Les crues

laffont08708Alina Reyes Lilith e kitapimageslilith,,  lilith,lilithLa température monte, les fleuves sont en crue, la parole féminine balance la domination masculine. Exactement comme dans mon roman d’anticipation Lilith, paru en 1999. Ce livre est lui-même une parole en crue, ce pour quoi l’édition italienne l’a retitré La donna da uccidere, « La femme à abattre ». Ce pour quoi la presse française l’a occulté ou sali, à quelques exceptions près. Catherine Millet y a trouvé le thème d’un livre qu’elle a fait passer, à des fins commerciales, pour autobiographique, mais en inversant complètement le sens de la distribution de plaisir, dans mon livre, à des ouvriers à leur sortie du chantier, « graves et disciplinés, attendant leur tour comme ils l’auraient fait à l’église pour recevoir la bénédiction » (et son livre trafiqué ne vaut rien, la preuve en est qu’elle se déclare aujourd’hui toujours soumise, du côté de la domination masculine, allant jusqu’à regretter de ne pas avoir été violée).

Une mégapole, Lone, entourée de barbelés et de policiers chassant ceux qui viennent d’ailleurs, des « zones », et veulent passer. Une femme, paléontologue et directrice du Museum d’histoire naturelle. Montée des températures, montée des eaux, montée du vieux fond humain enfoui et déterré. Quelques extraits :

Comme une chienne lasse, Lone se couche sous le ciel. Un crépuscule orangé encercle la mégapole dont les flancs en cet instant tressaillent, alanguis contre l’énorme courbure du fleuve qui la traverse en rougeoyant, veine gonflée de tous les déchets organiques et industriels du peuple humain, troupeau domestique de la bête.

Lilith au milieu de la tourmente devenait chaque jour un peu plus l’emblème idéal de la femme à abattre. Les pouvoirs publics lui reprochant son obstination à vouloir défendre le Museum, sans parler de son refus de reconnaître que les trois squelettes préhistoriques trouvés dans la grotte étaient ceux d’humains de race blanche – un critère d’antériorité qui eût pour beaucoup suffi à justifier l’actuelle suprématie de cette même race dans la cité -, le promoteur Vivat lui reprochant de faire obstacle à la construction de logements sur l’île, les vertueux lui reprochant sa débauche de femme divorcée et sans enfants, les féministes son culte du pénis, son rajeunissement et son allure de séductrice, les mystico-écologistes son activité d’excavatrice et de profanatrice de tombes, les créationnistes d’avoir choisi le parti du singe contre celui du divin, les femmes sa beauté, les hommes sa beauté, les grégaires sa solitude, les citoyens de souche son origine d’immigrée, la haute société son extraction populaire et son indignité, les pauvres et les classes moyennes sa fréquentation de la haute société, les frustrés sa vitalité sexuelle, les inconnus sa célébrité, les célébrités sa célébrité imméritée, les médiocres sa supériorité intellectuelle et sa dignité, les enchaînés sa liberté.

Le plus souvent, ce sont des hommes de la haute bourgeoisie. Et les quartiers les plus huppés, davantage encore que le reste de la ville, sont tétanisés par la terreur. Mais les hommes du peuple ne sont pour autant pas à l’abri de cette mort mystérieuse. En interrogeant l’entourage des victimes, les enquêteurs notent que le plus constant de leurs points communs est une tendance aggravée à la tyrannie familiale et au machisme. (…) Presque tous les conseillers municipaux ont été retrouvés un matin morts dans leur lit, vidés de leur sang, malgré le luxe de protection dont ils sont l’objet. Les patrons de presse et de télévision, les industriels, nombre de personnalités en vue y passent aussi. En quelques semaines Lone elle-même est exsangue.

L’Histoire, ce serpent que l’Homme a tenu dans sa main comme son sexe, volontariste et excité, lui file entre les doigts et s’en va, égarée dans les eaux, d’un muscle puissant se retournant sur elle-même, se mordre la queue, se l’enfoncer dans la gorge, et dans un dernier hoquet s’avaler tout entière et disparaître.
Implosant, aspirant la Matière dans l’étroit fourreau du Temps.

Un oiseau sort des profondeurs de mon corps ouvert, une belle chouette effraie à l’intérieur de laquelle j’étire mes membres.

