Le mental au marathon, cette odyssée

On parle beaucoup du mental dans le sport, mais qu’est-ce donc, à vrai dire ? Les Grecs de l’Antiquité, inventeurs de l’athlétisme, devaient en savoir quelque chose. Et j’en ai trouvé une extraordinaire illustration dans l’Odyssée.

« Sur ces mots, Athéna aux yeux brillants s’élance, s’en va à Marathon et dans Athènes aux larges rues ».

Dans ce passage de l’Odyssée, la déesse, sous les traits d’une jeune fille portant de l’eau, vient indiquer le chemin à Ulysse – comme, dans une course, une bénévole
distribue de l’eau aux coureurs et leur indique le chemin. Ulysse rejoint alors la maison du roi Alkinoos, dont le nom signifie « Esprit puissant ».

N’est-ce pas extraordinaire ? C’est le seul moment où la ville de Marathon est évoquée dans l’Odyssée. Athéna va de Marathon à Athènes comme le fera, des siècles plus tard, le tout premier marathonien. Et vous allez voir, cette épopée peut être lue comme une métaphore du rôle du mental dans le marathon.

Au moment de passer entre les piliers qui soutiennent « les hauts plafonds » d’Esprit puissant, d’où « descend la lumière », et de franchir le seuil, Ulysse a le coeur agité, nous dit Homère. Bref, il est stressé comme un coureur au moment de passer entre les piliers de l’arche de départ. Ulysse « aux mille épreuves », comme l’appelle alors Homère, s’engage alors dans cette maison du mental qui va lui permettre de terminer enfin son périple et d’arriver chez lui.

Mais avant d’aller plus loin, rappelons que dans son odyssée, son long voyage de dix ans pour rentrer à la maison après la guerre de Troie, Ulysse est soutenu par Athéna. Athéna est la déesse de la pensée, et aussi de la stratégie guerrière et des arts. Dès le début de l’Odyssée, elle apparaît à Télémaque, le fils d’Ulysse, sous l’apparence du roi Mentès, un vieil ami d’Ulysse. Mentès venu, dit Homère, « aiguiser dans son esprit [l’esprit de Télémaque] courage et hardiesse ».
Un peu plus tard et à plusieurs reprises, elle apparaît sous l’apparence de Mentor, autre vieil ami d’Ulysse, qui, en son absence, s’occupe de sa maison et de l’éducation de son fils. Or ces deux noms, Mentès et Mentor, peuvent être interprété comme « Mental », comme on l’entend très bien puisque le mot grec, qui signifie d’abord « âme, force de vie », est passé en français. Voilà : Athéna, qui accompagne Ulysse dans tout son périple, représente en fait son mental.

Ulysse apparaît dans l’Odyssée au moment de son passage chez Esprit puissant. Le début de ses aventures seront racontées par lui en flash-back. Le passage chez Esprit puissant représente en quelque sorte le moment où le marathonien est réputé devoir mobiliser particulièrement son mental pour pouvoir finir sa course, quelque chose comme le fameux mur du trentième kilomètre. C’est aussi un moment de ravito : avant de continuer, il demande à manger pour reprendre des forces. Esprit puissant lui donne à manger, et comme il s’appelle Esprit puissant, on peut comprendre qu’il ne lui donne pas seulement des nourritures terrestres pour son corps, mais aussi une nourriture spirituelle pour son mental.

Jusque là, Ulysse a résisté au chant des Sirènes et à tous les obstacles qui auraient pu lui faire renoncer à continuer sa route. Il arrive au pays d’Esprit puissant en naufragé, complètement épuisé. Pour cette partie finale du trajet, il a donc besoin de l’aide d’Esprit puissant, dont les navires, nous dit Homère, naviguent par la seule force de l’esprit.

