« Les manifestations des jeunes étudiants à Paris pour Leonarda Dibrani ont été une bouffée d’air frais et un appel à nos consciences », par Manuel Garcia Rondon

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photo Gonzalo Fuentes/Reuters

 

Traduction d’un texte de Manuel Garcia Rondon, secrétaire général de l’Union Romani, paru sur le site de l’organisation ce 21 octobre 2013.

 

J’imagine la scène. On dirait le scénario d’un de ces films sur la Seconde Guerre mondiale, où l’on voyait comment la SS mettait en œuvre la persécution de tous ceux qui étaient différents, sa mission étant de les faire disparaître de la face de la terre. On savait qui était l’ennemi. C’est pourquoi il fallait l’éviter pour rester vivant.

Le problème actuel est que dans une Europe globalisée, dans l’Europe de la Protection Sociale et des Droits Civiques, il se produit des choses qui font dresser les cheveux sur la tête, et génèrent un état d’insécurité chez tous ceux qui sont à la recherche d’une nouvelle vie, pour eux-mêmes et pour leur famille. Et qui dans bien des cas, quand ils essaient de s’adapter aux normes de la société qui les accueille, se retrouvent maltraités, vilipendés, traités comme s’ils étaient la peste, celle qui envahit jadis l’Europe médiévale.

Si nous nous plongeons dans les commentaires en ligne, certains d’entre eux font peur. Que reste-t-il de l’esprit citoyen ? Dans ce cas français, comment peut-on trouver une justification dans les faits commis par un parent ? Ces faits n’étaient rien d’autre que celui d’être en situation irrégulière dans le pays. Il est vrai que les règles doivent être respectées, mais cette famille était en train de faire de grands efforts pour s’intégrer dans la société française et elle se conformait aux exigences (scolarisation, résidence fixe…) pour régulariser sa situation. Mais cela n’a pas suffit, et par trois fois, selon les autorités, la régularisation leur a été refusée.

Leonarda Dibrani, adolescente de quinze ans, rom d’origine kosovare, née en Italie, participait à une activité scolaire de son collège, comme le reste de ses camarades. Elle était inscrite dans ce collège depuis quatre ans et son dossier scolaire était très bon, de même que celui de sa sœur, inscrite dans le même établissement – ce qui prouve que cette famille se trouvait dans un processus d’inclusion et de normalisation sociale correspondant aux normes établies par la société du pays d’accueil.

Que se passe-t-il ? Comment certains citoyens d’un pays qui a pour valeurs l’égalité, la fraternité et la légalité, peuvent-ils en venir à cette extrémité, à la plus absolue absence de solidarité ? Nous les Roms, sommes-nous la cause de leurs problèmes ? Qu’ils se révoltent contre les vraies causes de leur situation. Ortega y Gasset disait déjà dans son essai La révolte des masses, publié en 1929, comment les gouvernants peuvent créer un problème pour détourner l’attention des citoyens et la porter où cela les arrange, en la déviant des vrais problèmes qui les touchent.

Nous les Roms nous ne pouvons pas être les boucs émissaires de tout ce qui se passe en Europe. Selon les différents traités et accords qui régissent la cohésion territoriale, l’équité est constamment transgressée.

Il faut assumer la nouvelle réalité européenne. Bruxelles et Strasbourg ne réagissent pas avec la célérité que cette situation requiert. Des valeurs, des droits se perdent… alors que commence à briller par son absence l’État-Providence, et que tout ce qui a été accompli depuis les XIXème et XXème siècles se dilue comme un sucre dans l’eau.

Il est clair que les marchés dirigent la politique, et l’Europe, comme on le voit, n’est pas prête pour l’élargissement des états membres. Car cela n’a pas signifié une croissance, un potentiel dans l’ordre économique et politique, mais a plutôt généré un haut degré d’absence de solidarité et l’idée, chez une partie des citoyens européens, que leur manque de ressources vient des compensations économiques perçues par les pays de fraîche adhésion, favorisant la lutte pour les ressources économiques et les territoires.