D’autres extraits du livre : ici

Mes ateliers d’écriture au lycée

maison d'amour*

Je suis professeure de lettres dans un lycée général d’Île de France depuis ce mois de septembre 2017. Dès la première semaine, j’ai instauré un atelier d’écriture avec mes classes de Seconde générale et de Première technologique ST2S, lors des heures de cours en modules (17 à 18 élèves par groupe).

Ma principale source d’inspiration pour l’esprit qui préside à cet atelier fut une expérience d’atelier d’écriture que je vécus une fois aux Compagnons de la nuit, une association d’accueil du soir de personnes sans abri. Régulièrement, dans sa grande salle en sous-sol d’un immeuble du cinquième arrondissement de Paris, cette association organisait un atelier d’écriture où étaient conviés aussi bien des gens vivant dans la rue que des habitants du quartier. J’étais à ce moment-là moi-même bénévole dans une autre association d’accueil de personnes sans domicile fixe et j’avais l’intention d’y proposer aussi un atelier d’écriture (les responsables de cette association catholique ayant accueilli favorablement mon idée… la confièrent aussitôt à un homme – qui proposa une formule d’atelier classique, et de peu d’intérêt – je quittai l’association).

Aux Compagnons de la nuit, la formule était simplissime. Le responsable de l’atelier proposa à la vingtaine de personnes présentes (dont j’étais, donc), un sujet ainsi formulé : « Allo ? » Nous étions assis sur des chaises autour d’une table, muni d’une feuille de papier et d’un stylo. Chacun, chacune, habitant.e avec ou sans toit, se mit à écrire. Et quand tout le monde eut terminé, chacun.e lut son texte. Chaque lecture était suivie d’un applaudissement sobre, aucun commentaire n’était fait. Les textes écrits par les personnes sans abri avaient souvent une force poétique inouïe. Il y eut parfois des larmes, mais sans aucun pathos. Ce qui se passait était extrêmement intense, d’humanité, de partage, de communion.

L’atelier que j’ai mis en place s’inspire de cette simplicité et de cette humanité, et les recherche. Je l’ai adapté à des classes de lycéens en proposant des sujets également très ouverts mais en lien avec ce que nous étudions parallèlement dans les cours de littérature. Les élèves disposent les tables en U, j’écris le sujet au tableau. Comme nous avons peu de temps devant nous (à peine 55 minutes entre deux sonneries), je joue justement sur la pression, l’urgence. Il leur faut en général une dizaine de minutes pour s’installer puis se mettre au travail. Je comprends et j’accepte parfaitement ce temps qu’il faut laisser à ce qu’on appelle « l’angoisse de la page blanche ». Au tout début, les élèves protestaient fortement contre la consigne, contre ce genre d’exercice auquel ils n’étaient pas habitués et qui les mettait en danger. Je laissais leur inquiétude s’exprimer tout en restant tranquillement ferme : il allait falloir le faire. Venait alors le moment où ils se jetaient à l’eau. L’écriture venait, dans le silence et l’intensité du moment. Les protestations ont disparu lors des séances suivantes, mais le processus demeure le même. Le temps de libération du verbe est une libération. Au bout d’une vingtaine de minutes, nous passons à la lecture des textes. Même les plus timides, les plus taiseux, ou les moins adroits avec les mots, s’y livrent avec bonheur. Les toutes premières craintes, les hontes ont disparu. J’ai expliqué qu’il s’agit ici d’un atelier d’écriture personnelle et non scolaire (même si finalement je donne une note au bout de quatre ateliers, car les élèves sont trop habitués au système de notes pour pouvoir s’en passer). Personne ne doit juger ni commenter, seulement écouter – puis applaudir discrètement afin de remercier l’auteur de sa lecture. J’ai expliqué aussi que nous étions là dans la littérature, et qu’il n’y avait donc ni censure ni interdit, à part l’interdiction de ne pas écrire quelque chose qui ne soit pas, dans l’esprit, de l’ordre de la littérature. L’écoute des uns par les autres est excellente, surtout avec les élèves de Première, un peu plus mûrs.

Ce qui jaillit d’un tel dispositif d’écriture est très profond. Même si l’expression peut en être maladroite, des expressions de soi rejoignant l’universel humain de toujours et de partout surgissent sur le papier à travers de petites fictions ou de brefs textes de réflexion. Tour à tour poétiques, tragiques, humoristiques, ces textes produits individuellement puis partagés oralement, donnés et reçus, font expérimenter aux élèves le sens de la littérature, tel qu’il existe depuis ce qu’on appelle l’homme préhistorique : l’humain.

