cette xénophobie maintenant – avant qu’il ne soit trop tard.

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« Non, non, sûrement pas. Par-dessus tout le reste, pas ça. Trois jours avant l’assassinat d’un jeune Érythréen à Dresde, une croix gammée avait été barbouillée sur la porte de son appartement. Le soir où il a été poignardé à mort, lundi dernier, le mouvement islamophobe déjà bien connu dans le monde sous le nom de Pegida avait tenu sa plus grande manifestation à ce jour dans cette belle ville sur l’Elbe. Et il n’y a pas que l’Allemagne. Alors qu’un complot terroriste islamiste a été déjoué en Belgique juste après le massacre à Charlie Hebdo, les politiciens d’extrême-droite cherchent à ramasser des votes à travers l’Europe sur la xénophobie et le rejet de l’immigration. Il y a un réel et bien présent danger de spirale descendante, dans laquelle des minorités radicalisées, musulmanes et anti-musulmanes, entraîneront des majorités anxieuses, non-musulmanes et musulmanes, dans la mauvaise direction. Seul peut l’en empêcher un effort conscient et quotidien de chacun de nous.

Heureusement le cas de Dresde n’est pas, jusqu’à présent, représentatif de toute l’Allemagne. Dresde se trouve au cœur pittoresque d’un coin tout à fait inhabituel de l’ex-Allemagne de l’Est. Contrairement à la plupart des grandes villes allemandes, elle connaît un faible niveau d’immigration, et peu d’expérience de vivre avec la différence culturelle. À l’époque communiste, on appelait ce coin « la vallée des désemparés », parce que ses habitants ne pouvaient pas recevoir les chaînes de télévision ouest-allemandes. Il semble que jusqu’à présent la plupart des participants aux manifestations de Pegida soient d’âge moyen, et donc formés par une vie abritée dans l’ancienne Allemagne de l’Est.

Depuis l’unification, la Saxe connaît un vote particulièrement élevé pour les partis d’extrême-droite, dont un choquant 9,2 % pour le NPD (Nationaldemokratische Partei Deutschlands) [parti néonazi] aux élections parlementaires en 2004.

Les manifestants ont pris le chant de la révolution de velours de 1989, Wir sind das Volk, et lui ont donné un sens tout à fait différent : non pas « Nous sommes le peuple » aspirant à l’autodétermination démocratique, mais « Nous sommes le Volk », ethniquement défini, comme dans la bouche d’Adolf Hitler [et de Heidegger]. Le titre même du mouvement a un parfum d’anachronisme. Pegida signifie Patriotische Europäer Gegen die Islamisierung des Abendlandes, habituellement traduit par : les Européens patriotiques contre l’islamisation de l’Occident.

Mais Abendland est un mot ancien très connoté, signifiant littéralement « Terre du soir » (c’est-à-dire là où le soleil se couche). Oswald Spengler l’a utilisé dans son monumental essai après la Première guerre mondiale sur le pessimisme culturel allemand, Der Untergang des Abendlandes, faiblement traduit par Le déclin de l’Occident. Le terme « Européens patriotiques » porte aussi un étrange mélange de timidité culturelle et d’affirmation de soi. Que Dieu nous aide, on sent qu’ils veulent presque dire : chrétiens. Oh oui, et blancs – blancs avec des bords bruns.

Et qui, pourrions-nous demander, sont les Européens non-patriotiques ? L’un des organisateurs de Pegida, Thomas Tallacker, a posté sur Facebook en 2013 : « Que devons-nous faire avec les hordes à 90 % incultes qui exploitent notre bien-être et saignent notre état social ? » Et, après une attaque au couteau locale : « Sûrement encore un Turc Ramadan dérangé ou affamé ». Pendant des années, Tallacker a été membre du conseil municipal de la célèbre ville où se fabrique la porcelaine de Meissen, représentant le parti d’Angela Merkel, l’Union chrétienne-démocrate.