L’Iliade, qui précède l’Odyssée, était le récit de la colère d’Achille, lors de la guerre de Troie à laquelle Ulysse participe. Le très illustre Achille est le meilleur guerrier et le meilleur coureur de tous les Grecs. On l’appelle Achille aux pieds rapides. Mais Ulysse est aussi un excellent athlète, et il va le prouver avant de repartir de chez Esprit puissant. En effet, une compétition d’athlétisme y est organisée la veille de son départ. « Ils commencent par une épreuve de course à pied », nous dit Homère. « Tous ensemble ils s’envolent à toute vitesse, soulevant la poussière. » Vient ensuite l’épreuve de lutte à mains nues, puis celle du saut, celle du lancer du disque, celle du pugilat.
Les athlètes s’adressent alors à Ulysse et l’invitent à la compétition, disant « car il n’est plus grande gloire pour un homme que celle qui se fait avec les pieds et avec les mains ». « Allez, viens, lui disent-ils, et disperse les soucis de ton coeur. » Ulysse proteste d’abord qu’il est épuisé, puis il saisit un disque beaucoup plus lourd que celui avec lequel les autres ont concouru, le fait tourner, le lance ; la pierre vole à toute allure au-dessus des têtes et atterrit beaucoup plus loin que celle des autres concurrents. Athéna, sous l’apparence d’un autre humain, le félicite et lui remonte ainsi le moral. Il reconnaît qu’il est affaibli pour la course, du fait qu’il n’a pas pu se nourrir suffisamment pendant son trajet. Mais il se vante d’être excellent au tir à l’arc – et il le prouvera une fois de retour chez lui, comme on le sait, en étant le seul à pouvoir tirer la corde de son arc puissant, et en éliminant tous les prétendants.

Ainsi donc Ulysse n’est pas le plus rapide à la course, mais il est endurant, et il en viendra à bout, de son interminable course à travers les mers. Grâce à son mental, figuré par le fidèle soutien d’Athéna et les vaisseaux d’Esprit puissant. Après plus de douze mille vers, l’épopée donne les honneurs du dernier vers à Mental, le fidèle ami d’Ulysse, apparition d’Athéna, nous dit Homère, par le corps et la voix.

Quant à ce qu’est réellement le mental, Homère l’illustre par ces mots, lorsque Athéna s’élance de l’Olympe pour aller soutenir Ulysse : « Sur ces mots, elle attache à ses pieds de belles sandales divinement dorées, qui sur les eaux fluides la portent, et comme le ferait le vent, sur les terres immenses ».
En cette année olympique, on notera aussi que la porte d’Esprit puissant porte un anneau d’or. Athéna, esprit rapide comme l’aigle ou la chouette en chasse, qui « s’élance tel un oiseau à perte de vue plongeant », dit Homère, esprit stratège aussi, conceptrice de plans, et protectrice de celles et ceux qui s’illustrent par les pieds ou les mains, est la personnification de ce mental qu’il nous faut rechercher dans le sport, dans la course à pied, au marathon. Homère montre qu’avec sa baguette d’or, Athéna, notre mental, peut changer un moment de misère en moment de beauté, comme elle change Ulysse de mendiant épuisé en bel homme rayonnant, au moment de la reconnaissance finale.

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Journal du jour

Je pense à mon frère Gogol, il me semble que cela pourrait aider Ukrainiens et Russes à faire la paix et à s’entendre, comme l’Histoire le leur demande. Que cessent toutes les oppressions, que les âmes vivantes l’emportent sur les âmes mortes.

J’ai couru aujourd’hui, j’en avais grand besoin. Un épisode de réaction à la pollution et au pollen m’a écartée de la course en extérieur pendant quelques jours ; une séance sur tapis de course m’a laissée malcontente. Alors malgré la pollution du jour encore, je suis retournée courir dehors, au jardin, sur les quais, doucement et pas trop longtemps pour ne pas irriter de nouveau ma gorge, près de cinq kilomètres environ en quarante minutes, avec des escaliers et une petite séance de côte. J’y retournerai peut-être demain si la pollution baisse, cela fait tant de bien.

Gilets jaunes, puis pandémie, puis guerre. Certes tout n’est pas de la faute de Macron, mais penser qu’il peut rester en place encore cinq ans, au vu de sa façon d’être et de sa baraka, il y a de quoi être inquiet.

Je suis retournée prendre l’Iliade en bibliothèque. Je me sens prête à m’y remettre. Je suis une bien pauvre athlète physiquement, mais spirituellement, une athlète accomplie. Accomplie ne signifie pas finie, et ma traduction d’Homère, l’Iliade maintenant après l’Odyssée, est une continuation de mon accomplissement. Je me donne beaucoup dans ce que je fais, et comme dans le sport, des temps de repos, de récupération, sont nécessaires pour progresser. Je me sens comme l’inverse des spectateurs de la Caverne de Platon. Je vois tellement, et à travers un air si pur.

