Léonard de Vinci : pierres levées de la Vierge aux rochers et autres pensées

 

« Enter Time ». Shakespeare, The Winter’s Tale, IV, 1

Leonardo_Da_Vinci_-_Vergine_delle_Rocce_(Louvre)

À l’avant du tableau, la « scène du néant », comme l’écrit Shakespeare (sonnet 15) un siècle après que Léonard l’a peinte.1 Au bord de laquelle se tient l’enfant Jésus, et toute la scène. Léonard de Vinci a étudié obstinément l’eau, ses mouvements, ses tourbillons. Voici un autre tableau, après ceux que nous avons vus hier et avant-hier, qui donne à saint Jean une importance ici clairement et étrangement appuyée par le doigt de l’ange qui le désigne, lui le Baptiste, plutôt que le Christ – contre toute orthodoxie. Pourquoi ? J’y ai songé une bonne partie de la nuit. Pourquoi ce geste si insistant de l’ange, avec cette main démesurée pour renforcer l’indication ? Autant que je sache, depuis cinq cents ans, c’est une question, capitale, à laquelle nul n’a répondu. Mais ma « contemplation » m’a fait « faire temple » avec Léonard, pénétrer dans son temple, sa pensée, et le paysage s’est éclairci au fil de mon chemin.

On a souvent noté la sauvagerie inhabituelle en son temps des paysages des derniers tableaux de Léonard, la Joconde bien sûr et aussi la Sainte Anne (paysage dont il ne reste rien dans le Saint Jean). La Vierge aux rochers, peinte quelques années avant ces deux derniers, présente un plein cadre d’univers minéral. Léonard a écrit une belle page sur l’attraction de l’abîme, de la grotte. On distingue un pont à l’arrière-plan de la Joconde : seul témoin d’une humanité ou symbole métaphysique ? Le fait est que le peintre dans ces œuvres lie l’humanité et même la divinité à une nature immémoriale et immaculée. Dans ces espaces évoquant l’abîme du temps, sur ces scènes du néant, il peint l’humain dans son caractère éphémère et pourtant perpétué grâce à la génération et aux générations (explicitement figurées dans la Sainte Anne avec sa descendance) qui, par la grâce du Christ, arbre vert, remontent de la mort, de la « terre », au « ciel » (et nous avons vu le rapport de la Joconde et du Saint Jean avec cette Sainte Anne).

Revenons à notre question : pourquoi saint Jean ? Pourquoi est-ce lui qui nous est désigné par l’ange ? J’ai d’abord songé qu’il pouvait représenter le pont, la transition, celui qui prépare et ouvre le chemin. Il s’agenouille devant le Christ qui va emprunter ce chemin ouvert par lui, en faire l’épreuve, sauver ainsi l’humanité du gouffre au bord de laquelle elle se tient. Le Christ en retour le bénit, lui qui a ouvert cette voie qu’il va emprunter. Mais soudain le sens en moi a fait un bond en avant. « Enter Time ». La didascalie de Shakespeare s’est présentée à mon esprit. Saint Jean, le Baptiste, n’est-il pas la figure du Temps, qui coule et transforme toute chose, comme l’eau dans la vision d’Héraclite et de Léonard ? N’est-ce pas le Temps qui coule en cascade dans la Sainte Anne, dans le même mouvement que celui du Saint Jean ? Et n’est-ce pas, au bout de la remontée, comme l’eau remonte au ciel en nuées, ce que Rimbaud appellera « l’Éternité retrouvée » ?

Au fond de la Vierge aux rochers, se dresse sur la droite, au même endroit que le doigt dans le Saint Jean et que l’arbre dans la Sainte Anne, un grand monolithe pointé vers le ciel. À gauche, dans une autre trouée, s’amorce un chemin étrangement bordé de pierres levées, semblables à celles que des hommes dressèrent en des temps préhistoriques et que le peintre, certainement, ne connaissait pas. Mais l’Esprit, allié au Temps, le traverse et en fait un instant, éternellement présent.