De retour à Paris, Jean-Marie Le Pen a twitté la semaine dernière, en anglais : « Keep calm and vote Le Pen ». Le fait que le gars musulman sympathique et poli qui livrait des pizzas (comme le fit l’un des frères Kouachi) s’avère être un assassin islamiste est en lien avec la suspicion montante des gens dits ordinaires envers les musulmans. Les mosquées britanniques et les centres islamiques ont signalé une forte augmentation des messages menaçants. Selon une étude commandée par la fondation Berteslmann, une proportion choquante de 57 % des Allemands non-musulmans voit maintenant les musulmans comme une menace.

Et il y a autour de ça beaucoup de politiciens, de journalistes et d’agitateurs pour brasser cette suspicion. Nigel Farage de l’UKIP a même parlé d’une «cinquième colonne» au sein de son peuple anglais. (Ou de son Volk ?)

Tout ceci produira à son tour davantage d’angoisse parmi les musulmans européens, et si nous n’y prenons garde, davantage de radicalisation parmi une petite minorité d’entre eux. Ironie du sort, la manifestation Pegida de lundi a été annulée après ce qui semble être une menace djihadiste à l’un de ses dirigeants. Les symptômes de la radicalisation comprennent une augmentation des attaques antisémites, qui semblent maintenant venir davantage des extrémistes musulmans que de l’antisémitisme à l’ancienne des « Européens patriotiques » barbouilleurs de croix gammées. Il est horrible d’entendre des juifs français, membres de l’une des plus grandes et des plus anciennes populations juives d’Europe, dire qu’ils ne se sentent plus en sécurité en France. Ces attaques antisémites alimentent plus de suspicion et la peur des musulmans, qui à son tour…

Comment pouvons-nous arrêter la spirale vicieuse ? Traditionnellement, les partis européens de centre-droit, tels que la CDU et les conservateurs, ont viré vers la droite pour reconquérir ces électeurs.

Jusqu’à un certain point, c’est légitime. Mais au-delà de ce point, il faut faire ce que la chancelière Merkel a maintenant fait et dit : assez – n’allons pas plus loin. Les messages délivrés par les hommes politiques sont importants. De même que ceux que nous entendons de la part des responsables religieux, et que la façon dont ces histoires sont couvertes par les médias. Et pour finir, c’est nous, les citoyens, que cela concerne. Le dimanche suivant les attaques à Charlie Hebdo, plus de 3 millions de personnes ont donné dans les rues de France un magnifique exemple de la façon dont une grande nation européenne – en fait, permettez-moi de dire en tant qu’Anglais, la grande nation européenne par excellence – répond à un tel défi. Français et Françaises musulmans ont remis des roses blanches à leurs concitoyens et concitoyennes juifs, chrétiens et athées. Ensuite, ils se sont unis pour chanter la Marseillaise, l’hymne national le plus vibrant du monde.

Mais c’était seulement un dimanche. C’est sur tous les autres jours, les jours de travail et les jours gris, que la lutte pour faire une Europe de nations civiques et inclusives, sera gagnée ou perdue. À son retour de la démonstration d’unité à Paris, David Cameron a noté une pancarte qu’il avait vue. On y lisait Je suis Charlie, Je suis flic, Je suis juif. Il y manquait une ligne : Je suis Ahmed. Car l’un des policiers tués par les frères Kouachi était un musulman français nommé Ahmed. #Je Suis Ahmed a émergé comme hashtag sur Twitter pour compléter, et non pour rivaliser avec, #Je suis Charlie, et j’ai immédiatement commencé à l’utiliser ainsi.

