Lire Grothendieck est une merveille pour tout·e chercheur·e, pour comprendre ce que nous faisons quand nous cherchons et découvrons. Voici une deuxième salve d’extraits que j’ai sélectionnés, assise sur ma pierre dans un recoin du jardin alpin, après avoir longuement contemplé la vie dans les bassins.
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« Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’ Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre. Et la maison la plus belle, celle en laquelle apparaît l’amour de l’ouvrier, n’est pas celle qui est plus grande ou plus haute que d’autres. La belle maison est celle qui reflète fidèlement la structure et la beauté cachées des choses.
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Mais la réalité (qu’un rêve hardi parfois fait pressentir ou entrevoir, et qu’il nous encourage à découvrir…) dépasse à chaque fois en richesse et en résonance le rêve même le plus téméraire ou le plus profond.
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Plutôt que de me laisser distraire par les consensus qui faisaient loi autour de moi, sur ce qui est « sérieux » et ce qui ne l’est pas, j’ai fait confiance simplement, comme par le passé, à l’humble voix des choses, et à cela en moi qui sait écouter. La récompense a été immédiate, et au delà de toute attente. En l’espace de ces quelques mois, sans même « faire exprès », j’avais mis le doigt sur des outils puissants et insoupçonnés. Ils m’ont permis, non seulement de retrouver (comme en jouant) des résultats anciens, réputés ardus, dans une lumière plus pénétrante et de les dépasser, mais aussi d’aborder enfin et de résoudre des problèmes de « géométrie de caractéristique p » qui jusque là étaient apparus comme hors d’atteinte par tous les moyens alors connus.
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Dans notre connaissance des choses de l’Univers (qu’elles soient mathématiques ou autres), le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. C’est l’innocence originelle que nous avons tous reçue en partage à notre naissance et qui repose en chacun de nous, objet souvent de notre mépris, et de nos peurs les plus secrètes. Elle seule unit l’humilité et la hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les choses pénétrer en nous et de nous en imprégner.
Ce pouvoir-là n’est nullement le privilège de « dons » extraordinaires – d’une puissance cérébrale (disons) hors du commun pour assimiler et pour manier, avec dextérité et avec aisance, une masse impressionnante de faits, d’idées et de techniques connus. De tels dons sont certes précieux, dignes d’envie sûrement pour celui qui (comme moi) n’a pas été comblé ainsi à sa naissance, « au delà de toute mesure ».
Ce ne sont pas ces dons-là, pourtant, ni l’ambition même la plus ardente, servie par une volonté sans failles, qui font franchir ces « cercles invisibles et impérieux » qui enferment notre Univers. Seule l’innocence les franchit, sans le savoir ni s’en soucier, en les instants où nous nous retrouvons seul à l’écoute des choses, intensément absorbé dans un jeu d’enfant…
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je ne vois personne d’autre sur la scène mathématique, au cours des trois décennies écoulées, qui aurait pu avoir cette naïveté, ou cette innocence, de faire (à ma place) cet autre pas crucial entre tous, introduisant l’idée si enfantine des topos.
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Oui, la rivière est profonde, et vastes et paisibles sont les eaux de mon enfance, dans un royaume que j’ai cru quitter il y a longtemps. Tous les chevaux du roi y pourraient boire ensemble à l’aise et tout leur saoul, sans les épuiser! Elles viennent des glaciers, ardentes comme ces neiges lointaines, et elles ont la douceur de la glaise des plaines. Je viens de parler d’un de ces chevaux, qu’un enfant avait amené boire et qui a bu son content, longuement. Et j’en ai vu un autre venant boire un moment, sur les traces du même gamin si ça se trouve – mais là ça n’a pas traîné. Quelqu’un a dû le chasser. Et c’est tout, autant dire. Je vois pourtant des troupeaux innombrables de chevaux assoiffés qui errent dans la plaine – et pas plus tard que ce matin même leurs hennissements m’ont tiré du lit, à une heure indue, moi qui vais sur mes soixante ans et qui aime la tranquillité. Il n’y a rien eu à faire, il a fallu que je me lève. Ça me fait peine de les voir, à l’état de rosses efflanquées, alors que la bonne eau pourtant ne manque pas, ni les verts pâturages. Mais on dirait qu’un sortilège malveillant a été jeté sur cette contrée que j’avais connue accueillante, et condamné l’accès à ces eaux généreuses. Ou peut-être est-ce un coup monté par les maquignons du pays, pour faire tomber les prix qui sait? Ou c’est un pays peut-être où il n’y a plus d’enfants pour mener boire les chevaux, et où les chevaux ont soif, faute d’un gamin qui retrouve le chemin qui mène à la rivière…
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Sans avoir eu à me le dire jamais, je me savais le serviteur désormais d’une grande tâche : explorer ce monde immense et inconnu, appréhender ses contours jusqu’aux frontières les plus lointaines; et aussi, parcourir en tous sens et inventorier avec un soin tenace et méthodique les provinces les plus proches et les plus accessibles, et en dresser des cartes d’une fidélité et d’une précision scrupuleuse, où le moindre hameau et la moindre chaumière auraient leur place… C’est ce dernier travail surtout qui absorbait le plus gros de mon énergie – un patient et vaste travail de fondements que j’étais le seul à voir clairement et, surtout, à « sentir par les tripes ». C’est lui qui a pris, et de loin, la plus grosse part de mon temps, entre 1958 (l’année où sont apparus, coup sur coup, le thème schématique et celui des topos) et 1970 (l’année de mon départ de la scène mathématique).
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La « création » dans mon travail de mathématicien, c’était avant tout là qu’elle se plaçait : dans cette attention intense pour appréhender, dans les replis obscurs, informes et moites d’une chaude et inépuisable matrice nourricière, les premières traces de forme et de contours de ce qui n’était pas né encore et qui semblait m’appeler, pour prendre forme et s’incarner et naître… Dans le travail de découverte, cette attention intense, cette sollicitude ardente sont une force essentielle, tout comme la chaleur du soleil pour l’obscure gestation des semences enfouies dans la terre nourricière, et pour leur humble et miraculeuse éclosion à la lumière du jour. »
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aujourd’hui au jardin des Plantes, photos Alina Reyes
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