1 Shakespeare dans le sonnet 15 parlait de « la vaste scène du néant ». Antonin Artaud, lui, affirme que « la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret. » N’est-ce pas ce que firent les hommes dans l’espace des grottes ? N’est-ce pas cette « poésie dans l’espace » dont parle Artaud et qu’il veut retrouver lorsqu’il dit chercher « un théâtre qui (…) raconte l’extraordinaire, mette en scène des conflits naturels, des forces naturelles et subtiles, et qui se présente comme une force exceptionnelle de dérivation » (extrait de ma thèse)

*

à suivre

Léonard de Vinci : la Sainte Anne au miroir du Saint Jean

 

sainte anneL’eau qui coule entre les rochers au pied de Sainte Anne peut faire signe baptismal vers une présence symbolique de Saint Jean, lequel figurait, enfant, sur le carton préparatoire du tableau. Mais cette indication discrète semble être l’arbrisseau qui cache la forêt, la présence éclatante de « l’ami de l’époux », comme se définit le Baptiste au chapitre 3 de l’évangile de saint Jean. La Sainte Anne et le Saint Jean produisent un effet miroir aussi monumental et invisible que la lettre volée dans la nouvelle de Poe.

saint jean baptisteVoyons les deux tableaux. Le mouvement de descente et de remontée y est le même, entre d’une part la tête du saint et son doigt, de l’autre la tête de la sainte (qui lui ressemble fort) et l’arbre. Un arbre figurant une juxtaposition de croix, avec ses branches horizontales de chaque côté du tronc, désigne le ciel comme le doigt de saint Jean, à travers la descendance de la sainte concrètement figurée par sa fille et son petit-fils (avec son agneau vivant comme doudou, à qui il sauve la vie après tout). Dans ce chapitre de l’évangile de Jean, ce dernier se compare donc à « l’ami de l’époux » : « il se tient là, il entend la voix de l’époux, et il en est tout joyeux ». L’époux dans le tableau est celui qui tient Marie, cette fois symbole de l’Église (de l’assemblée des croyants ou de l’humanité dans une conception plus large), par les yeux et est tenu par elle. Tout cela est dans l’annonce du Baptiste, qui ajoute : « il faut qu’il grandisse, et que je décline ».

Le mouvement de déclinaison est figuré dans cette cascade de corps et de têtes, qui s’achève en élévation dans le grand arbre à l’horizon. En regardant les deux tableaux en miroir, il est possible de méditer aussi sur le sens du geste de saint Jean, son bras descendant et remontant. Lui-même, nous l’avons vu hier, est sorti du cœur de la Joconde, la Joyeuse. Que de joie. Pas de supplice de la Croix dans ces œuvres de Léonard, seulement de la vie très vivante et verte, comme l’arbre (dont la couleur a foncé au cours du temps, mais vert à l’origine). Léonard avait sa propre religion, laïque et exprimée dans le sourire le plus fameux du monde.

*

Léonard de Vinci, la Joconde, Saint Jean Baptiste

jocondeBon, je vais parler de ces deux tableaux qui sont de très très loin mes œuvres préférées de Léonard de Vinci. Je ne vais pas dire aujourd’hui tout ce que j’ai encore trouvé sur la Joconde, mais ce que j’ai trouvé qui unit la Joconde et le Saint Jean Baptiste. Mais d’abord je veux dire, parce que c’est ma méthode, parce que c’est ainsi que j’ai trouvé ce que j’ai trouvé sur Rimbaud, par exemple, et dans tous les autres sujets et domaines, par communion, je veux dire que je me sens profondément proche, à ce stade de mon travail, de Léonard, infatigable chercheur capable de travailler sur ses dernières œuvres des années durant, au point de les laisser inachevées et pourtant vivantes et fascinantes au point que nous savons, avec ces millions et ces millions de visiteurs qui défilent et vont encore défiler au Louvre devant elles, pour le plus grand pèlerinage du monde toutes nations confondues et de l’histoire.

da-vinci-studies-of-embryossaint jean baptisteC’est ainsi que je travaille à mes œuvres en cours, sans me soucier d’avoir à les vendre, puisque comme lui je me trouve désormais libérée de cette contrainte (même si je suis fière d’avoir pu gagner ma vie et celle de ma famille, au moins deux décennies durant, uniquement de mon écriture, de mes livres pourtant poétiques et atypiques). J’ai voulu et j’ai fait en sorte, comme Léonard avec ses peintures, que mes œuvres produisent une attraction érotique sur les lectrices et lecteurs. Et de là, ancrés dans la terre, nous nous sommes déroulés dans un mouvement d’hélice, en attraction céleste, vers l’ineffable.

Voilà ce que j’ai à dire aujourd’hui : dans le corsage de la Joconde se dessine son sexe, grand pubis triangulaire, sombre, fendu (dans la fente des seins). Amorçant la torsion, elle en fait sortir le Saint Jean Baptiste, jaillissant de ses profondeurs obscures, tel un fœtus déployé hors de son enveloppe, hélicoïdalement, une résurrection d’elle-même transformée, à la façon dont tout dans la nature change et se transforme, désignant dans un geste à la fois spirituel et érotique le sens du verbe à venir, ou à rejoindre.