Sans jamais transiger sur les essentiels d’une société ouverte, y compris sur la liberté d’expression, nous, Européens non-musulmans, devons continuer à envoyer ces petits signaux à nos compatriotes musulmans européens, à la fois en ligne et dans nos interactions personnelles de tous les jours. Le meilleur signal de tous est celui qui indique qu’aucun signal explicite n’est nécessaire. C’est ce qui arrive la plupart du temps dans une ville comme Londres : on prend juste pour acquis que les musulmans anglais sont aussi anglais que n’importe qui d’autre – et qu’en vérité il n’y a pas de « eux », mais seulement un plus grand, glorieusement mélangé et complexe « nous ». C’est ainsi que nous allons gagner le plébiscite chaque jour. Et c’est ainsi que nous verrons disparaître un vampire nommé Pegida. »

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Alexander Grothendieck, « La clef des songes » (3) Sur la responsabilité

Voici la dernière partie de notre lecture du livre spirituel du génial mathématicien, avec ce choix de passages – les précédents sont ici et ici (sur la création). Le livre peut aussi être lu en entier en pdf.

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« Car la laideur est de l’homme seul et non de la nature, et notre laideur et celle des autres est là comme une tâche et comme une l e ç o n  pour être apprise et connue, comprise et assumée, et comme une é p r e u v e  pour être surmontée…
C’est pourquoi aussi un soi-disant « art » qui cultive « le beau » en fuyant « le laid » comme la peste, n’a d’ « art » que le nom. Il est non seulement stérile, mais de plus (et les deux vont de pair), il dégage un ennui mortel, l’ennui des choses f a u s s e s, des choses insipides que seul l’homme sait produire ! L’amour n’est pas moins réel ni moins grand parce qu’il y a un pot de chambre sous le lit des amants, ni la mort un passage moins crucial pour l’âme et un processus moins essentiel et moins créateur dans le flux puissant de la vie, parce que les chairs de ce qui fut un corps vivant se faisandent et que leur odeur peut-être nous incommode, ni l’enfantement et la naissance d’un nouvel être un événement moins marquant et une expérience moins profonde pour la mère et pour l’enfant, parce que les draps de l’accouchée sont maculés peut-être d’urine et de sang… »

« La résonance « spirituelle » dans ma connaissance du feu est d’ailleurs forte et irrécusable (et il n’y a pour moi qu’il en était de même de la connaissance que mon père avait des âpres hivers de la Russie). Il y a un sens très vif de la beauté et d’une certaine qualité v i v a n t e du feu. Je souffre quand je vois un feu maltraité et malheureux, chose qui n’est pas si rare hélas. La façon dont quelqu’un s’occupe d’un feu en dit beaucoup sur lui, y compris sûrement au niveau spirituel. Tout est relié, et notre être s’inscrit dans chacun de nos faits et gestes. »

« Ce sceau du Groupe sur l’être en formation, transmis qu’il est par les êtres adultes de son entourage déjà marqués par ce même sceau et qui se bornent à perpétuer aveuglément les mutilations reçues par eux-mêmes, ne changera sa nature, viscéralement et foncièrement ignorante des processus créateurs et ennemie de tout signe d’autonomie intérieure du jeune enfant, et l’ambiance qui entoure celui-ci ne changera radicalement de nature, que si les hommes qui constituent le Groupe ont déjà changé.
Depuis ses origines, l’humanité est restée bloquée spirituellement dans ce cercle vicieux, dont la boucle d’acier me paraît tout aussi tenace aujourd’hui qu’elle le fut jamais – le réflexe du troupeau me paraît marqué dans la psyché humaine aussi profondément et de façon aussi généralisée que jamais. Si « progression » il y a, elle n’est en tout cas pas dans un quelconque affaiblissement de ce réflexe, et des attitudes d’irresponsabilité personnelle qui l’accompagnent. Bien au contraire, cette irresponsabilité me paraît aujourd’hui plus grande peut-être qu’elle ne le fut jamais, encouragée qu’elle est encore par la mainmise de plus en plus envahissante de l’État et de ses institutions sur la vie personnelle de chacun. »