Les élèves sortent calmes et profondément satisfaits de ces ateliers. La plupart d’entre eux les réclament, dans les périodes où nous n’en faisons pas. Certains furent particulièrement intenses, le groupe en larmes pendant le temps des lectures, et se disant soudé après l’expérience (refusant même de quitter la salle avant que tout le monde ait lu son texte, un vendredi à 17h25 alors que la sonnerie de départ avait retenti). Chaque atelier est différent, mais l’esprit en est généralement celui d’un grand calme, d’une paix d’autant plus sensible quand les textes sont eux-mêmes « sensibles ». L’attitude du professeur est essentielle : il faut dégager soi-même un grand calme, une paix intérieure, une détermination douce, être présent à la demande et s’effacer quand il le faut. Cela ne peut se réaliser qu’en accord avec la politique générale de ses cours, de son attitude dans l’ensemble des cours.

Voici quelques-uns des sujets proposés lors de ces ateliers :

« Un loup sans forêt. Racontez. »

« … par une petite porte dans ma chambre que je n’avais jamais vue, je découvris… »

« 1) Chacun de nous est marqué par le mode de pensée dans lequel il a été élevé. 2) Malgré cela, nous pouvons réfléchir par nous-mêmes. Donnez des exemples pour les deux cas. »

« Une rencontre particulière. Racontez. »

« Le rêve peut être une façon : 1) de fuir la réalité ; 2) d’enrichir la réalité intérieure. Donnez des exemples argumentés pour les deux cas. »

« La littérature sert : 1) à faire découvrir des réalités qu’on ne connaissait pas ; 2) à faire réfléchir. Donnez des exemples pour les deux cas. »

« Racontez un moment particulier » (Ce sujet a été donné pour un atelier réalisé entièrement à l’oral, sans passage préalable par l’écriture).

« La Brindille [nom de la rivière au bord de laquelle l’enfant a été violée et assassinée dans le conte de Maupassant étudié parallèlement, La petite Roque] a tout vu. Écrivez le flux de ses pensées, son désir de justice après le meurtre. »

Après lecture en commun, les élèves se relayant, de la scène où Tartuffe tente de séduire la femme de son meilleur ami : « Réécrivez, à deux, cette scène de séduction hypocrite et inappropriée en langage sms (échange de textos) ».

« Qu’est-ce que, selon vous, le courage de la vérité ? Donnez des exemples. »

« Écrivez le monologue du Pauvre après sa rencontre avec Dom Juan ».

*

Rire, dire, et mouiller les drapeaux (White, Cendrars, Supervielle, Borges, Reyes & compagnie)

« Rien ne me réjouit davantage que le rire de Tchouang-tseu, cet Héraclite heureux, ce Rabelais raffiné.

Et devant à peu près tout ce qui se présente aujourd’hui comme « culture », « littérature », « art » je suis pris, moi-même, d’un rire irrépressible.

Comme, pour retrouver des Euro-Celtes, Blaise Cendrars (sa mère était d’origine écossaise) :

« Ma situation est très spéciale et difficile à tenir jusqu’au bout. Je suis libre. Je suis indépendant. Je n’appartiens à aucun pays, à aucune nation, à aucun milieu. J’aime le monde entier et je méprise le monde. Je m’entends bien, je le méprise au nom de la poésie en action, car les hommes sont par trop prosaïques. Des tas de gens me le rendent. J’éclate de rire ». »

Kenneth White, Écosse, le Pays derrière les noms (voir l’Institut de Géopoétique)

J’ai enregistré les deux premiers textes, celui de Supervielle puis celui de Borges dans ma traduction, à Paris tandis que l’un de mes fils jouait du piano dans la pièce d’à côté. Le troisième dans mon ermitage des Pyrénées.

*

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Céline revient, il est toujours vivant (avec Kenneth White, entre autres)

« Le Matou revient, il est toujours vivant ». C’est le refrain d’une chanson pour enfants de Steve Waring, contant les aventures d’un chat increvable. Ce chat pourrait être Louis-Ferdinand Céline. Voilà que Gallimard réédite ses lamentables pamphlets antisémites, et que bien sûr ça fait jaser la presse. Je ne lis pas les articles, ils ne m’intéressent pas. Je n’ai pas lu les pamphlets en question non plus, ils ne m’intéressent pas beaucoup plus. Céline est un immense auteur, un styliste extraordinaire, un approcheur du genre humain sans pareil, un grand clown, un médecin généraliste – j’ai lu et relu le Voyage, et aussi Mort à crédit, et D’un château l’autre et quelques autres, sans chercher à lire les pamphlets. Je ne dis pas qu’il ne faut pas les lire, je dis que je n’éprouve pas le désir d’entrer dans cette mascarade. C’est toujours la même vieille histoire. Tel ou tel sombre dans un délire antisémite. Et ça fait sensation. Là où il y a sensation, il y a du fric à prendre. Donc Gallimard réédite et la presse s’émeut. On peut imaginer quels tombereaux d’injures leur lance Céline depuis ses os.

