Réflexions de la traductrice en cours de travail

Malade depuis deux ou trois jours (gros rhume des foins avec poussées de fièvre), je n’avance pas vite, mais j’avance. J’ai fait toute la traduction de Dévoraison (l’Odyssée) au stylo, mais pour les Bucoliques je travaille directement au traitement de texte, c’est plus approprié pour ce mode d’écriture différent où il s’agit de faire passer chaque hexamètre dactylique latin en alexandrin français, où l’on a beaucoup moins de place. Un exercice qui me rappelle Tetris auquel, dans l’Antiquité du jeu vidéo, j’adorais jouer : chaque syllabe doit être casée de façon appropriée, et la rime tomber juste à la fin du vers – par exception, je remplace la rime par une assonance, comme dans la poésie de l’ancien français, mais c’est une rare exception, comme par exception la césure de mon vers se trouve décalée : même si je dois passer une demi-heure sur deux vers pour qu’ils soient bien faits et aussi le plus fidèles possible, j’y passe le temps qu’il faut, ce n’est qu’en tout dernier ressort que j’accepte de petites entorses comme l’assonance au lieu de la rime ou le rythme décalé du vers. Comme il est mathématiquement impossible de faire rentrer autant de syllabes dans l’alexandrin que dans l’hexamètre, je dois aussi choisir l’expression la plus concise possible et donc choisir les mots que je laisse et ceux que j’utilise pour rendre au mieux le sens du vers avec moins de mots, ce qui suppose un choix de mots riches de sens et de son. D’autre part il ne faut pas que ce manque de place s’entende, il faut que le vers conserve une certaine ampleur, une sonorité majestueuse. Mes maîtres seraient Ronsard et Nerval des Chimères – que je n’ai pas la prétention d’égaler, d’autant que traduire et écrire directement dans sa langue sont deux exercices différents, mais peut-être qu’en faisant mes gammes à la traduction poétique je me prépare à faire un bond dans ma propre expression en vers. J’ai déjà écrit pas mal en vers, par exemple le « Chant de la carmélite errante » ou le « Chant de la désirante », mais il n’est pas impossible que j’écrive un jour prochain toute une œuvre en vers.

En tout cas ces 58 premiers vers des Bucoliques (c’est là que j’en suis ce matin) sonnent tout différemment des traductions habituelles du poète, pour ainsi dire donnent une autre idée de sa poésie. C’est une traduction, aussi fidèle que possible, mais ce n’est pas seulement une traduction, c’est une transposition poétique, d’une forme poétique majeure à une autre forme poétique majeure.

Les Bucoliques, c’est parti

J’ai donc commencé à traduire les Bucoliques. La langue de Virgile est beaucoup plus facile que celle d’Homère, mais ce qui est très difficile c’est ce que je m’exerce à faire : convertir ses hexamètres dactyliques en alexandrins. Je n’ai pas connaissance qu’on s’y soit déjà risqué (du moins un vers pour un vers), et j’ignore si je tiendrai sur la longueur mais le défi poétique est si beau qu’il me donne envie de continuer. Il oblige à chercher une extrême concision dans l’expression, tout en laissant au vers l’ampleur où l’on respire. Dans l’hexamètre dactylique, Virgile dispose de plus de temps que moi dans l’alexandrin pour développer son chant. Mais si je m’autorise des vers plus longs, à quatorze pieds ou davantage – j’ai essayé – ça chante beaucoup moins bien. Or Virgile chante, comme Tityre sur sa flûte en roseau.

Pour commencer, je me suis rendu compte que ma première traduction des cinq premiers vers, il y a deux ans, était en fait défectueuse : malgré la concision recherchée, je n’avais pu éviter de faire plus long, à savoir six alexandrins pour cinq hexamètres. Et puis de toute façon je ne suivais pas assez l’allure des vers, ça n’allait pas. J’ai donc tout refait, et j’ai continué. Voici les premiers vers – j’en suis déjà un peu plus loin, mais voilà pour l’avant-goût :

*
MÉLIBÉE

Tityre, allongé sous l’ample couvert d’un hêtre,
Tu mûris à la flûte une muse sylvestre ;
Nous, nous abandonnons frontières et doux champs,
Quittons la patrie ; toi, à l’ombre lentement,
Tu fais sonner aux bois la belle Amaryllise.

TITYRE

Ô Mélibée, un dieu nous a fait cette guise :
Oui, pour moi, il sera dieu toujours ; son autel
Souvent boira d’un tendre agneau de mon cheptel.
Il laisse errer mes bœufs, tu vois, et pour le reste,
Je joue ce que je veux sur mon calame agreste.

*
Meliboeus

Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi
Silvestrem tenui musam meditaris avena ;
Nos patriae fines et dulcia linquimus arva.
Nos patriam fugimus ; tu, Tityre, lentus in umbra,
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.