Toutes mes notes sur Léonard de Vinci sont ici.

*

Expo du Cercle des Gobelins

Le Cercle des Gobelins et des Beaux-Arts a été fondé en 1910 par Gustave Geffroy, critique d’art qui avait fondé en 1889 le Cercle de Gyverny avec Monet, Rodin et Clémenceau. Voici quelques œuvres parmi celles que j’ai le mieux aimées dans l’exposition de cette année à la mairie du XIIIe arrondissement de Paris.

*

expo cercle gobelins 1-minLa salle consacrée à l’artiste invité cette année, Laurent Corvaisier

*expo cercle gobelins 2-minPoulopoulos, « L’oiseau de rêve » et « Argos »

*

expo cercle gobelins 3-minSous trois de ses faces… expo cercle gobelins 4-min« Minerve » expo cercle gobelins 5-minpar Marie-Christine Roth

*expo cercle gobelins 6-minAnnick Poiraud, « Le rêve » (avec reflets de la salle)

*expo cercle gobelins 7-minSophie Bosse, « Mémoire d’Orient »

*expo cercle gobelins 9-minNicole Mancuso, « Enfance »

expo cercle gobelins 10-minNicole Sadin, « Bleu pourpre »

*

expo cercle gobelins 8-minChristian Hartmann, « Manhattan, le Whitehall Building »

*

expo cercle gobelins 11-minNeumi Dudas Crepel, « Purple Doubt »

*

En repartant, j’ai rencontré un M. Chat dans l’escalier

m chat-minAujourd’hui à la mairie du treizième arrondissement de Paris, photos Alina Reyes

*

Avant ça, ce matin, entre mon yoga habituel et mon stage de Pilates, j’ai trouvé de nouvelles choses à propos de la Joconde, j’en reparlerai sûrement – et je compte aussi aller voir bientôt l’expo du Louvre évidemment, même si je renonce souvent aux grandes expos à cause de la foule. J’ai déjà écrit quelques réflexions sur la Joconde : mot-clé Joconde.

*

(Rien) à voir à l’hôpital Sainte-Anne

Guy Leroux

Guy Leroux

*

« Rien à voir », c’est le titre de l’exposition, parce que la commissaire se propose de montrer ces œuvres de patients de l’hôpital « sans qu’il y ait rien à voir de l’ordre de la psychopathologie », en invitant à y voir de l’art avant tout. J’ai respecté la demande de ne pas faire de photo de l’exposition, mais j’ai trouvé cette image de visage aux quatre pupilles en ligne, avec d’autres des œuvres qu’on peut y voir.

Ce fut une visite très particulière et sensible. Art brut, art de fous ? Art d’humains tout simplement. Comme le disait Dubuffet, inventeur de l’art brut : « Un art où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » Je suis repartie avec le catalogue d’une précédente exposition, « Du visible à l’illisible », comprenant des reproductions de manuscrits, écrits et parfois aussi dessinés, et d’œuvres utilisant une écriture rendue illisible, comme celles des prières de Jill Gallieni à sainte Rita, patronne des désespérés, qui me rappelle ce que fait maintenant Stéphane Zagdanski. Et avec le DVD d’un film sur une artiste qui fut aussi un temps à Sainte-Anne et dont je reparlerai.

J’ai pris quelques photos de l’hôpital, qui ressemble à un cimetière, et où C215 a laissé un dessin de papillon. Et en sortant, tout près, à un coin de rue, une jolie œuvre de Street Art jouant avec la verdure crevant le béton.

*

sainte anne 1-min

sainte anne 2-min

sainte anne 3-min

sainte anne 5-min

sainte anne 4-min

sainte anne 6 sortie-minCet après-midi à Paris 14e, photos Alina Reyes

*

Art en ville, une question de regard

Je photographie sur mes chemins ce qui me paraît être ou faire art. Voici mes images d’hier et d’aujourd’hui, entre tags, exposition et autres visions.