 

Hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

Hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

 

Hier j’ai cité Kenneth White sur Saint-John Perse. Ce soir je citerai des passages de son essai consacré à Céline, dans le même livre intitulé Les affinités extrêmes (Albin Michel, 2009) :

« Pour l’instant, précisons la nature du terrain de ma rencontre avec Céline, car, selon certaines déclarations de la PIF (petite inquisition française), tout intérêt pour Louis-Ferdinand Céline serait anathème. Le Céline qui m’intéresse n’a rien à voir avec le radotage de Pétain, le discours d’Henriot, le journalisme de Je suis partout, encore moins avec la milice de Darnand.
Dans tout ce contexte, Céline est, à mes yeux, une anomalie grotesque et absurde.

(…)

Le point de départ de la « sale route » de Céline, c’est un dégoût physique de ce qu’est devenu le genre humain et de sa prolifération sur la face du monde. Voici ce qu’il dit dans un entretien fait à Meudon en mars 1959 :

« Ils s’occupent d’histoires grossièrement alimentaires ou apéritives ; ils boivent, fument, mangent, de telle façon qu’ils sont sortis de la vie […]. Ils digèrent. La digestion est un acte très compliqué (dont je connais le mécanisme) qui les absorbe tout : leur cerveau, leur corps… Ils n’ont plus rien, ils ne sont plus que de la panne. Mettez-vous à une terrasse, regardez les gens : dès le premier coup d’œil, vous allez surprendre toutes espèces de dystrophies, d’invalidités grossières. Ils sont hideux, ils sont pénibles à voir ! (…) « 

D’où, par contraste, son appréciation de la vie animale (« Il faut traverser la vie littéraire en animal de luxe », dit… Saint-John Perse) (…) Seule exception aux yeux de Céline parmi l’humanité dégénérée : la danseuse. Voici, dans Bagatelles pour un massacre :

« Le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vœux sont inscrits !… Jamais écrits !… Le plus nuancé poème du monde !… émouvant ! Gutman ! Tout ! Le poème inouï, chaud et fragile comme une jambe de danseuse en mouvant équilibre est en ligne, Gutman mon ami, aux écoutes du plus grand secret… »

(…)

Si je me sens des affinités avec Céline, seraient-elles, comme le diraient certains, « celtiques » ? Il serait possible de dresser une petite liste de traits de caractère et de tendances qui pourraient se ranger dans cette catégorie.

D’abord, une volonté, ou plutôt non, rien d’aussi conscient qu’une volonté, plutôt un instinct qui le pousse à ne pas s’intégrer, à rester en dehors.

Ensuite, c’est un mouvement rapide à travers l’espace, celui des Celto-Scythes sur les steppes de l’Asie centrale, et qui se traduit chez Céline par des déambulations obsessives à Paris, le voyage au Cameroun, la traversée de l’Amérique.

Et puis il y a le style, le langage, la musique. À travers toute la littérature celtique, on trouve cette recherche, cette écoute d’une musique lointaine. Elle est présente dans la plus ancienne littérature gaélique, elle est là dans la prose de Stevenson. Quant à Céline, s’il connaît les « cris de mouettes à la tempête » (Féérie pour une autre fois), il s’efforce de l’atteindre la plupart du temps à travers le parler le plus populaire. (…)

Il y a chez Céline une autre utilisation du langage qui est typiquement celtique. C’est le désir, qui rejoint la volonté de rester « en dehors » que j’ai évoquée plus haut, de briser le langage convenu. Cela peut prendre plusieurs formes. Par exemple, le mélange de langues que l’on trouve dans les anciennes hisperica famina et que l’on retrouve chez Joyce. Ou bien le langage hautement vitupérateur des anciennes joutes poétiques d’insultes pratiquées autrefois en Écosse. Comment oublier sa formule terrible appliquée à Sartre : « l’agité du bocal » ? Si, dans son discours délirant (et lyrique), Céline vocifère avec virulence à peu près contre tout, c’est pour dénoncer, certes, mais c’est surtout pour décoller. »

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Poétique de la prose, par Kenneth White et Saint-John Perse

les-affinites-extremes-21841-264-432« J’en arrive à la question de l’expression, à la poétique même, aux formes et aux forces de ce que j’aimerais appeler la « grande prose ».