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Des écrivains, et de la littérature contemporaine

Haruki Murakami dans son livre autobiographique sur la course dit que personne sans doute ne pourrait tomber amoureux de lui, d’un écrivain. Je pourrais penser la même chose de moi et cela m’est égal, d’autant que je vis avec l’homme de ma vie, l’amour de ma vie ; s’il venait à partir, je pleurerais son départ, mais je ne chercherais nul autre homme. Ma vie est pleine en elle-même. Je note d’ailleurs que je ne suis jamais tombée amoureuse d’un écrivain, quoique j’en aie rencontré quelques-uns. Je n’ai même jamais eu envie d’avoir un ami ou une amie écrivain·e, quand les occasions se sont présentées j’ai esquivé, je n’ai jamais aimé leur présence, je revenais toujours presque malade des salons du livre et autres raouts pleins d’auteurs, tant ils me rebutaient. Même en imagination, je ne suis jamais tombée amoureuse d’un écrivain : dans mon roman dystopique Forêt profonde, le personnage de Sad Tod, inspiré de quelqu’un qui dans la vie réelle est éditeur-écrivain, est un ministre de l’Intérieur tortionnaire d’une dictature, et l’histoire prétendument d’amour s’avère n’être qu’une histoire de folie et de mort.

En fait, je me suis dégagée de la littérature par dégoût des littéraires et des intellectuels – qui me l’ont bien rendu, en m’excluant de l’édition ; tant mieux, je suis bien plus heureuse à courir, peindre ou faire du crochet. Je ne sais plus quel vieil auteur m’avait dit, quand j’étais jeune auteure, que ce métier ne rendait pas heureux. J’en avais été un peu choquée, aimant tellement la littérature. Avec le temps, j’ai compris. Les auteurs respirent le malheur, quand vous les approchez vous sentez leur mauvaise santé, physique souvent mais surtout mentale. Y compris ceux qui se réclament de Nietzsche, comme je le disais dans Forêt profonde. Leur univers m’est aussi insupportable qu’il l’était à Rimbaud. J’en suis sauvée parce que j’ai toujours été physique. Je sais que Murakami l’est aussi, et c’est pourquoi j’avais donné son prénom à un jeune personnage salvateur dans Forêt profonde. Le seul fait qu’il voie et qu’il comprenne qu’un écrivain n’est pas quelqu’un qu’on peut aimer prouve qu’il n’est pas vraiment cette sorte d’écrivain. Il a tenu un bar, il est sportif, sa littérature très poétique et pleine de nourritures appétissantes est très aimée par les gens, mais peu reconnue par les autres écrivains, ceux et celles qui vivent dans la mollesse morale et physique.

Dans le fait que Bolloré songe à racheter la plupart de l’édition française, je vois un signe qu’elle est achetable, avec ses auteurs, quelque protestation qu’ils produisent. Tous ces plein·e·s de prix littéraires, ces légionné·e·s d’honneur, ces académicienné·e·s, ces subventionné·e·s, ces ligué·e·s, ces saintgermaindesprétisé·e·s, ces bourgeois·e·s né·e·s, ces employé·e·s de l’industrie éditoriale, ces faiseurs et faiseuses plus souvent qu’à leur tour plagiaires, ces trafiquant·e·s de littérature faussaire, pataugent dans une mare qui n’a même pas la vertu d’être propice à l’éclosion de la vie. Sans doute le milieu littéraire n’est pas le seul à être pourri, mais sa morbidité est d’autant plus néfaste qu’elle se répand insidieusement sur les étals des librairies. Une bonne nouvelle dans tout cela est que les jeunes générations lisent de moins en moins la production actuelle, du moins celle qui est mise en avant par le milieu lui-même. Les bonnes séries, les beaux jeux vidéos remplacent avantageusement sa médiocrité, et ceux et celles qui aiment la littérature savent trouver, hors de la médiatisation commerciale, les livres de tous les temps et toutes les origines qui peuvent compter pour elles et eux. J’aime ces lecteurs et lectrices qui envisagent la littérature non comme elle se vend, mais pour ce qu’elle est. Ma place est comme la leur : ailleurs.