*

art en ville 1-minSur un mur, dans la rue

*art en ville 2-min

autour de la Sorbonne Nouvelle

art en ville 3-min

art en ville 4-min

art en ville 5-min

*

art en ville 6-minSur le rideau de fer d’une boulangerie

*art en ville 7-minÀ la fenêtre d’un bureau

*art en ville 8-minPlace d’Italie dans un abribus, lendemain de Techno Parade & Gilets jaunes

*art en ville 9-minDans la cour de la Manufacture des Gobelins

*

art en ville 10-minÀ la BnF, où j’ai travaillé aujourd’hui face à la forêt intérieure

*art en ville 11-min

À la Pitié-Salpêtrière, par où je suis passée au retour

art en ville 12-min

art en ville 13-min

art en ville 14-min

art en ville 15-min

art en ville 16-min

art en ville 17-min

art en ville 18-min

art en ville 19-min

art en ville 20-min

art en ville 21-min

art en ville 22-min

art en ville 23-min

art en ville 24-min

art en ville 25-min

Et là c’est la lumière tombée d’un vitrailart en ville 26-minà Paris 5e et 13e, photos Alina Reyes

*

Mobilier national

« En 1259 le roi [saint Louis], malade et se croyant près de mourir, adressa au prince Louis, son fils, cette exhortation que Bossuet appelait le plus bel héritage des fils de France :

« Biau fils, je te prie que tu te face amer au peuple de ton royaume ; car vraiment je ameraie miex que un Escot venit d’Escosse et gouvernast le peuple du royaume bien et loialement, que tu le gouvernasse mal à point et à reprouche. »

Charles Asselineau, in La forêt des poètes, éd. Pôles d’images, 2007

*

J’ai visité cet après-midi le Mobilier National. Ainsi présenté sur son site :

« Héritier du Garde-Meuble de la Couronne, créé en 1604 par Henri IV et réorganisé en 1663 par Louis XIV, cette institution pourvoit à l’ameublement des hauts lieux de la République et des différentes résidences présidentielles.
Le Mobilier national a pour mission d’assurer la conservation et la restauration de ses collections, issue des achats et commandes destinés, hier aux demeures royales et impériales, aujourd’hui aux palais officiels de la République. Ces collections sont constituées de plus 130.000 objets mobiliers ou textiles.
Pour assurer la conservation de ses collections, le Mobilier national dispose de sept ateliers de restauration – tapisserie, tapis, tapisserie d’ameublement et tapisserie décor, menuiserie en sièges, ébénisterie et lustrerie-bronze – qui perpétuent une tradition et un savoir-faire d’excellence. »

Voici mes images :

mobilier national 1-min

J’ai photographié l’entrée et son tapis rouge (sur lequel marcha la reine d’Angleterre !), déployé pour l’occasion, de sous mon parapluie, qui n’a pas empêché mes pieds d’être trempés en s’enfonçant dans le tapis gorgé d’eau.mobilier national 2-min

mobilier national 5-minDes centaines de meubles de toutes les époques y sont entreposés, en attendant d’être restaurés ou réutilisés

mobilier national 6-min

mobilier national 3-min

mobilier national 4-min

mobilier national 8-min   mobilier national 7-minS’y trouve aussi en ce moment le tapis d’autel de Notre-Dame, en restauration après l’incendie

 mobilier national 9-min

Et les ateliers : menuiserie, restauration ou tissage de tapisseries et tapis, de lustres et horloges

mobilier national 11-min

mobilier national 12-minBeaucoup de vieillot, peu de beau. Tant de choses n’y sont pas du meilleur goût, ou du moins pas du mien – je n’ai rien vu que j’aimerais avoir chez moi. Comme si les lieux de pouvoir étaient contraires à l’art, à la finesse, à la beauté.mobilier national 13-min

mobilier national 14-min

mobilier national 22-min

mobilier national 23-min

mobilier national 24-min

Dans les réserves en sous-sol, encore des centaines de pièces d’ameublement.mobilier national 15-min

mobilier national 16-min

mobilier national 17-min  mobilier national 19-min

En fait si, une chose m’a plu : ce carton de Kirstine Roepstorff pour une tapisserie à réaliser pour un château danoismobilier national 20-min

Ce paysage et ces personnages n’éveillent-ils pas l’imagination autour de quelque saga nordique ? C’est quand même autre chose que des tapisseries de tour Eiffel.mobilier national 21-min

   Même cette tapisserie réalisée à partir de photos de voyage de Tania Mouraud me paraît bien peu attrayante, à côté. Elle ne serait pas carrément moche, même ?mobilier national 25-min

On termine la visite par une salle dédiée aux apprentis formés sur place à tous ces métiers d’artisanat.mobilier national 26-min

mobilier national 27-minAujourd’hui au Mobilier National, photos Alina Reyes

Une autre fois, j’avais photographié la toute proche Manufacture des Gobelins, ses métiers à tisser et son exposition temporaire sur les bivouacs de Napoléon, sur son chemin d’assassin de masse. Comme le disait saint Louis, si on ne se montre pas digne d’être aimé de son peuple, mieux vaut laisser la place.

*