Apollinaire demandait qu’on lui pardonne de ne plus connaître l’ancien jeu du vers. Quand Cendrars compose ce qui constitue sans doute le poème-manifeste du XXe siècle, il l’intitule La Prose du transsibérien. Depuis Baudelaire et Rimbaud, une poésie qui se débarrasse de la Poésie redécouvre le prosaïque, et plus précisément ce que Merleau-Ponty, dans la lignée de la phénoménologie, appelle « la prose du monde ».

Perse se situe, et puissamment, dans cette mouvance. « Je t’ai pesé, poète, et t’ai trouvé de peu de poids. » Dans l’œuvre de Perse, le poète « sort de ses chambres millénaires », laisse aux « hommes de talent » le « jeu des clavecins » et, reprenant le « rôle premier du chaman », « monte aux remparts », en compagnie du vent. Il s’agit de retrouver l’équivalent des « grands ouvrages de l’esprit », de ces « grands textes épars où fume l’indicible » : « Les grands livres pénétrés de la pensée du vent, où sont-ils donc ? »

Cela est magnifiquement dit. Mais c’est encore une question. Afin de pénétrer dans le grand champ, au-delà des questions, il faut entrer dans tout un processus dont la première phase est un élagage. »

(…)

« Pour atteindre un tel langage, pour écrire, sous l’inspiration de la pluie, ou de la neige, ou du vent, un poème du monde fait de terre et de rien, il faudrait entrer « au frais commerce de l’embrun, là où le ciel mûrit son goût d’arum et de névé ». Pour trouver une parole « plus fraîche que l’eau vive », « brève comme éclat d’os », capable d’exprimer « le monde entier des choses », il faut vivre sur les « caps intimes de l’exil » : « Qu’un mouvement très fort nous porte à nos limites et au-delà de nos limites. » Ce qui est envisagé alors devient de plus en plus précis.  « Les écritures aussi évolueront. Lieu du propos : toutes grèves de ce monde », écrit Perse dans Vents. C’est là, dans cet espace éloigné, ce « lieu d’asile et d’ambre », ce lieu de pierre (« les grands tomes de basalte », « la mémoire brisée du quartz »), ces « rives futures » qui « embaument la pierre nue et le varech », parmi « l’orage magnétique », parmi « les blancheurs », qu’on a une chance de trouver « les écritures nouvelles encloses dans les grands schistes à venir », et de connaître « le point extrême », « l’instance extrême ».

Voilà le Perse le plus lointain, et celui qui m’est le plus proche. »

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« J’ai commencé ce texte par une évocation des Pyrénées, le terrain de formation de Perse, où j’ai moi-même longtemps vécu », conclut l’écossais Kenneth White dans l’un de ces essais rassemblés dans Les affinités extrêmes (éditions Albin Michel, 2009)

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Têtes creuses, policées, évacuatrices d’humain et de littérature

vu du RER, ces jours-ci, photo Alina Reyes

vu du RER, ces jours-ci, photo Alina Reyes

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Quand je vois ce qu’on fait de la littérature et de son enseignement, je songe aux évacuations de camps de Roms, de migrants, de pauvres divers. Je ne dis pas que tous les éditeurs, que tous les professeurs participent à cette entreprise de solution finale. Mais c’est le sens dans lequel on est poussé à aller.

J’ai assisté à des journées d’étude dans une université qui a mis en place un Master de création littéraire, comme cela se fait de plus en plus.  Du néant figé. Formalisme, médiocrité, absence de sens. Des auteurs invités, donnés en exemple, qui écrivent à partir d’images trouvées en ligne. J’ai demandé ce qu’il en était de l’écriture à partir de la vision intérieure, personne n’a compris ma question, même après que j’ai essayé de l’expliciter.