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Haruki Murakami, coureur de fond. Et ma deuxième sortie « longue » avec Estas Tonne

cet après-midi pendant mon running

« J’inspirais. Je soufflais. Je n’entendais aucun dérèglement dans le bruit de ma respiration. L’air me pénétrait très calmement puis était expulsé. Mon cœur silencieux se dilatait puis se contractait, encore et encore, à un rythme bien établi. Mes poumons, tels des soufflets de forge, apportaient loyalement de l’oxygène neuf à mon corps. Je pouvais sentir travailler tous ces organes, je pouvais percevoir le moindre son qu’ils émettaient. Tout fonctionnait à la perfection. Les gens, sur le bord du chemin, nous criaient : « Courage, vous y êtes presque ! » Comme l’air limpide, leurs voix me traversaient. J’avais la sensation qu’elles passaient à travers moi jusque de l’autre côté.

J’étais moi, et puis je n’étais pas moi. Voilà ce que je ressentais. C’était un sentiment très paisible, très serein. La conscience n’était pas quelque chose de tellement important. Oui, voilà ce que je pensais. Bien entendu, comme je suis romancier, je sais bien que la conscience est tout à fait nécessaire pour que je puisse accomplir mon travail. Sans conscience, comment écrire une histoire dotée d’un caractère propre ? Et pourtant je ne le ressentais pas ainsi. La conscience n’était pas pas quelque chose de particulièrement important.

Néanmoins, lorsque j’ai franchi la ligne d’arrivée à Tokorocho, j’étais extrêmement heureux. Bien entendu, chaque fois que je termine une course, j’éprouve de la joie, mais cette fois, c’était vraiment autre chose, bien plus fort. J’ai levé en l’air mon poing droit. Il était alors 16 heures 42. Depuis le départ, je courais donc depuis onze heures et quarante-deux minutes. »

Haruki Murakami, racontant une course de cent kilomètres dans son très beau Autoportrait de l’auteur en coureur de fond (trad. Hélène Morita)

En rentrant cet après-midi de ma deuxième sortie longue, j’ai eu le désir de rouvrir ce livre. Haruki Murakami court depuis ses trente-deux ans. Il en a aujourd’hui 73, j’ignore s’il court encore, mais je sais qu’il a déclaré à un journal qu’il aimait beaucoup marcher. Peut-être est-il passé de la course à la marche. Moi qui ai toujours aimé marcher je suis en train de passer à la course. Collégienne ou lycéenne, j’étais première ou dans les premières au 400 mètres, puis j’ai arrêté de courir, notamment parce que cela me faisait mal à la tête, à cause de la pilule je crois. En me remettant à courir si tard, je n’ai aucune chance de parvenir à courir comme si j’avais continué à courir jeune, mais j’ai quand même toutes les chances de progresser, et tout le bonheur de progresser en effet. Cette fois j’ai couru une heure, et j’aurais pu courir encore un bon moment, mais je suis les conseils et j’y vais progressivement, afin de ne pas maltraiter mon corps. Je n’ai eu mal nulle part, c’était magnifiquement agréable, à ce petit rythme d’endurance fondamentale qui m’a fait courir sur 7 km, la plus longue distance que j’aie parcourue en courant constamment, sauf les quelques pauses aux feux rouges et pour prendre rapidement quelques photos en chemin, ou deux ou trois gorgées d’eau. Dans mon casque à conduction osseuse, qui laisse libres les tympans et n’empêche donc pas d’entendre les bruits environnants, j’écoutais la musique méditative d’Estas Tonne, qui m’aidait à garder un rythme lent, facile à tenir longtemps. J’ai longé la Seine rive gauche, je suis passée rive droite et j’ai couru aussi sur les bords du port de l’Arsenal, j’ai repris le pont et j’ai traversé le jardin des Plantes. La lumière était changeante, avec des éclats somptueux par moments. Quand on court, on lévite. Pour ainsi dire, je marchais sur les eaux.

Au repos mais encore éveillée, ma fréquence cardiaque est descendue ces derniers jours jusqu’à 50 battements par minute.

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