« À mesure qu’un être mûrit spirituellement (…) c’est la qualité de vérité, d’authenticité de ses actes, ou au contraire leur caractère « faux », factice, « facile », ou mécanique, qu’il aura tendance de plus en plus à prendre comme mesure de leur caractère « bienfaisant » ou « malfaisant », comme la mesure du « bien » et du « mal ». C’est ce discernement délicat, jamais acquis, toujours à renouveler dans toute situation nouvelle à laquelle il se trouve confronté, en tenant compte de « la loi » simplement comme d’une contrainte parmi d’autres plus ou moins impérieuses suivant les circonstances, qui de plus en plus lui tiendra lieu de lumière pour éclairer et pour guider ses actes ; en accord avec la loi s’il est possible, et à son encontre s’il le faut, et dans un cas comme dans l’autre, tant spirituellement que pratiquement, à ses propres risques et périls. »

« Certes, il n’y a rien de plus fréquent que la conviction à bon compte d’avoir bien agi. Les pires abominations se commettent dans l’inébranlable conviction de faire ce qu’on a à faire (avec le plus souvent l’approbation totale et unanime du Groupe auquel on s’identifie, est-il besoin de le dire…), d’être on ne peut plus « en règle avec sa conscience » (qui a toujours bon dos). Sans doute même ne pourraient-elles pas s’accomplir sans cela, et en tout cas pas en pleine connaissance de causeMais cette conviction, tout comme ce qu’on appelle communément « la conscience » proviennent du moi, elles n’impliquent pas les couches tant soit peu profondes de la psyché et ne sont nullement le reflet ou la source d’une véritable connaissance. Ces convictions font partie des accessoires du rôle que nous avons choisi de jouer, et cette « conscience » (qu’elle soit « bonne » ou «  mauvaise », peu importe la différence…) fait partie du livret. Ces simagrées-là se déroulent dans les couches périphériques de la psyché. Et je n’ai aucun doute que dans ce cas si commun, celui du sempiternel « cinéma » qu’on joue à soi-même, on est toujours parfaitement au courant du jeu qui se joue. Mais cette connaissance reste à fleur de conscience, et au besoin est refoulée dans les parties plus ou moins profondes de l’Inconscient. »

« Cette voix-là [celle de la bonne ou de la mauvaise conscience] n’est ni plus ni moins que celle du Censeur, fidèle Gardien de la Loi et des processus du Groupe intériorisés par l’ego. J’ai parlé dans le texte principal de la « bonne » conscience (« à bon compte »). Pour ce qui est de la mauvaise, je donnerai comme exemple instructif (parmi des millions similaires) celui du commandant de camp de concentration SS qui à coup sûr, le jour où il n’arrive pas (pour des raisons techniques indépendantes de sa bonne volonté manifeste) à remplir son « quota » quotidien de juifs à faire passer au four crématoire, ne manquera pas d’avoir mauvaise conscience vis-à-vis du Fürher et de la Nation germanique ; tout au moins si c’est un homme de scrupule et de devoir digne des hautes responsabilités à lui confiées. »

« Ainsi l’acte « bon » ou « bénéfique », celui qui œuvre « le bien », n’est plus pour moi celui dont les conséquences prévues me paraissent telles, ni celui accompli dans de louables intentions, et encore moins l’acte « licite », conforme à la loi ou aux usages, mais bien l’ a c t e f e r t i l e spirituellement. Et si modeste et si humble soit-il, l’acte fertile pour celui qui l’accomplit est aussi l’acte fertile pour tout autre être et pour tout l’Univers dans sa totalité. Un tel acte ne présuppose chez celui qui l’accomplit aucune connaissance sur la nature de l’acte et sur ses effets possibles, probables ou certains, ni immédiats ni lointains. Il ne présuppose aucune maturité spirituelle ou mentale particulière. L’acte fertile n’est autre que l’ a c t e  a u t h e n t i q u e, c’est-à-dire celui accompli dans un é t a t  d e  v é r i t é  d e  l’ ê t r e. Un tel acte est accessible à chacun à tout moment, en toutes circonstances, conformément à son propre libre choix. Accomplir un tel acte, c’est simplement être fidèle à soi-même, à « ce qui est le meilleur en nous ». C’est simplement « être soi-même » en acquiesçant à son propre devenir spirituel, c’est véritablement être, et c’est véritablement d e v e n i r. »