Tityrus

O Meliboee, deus nobis haec otia fecit.
Namque erit ille mihi semper deus, illius aram
Saepe tener nostris ab ovilibus imbuet agnus.
Ille meas errare boves, ut cernis, et ipsum
Ludere quae vellem calamo permisit agresti.

*

Joie

Voilà, entre hier soir et ce matin, j’ai écrit ma présentation, concise et très parlante, de ma traduction d’Odysseia. Tout est prêt. Je n’y ai rien repris de ce que j’ai écrit ici au fil de mon travail, et qu’on peut lire en suivant le mot-clé Homère. Je vais maintenant laisser passer un peu de temps afin de réfléchir à ce que je vais faire de ce travail. L’essentiel est qu’il soit fait.

Hier je suis allée en bibliothèque me procurer les écrits de Virgile, je ne vais sans doute pas tarder à passer à la traduction des Bucoliques. J’ai un grand désir de me remettre à mon roman, mais à cause de la pandémie (mais pourquoi tant de gens ne se font-ils pas vacciner, qu’on en finisse !) je ne peux toujours pas aller travailler en bibliothèque, avec un masque sur le nez pendant des heures. Et je ne peux pas écrire mon roman chez moi, où je ne peux trouver assez d’isolement – même si j’y étais seule, j’y serais encore entourée de trop de possibles distractions. À moins que je ne finisse par y arriver quand même. Nous verrons. Quoiqu’il en soit, j’ai tant à faire, et avec tant de joie.

états maîtrisés et immaîtrisés du corps et de l’esprit

Retournée courir après un mois et douze jours d’interruption pour cause d’intense traduction. Maintenant que je ralentis des doigts, je peux accélérer des pieds. Bon c’était une reprise, pas ma meilleure performance, mais je n’ai pas trop perdu quand même, ça va revenir vite. Et puis peu importe, l’essentiel est de courir, de bouger. Il faudra que j’aille en salle mesurer mon cœur sur un tapis : la médecin me dit qu’il est bon, mais quand même je voudrais savoir jusqu’où je peux le pousser sans problème. En attendant, je fais attention, je ralentis quand je sens que ça bat fort. Dialogue entre le corps physiologique, automatique, immaîtrisé, et le corps qui s’exerce à la maîtrise.

Réveillée à sept heures par deux vers d’Homère que je n’arrêtais pas de lire en rêvant – sauf que ce n’étaient pas des vers d’Homère, mais de l’invention de mon rêve. J’ai cherché le verbe principal dans le dictionnaire en me levant, n’étant plus sûre de son sens, et ça m’a agréablement éclairée. À l’état de veille, je suis bien incapable d’improviser un seul vers en grec, mais l’état de rêve est plus agile. L’état d’écriture, ou de traduction, tient, du moins pour moi, de ces deux états, l’état de veille qui maîtrise mais est plus limité, l’état de rêve qui permet tout mais dans l’immaîtrisé. L’enjeu étant de combiner le meilleur des deux.

J’avais changé ma playlist pour courir, j’ai couru sur l’album des Cumbias Chichadelicas, c’était parfait. Comme mon état général ressenti, corps et esprit.

Homère, Virgile…

J’en suis à peaufiner quelques détails importants dans ma traduction, ici et là. Plus la traduction sera en elle-même parlante, moins j’aurai à gloser sur le texte. En fait, je pense construire mon commentaire sur une présentation de chaque personnage, ne serait-ce que pour expliquer la traduction que j’ai faite de son nom quand c’est le cas, et cela dans un certain ordre que j’ai déterminé. Simplicité et clarté, c’est ce que je veux, sachant que j’ai parfois tendance à une complexité difficile d’accès du fait de la concision, presque héraclitéenne, de mon expression. Je veux aussi accomplir tout cela assez rapidement, car déjà me presse le désir de passer à autre chose, peut-être un peu de peinture et surtout, mon roman et une nouvelle traduction poétique, celle des Bucoliques de Virgile, dont les premiers vers que j’ai donnés ici me donnent envie de poursuivre. Il me plaît de traduire de la poésie antique ou ancienne (je pense aussi, notamment, à Chrétien de Troyes, et aussi à d’autres grands textes dont je ne connais pas encore les langues, mais que je pourrais apprendre pour l’occasion), parce qu’il faut toujours retraduire pour garder vivantes ces œuvres dans nos cœurs, ce dont l’humanité a grand besoin, en ce moment et toujours, et parce que du pur point de vue de la pratique poétique c’est un exercice extraordinaire à vivre, dont j’espère qu’il pourra apporter aussi ouverture, connaissance et joie aux lectrices et lecteurs à venir.