L’une de nos formatrices de l’Espé (qui un jour nous envoya une vidéo d’elle fraîchement manucurée pour nous dire en six longues minutes ce qu’elle aurait pu nous communiquer par écrit en deux phrases) a repris cette pratique en guise d’atelier d’écriture avec ses Seconde en AP (« aide personnalisée », pour juste une petite poignée d’élèves les plus faibles). Elle leur propose un choix d’images qu’elle a prises religieusement sur un site officiel, autorisé, et que chacun consulte sur sa tablette numérique avant d’en choisir une à son tour et d’écrire un texte à partir d’elle. Chaque élève a donc les yeux fixés sur son Ipad. Il doit s’imaginer être le créateur de l’image et dire pourquoi il la fait. Chaque élève est chassé de lui-même, projeté dans une image fixe toute faite, neutralisé dans la fascination numérique. L’humain est évacué, le résultat est comme le dispositif clean, lisse, sans aucun problème publiable à son tour en ligne, avec l’image autorisée en regard, de façon parfaitement proprette.

Rien à voir avec les ateliers d’écriture que je fais avec mes élèves, à partir de mises en danger verbales. Par exemple l’un des tout premiers : « Un loup sans forêt. Racontez ». Ou le dernier : « Qu’est-ce que, selon vous, le courage de la vérité ? » Avec rien d’autre qu’une feuille de papier, un stylo, et vingt minutes pour aller chercher au fond de soi les mots et les écrire, écrire. Dire l’humain, comme l’humain le fait depuis la dite Préhistoire (c’est le sujet de ma thèse). C’est ce que je leur fais faire, c’est ce que l’éducation contemporaine s’emploie à empêcher, à gommer, à recouvrir d’images toutes faites, comme on collerait des affiches sur les parois des grottes ornées, comme on immolerait les livres sur l’autel de la Bêtise – « bienveillante », il va sans dire.

Certes les écrits de mes élèves ne pourraient être publiés sans, souvent, scandaliser l’institution et leurs parents. C’est que la mort n’est pas mon métier. Je n’assassine pas la littérature à peine née, je n’assassine pas l’humain, je les fais vivre.

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Génie,

comme dit Rimbaud. Quelque chose m’a frappée dans le film de Tarkovski Stalker, que j’ai visionné ce week-end parce que Michèle Lesbre l’évoque dans son roman Le canapé rouge, que j’étudie avec mes Première : ce qu’y dit du génie le personnage de l’écrivain. Si j’étais sûr d’en avoir, dit-il en substance, je pourrais arrêter d’écrire, je n’aurais plus à recommencer toujours à écrire. Oui, arriver au sommet d’où peut se voir son propre génie, c’est ce qui arrive à certains auteurs : d’où des œuvres interrompues, comme celles de Rimbaud, de Nietzsche, de Kafka… C’est ce qui m’est arrivé aussi (que mon immodestie fasse grincer des dents, peu importe). J’écris, mais sans avoir besoin d’écrire. Je le fais par simple joie, comme d’aller me promener.

Et il y a autre chose. Je transfigure maintenant et je transmets la littérature en l’enseignant, à ma façon. Je la livre vivante, à travers mon rapport vivant, mon rapport d’amour aux textes. Quand ma tutrice est venue assister à l’un des ateliers d’écriture que je fais avec mes élèves, je l’ai vue entrer en état de choc, raide, les yeux fixes, écarquillés. Quand j’ai raconté à une autre collègue ce que je leur faisais faire lors de ces ateliers – écrire en 20-25 minutes un texte sur un sujet donné, puis le lire devant toute la classe disposée en cercle ouvert, elle s’est exclamée : « mais c’est très difficile, ce que tu leur demandes ! » Et elle avait raison. C’est pourquoi il nous faut chaque fois une dizaine de minutes pour la mise en route. C’est pourquoi au début ils se récriaient avec véhémence, voulaient refuser. Et maintenant, quand nous ne le faisons pas, ils le réclament.

Mais ce n’est pas tout. Notre façon d’étudier les textes, de faire ce qu’on appelle des lectures analytiques, se passe dans un esprit tout différent de la norme scolaire. Je les fais entrer en profondeur dans les textes, dans leur sens. Je leur fais toucher du doigt les correspondances avec d’autres œuvres, de littérature ou d’art. Je les emmène dans la complexité, et ils m’y suivent très bien, quoiqu’ils soient habitués à un tout autre régime. Et je les fais réfléchir aussi au sens philosophique, social, humain, de ce que nous étudions. Je leur parle de la politique, de la religion, des rapports sociaux, je leur demande d’apporter leur propre réflexion, à l’oral ou à l’écrit, je les fais se servir de leur intelligence, qui est grande, de leur autonomie de pensée, qui doit venir. Mes classes ne sont pas des classes mortes, elles sont vivantes, et je suis heureuse et bienheureuse.

*