« Je voudrais revenir encore sur l’ é t a t  d e  v é r i t é. C’est donc là l’état créateur au plan spirituel, l’état « pleinement créateur » dont sourd l’œuvre spirituelle. On peut aussi le décrire comme l’état d’une c o m m u n i o n avec l’Hôte invisible, avec Dieu en nous : l’ é t a t  d’ é c o u t e  d e  l a  v o i x  i n t é r i e u r e, de cette voix qui nous souffle, en chaque moment où nous faisons silence, ce qui est essentiel pour éclairer notre libre choix vers « l’acte juste » qui correspond aux exigences de ce moment. Cette écoute créatrice n’est pas l’écoute passive, celle qui se borne à « prendre connaissance », mais une é c o u t e e f f i c a c e, rendue telle par la foi en ce qui est entendu. En cette foi immédiate et nue gîte l’étincelle prête en tout moment à fuser, à embraser et à se transformer en acte créateur – tel un feu qui jaillit et saisit et transforme un bois mort en chaleur et en flammes ! C’est elle, la foi, la virginale ardeur de l’âme qui éveille la force enfouie ou assoupie au fond des souterrains et qui libère, anime et soutient. C’est elle qui transforme brebis moutonnière en aigle, au vol puissant et solitaire… »

« Il semblerait que dans les Desseins de Dieu sur l’homme, ce soient la liberté et la responsabilité humaines qui soient la  p r i o r i t é  p r e m i è r e  e t  i n v i o l a b l e, alors que le temps, les errances, les errements et la souffrance (se prolongeant à l’infini et sans mesure aucune, dirait-on…) ne soient pas pour Lui de la moindre conséquence ; si ce n’est, uniquement, en tant que p r i x pour l’ultime fruition de ce « premier », comme la v o i e vers l’épanouissement ultime de la libre créativité de l’être. »

« Tout acte créateur, si infime qu’il puisse paraître, et alors même qu’il semblerait à jamais perdu et oublié, est un c o m m e n c e m e n t, géniteur fécond d’une suite sans fin d’actes issus de lui qui le continuent et le parachèvent. Toute création, en tant qu’œuvre qui n’est pas que de l’homme mais aussi de Dieu, a vie et valeur éternelle. »

« Pour moi ça avait été le magouillage généralisé scientifiques-militaires qui avait fini par me mettre en marche. Pour un autre c’était le bruit de nuit et de jour qui soudain lui apparaissait dans toute sa dimension démentielle. Pour un autre encore, l’air même qu’il respirait, auquel il n’avait jamais prêté attention et qui, il le sentait bien à présent, insidieusement le rongeait. Ou des longues études dans lesquelles on s’était investi avec une conviction de commande et dont on découvrait, dans une clarté soudaine et fulgurante, qu’elles n’avaient aucun sens – une simagrée de singes dressés ! Tel autre expulsé de chez lui avec les siens à brève échéance, par quelque sombre spéculation immobilière. Ou la muette menace d’une centrale nucléaire non loin de là (…) Pour ces hommes et ces femmes (et bien souvent des gosses aussi, dont la carapace isolante est moins épaisse et moins étanche), de découvrir qu’ils n’étaient pas seuls de leur espèce, que d’autres avaient passé et passaient par de tels caps et ne craignaient pas d’en parler, était une délivrance. Le travail le plus utile, je crois, que nous avons pu faire par le moyen du groupe et de son bulletin, c’était d’aider certains parmi eux à sortir de cet isolement, vécu souvent comme une tare et comme une impuissance, et à se découvrir porteurs d’un mouvement qui les dépassait autant qu’il dépassait le petit groupe aux moyens ô combien modestes que nous formions. »

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