Certains partis politiques et leurs dirigeants se servent de ces faits dans un but électoral évident. Le bulletin de vote est plus important que la citoyenneté et la défense des droits de l’homme. Et cela, comme je l’ai déjà dit, en détournant l’attention de l’électeur vers l’ennemi à battre, à savoir les immigrés, cause de tous ses malheurs, comme le manque d’emploi, la baisse des salaires, la réduction du pouvoir d’achat, le manque de révision des accords salariaux, la privatisation de la santé publique, le manque de ressources dans le budget appliqué à l’éducation…

Dans ce contexte se produit une montée des partis d’extrême-droite, avec leur discours défendant la pureté des compatriotes et attaquant les étrangers, lesquels sont la cause de leurs malheurs et s’approprient ce qui leur appartient – ce discours qui se propage dans les classes laborieuses et principalement dans les classes moyennes en décadence et récemment appauvries, qui sont celles qui souffrent le plus de la crise économique. Les données fournies par différentes études et enquêtes d’opinion révèlent qu’elles sont devenues une pépinière de voix pour ces partis fascistes et xénophobes.

Je viens d’entendre une autre nouvelle, alarmante. Si les élections avaient lieu aujourd’hui en France, Le Pen pourrait les gagner. Sans compter qu’en Suède, société modèle, le SD, parti d’extrême-droite, lors des dernières élections a remporté vingt sièges. En Hollande, Belgique, Danemark, Italie, Autriche, Hongrie, Roumanie, Suisse, Grèce, au Royaume-Uni et dans d’autres pays, l’extrême-droite est en hausse, accédant à la législature et à des positions importantes dans un certain nombre de pays.

Le scénario des années 30 du siècle dernier, après la Grande Dépression, se répète.

Comme l’a dit le psychologue Burston : « Dans les périodes où les gens se sentent menacés et perdent confiance, ils sont plus réceptifs aux distorsions, aux demi-vérités et aux mensonges. » Il a signalé aussi que dans ces moments les gens sont plus réceptifs à la propagande, la majorité « simplement ne réfléchissent pas aux allégations de leurs dirigeants, ou aux conséquences qui semblent en résulter. Adolf Hitler le savait pertinemment ». L’extrême-droite monte dans de telles circonstances parce qu’elle offre des réponses simplistes à des problèmes extrêmement complexes, et parce qu’elle a mis au point des stratégies rhétoriques efficaces pour inciter les gens à voter contre leurs propres intérêts à long terme.

Cependant je suis soulagé de lire que, quoique neuf ans après, la Cour de Strasbourg a condamné la France pour des expulsions de Roms menées en 2004, comme il ne pouvait en être autrement ; à partir des instances gouvernementales et de l’union des démocrates européens, nous avons donc à réussir à éradiquer cette plaie. Les manifestations des jeunes étudiants à Paris nous ont donné une leçon de citoyenneté et de solidarité. Nous devons en prendre bonne note, et nous réveiller de la léthargie dans laquelle nous nous trouvons. Consolider l’Europe fut difficile, mais actuellement, cela devient de plus en plus difficile à maintenir. L’attitude de ces jeunes a été une bouffée d’air frais et un appel à nos consciences.

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Précédents points de vue sur l’affaire :

Le très humain portrait de la famille Dibrani par Miguel Mora : « Les Dibrani, apatrides d’Europe »

La vive protestation du leader hindou Rajah Zed contre la déportation de Leonarda et les conditions faites aux Roms 

La réaction du cardinal André Vingt-Trois : « Qu’ils mangent de la brioche »

« Les Dibrani, apatrides d’Europe », par Miguel Mora

Il faut aller dans la presse espagnole, dans El Pais, pour trouver un article humain sur la famille de Leonarda. Bien souvent les médias français n’ont su que faire du vacarme autour de cette affaire, sans nous présenter les personnes autrement que comme à la foire, des gens très attachants pour qui les regardait fraternellement, mais pour d’autres vite rendus antipathiques, tant par les témoignages uniquement à charge contre eux, que par une mise en scène qui ne leur donnait jamais vraiment la possibilité de s’exprimer autrement que dans l’émotion de l’immédiateté, dans l’hystérie générale. J’ai traduit cet article comme j’ai pu, n’étant pas hispanophone, parce que je crois qu’il faut le lire et le donner à lire.

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L’arrestation digne des années 30 de Leonarda Dibrani, une lycéenne francophone rom de quinze ans, née et élevée en Italie, mais d’origine kosovare, alors qu’elle était en pleine sortie scolaire, et sa déportation immédiate, ainsi que celle de sa famille (ses parents et cinq de leurs sept enfants, âgés de 17 mois à 17 ans), ont déclenché une énorme tempête politique à Paris. À 2500 kilomètres à l’est, au Kosovo, l’affaire ne soulève qu’un intérêt marginal. La famille Dibrani s’est retrouvée à Mitrovica, une ville séparée en deux depuis qu’en 1999 l’OTAN a bombardé le Kosovo, une ancienne province serbe qui a proclamé son indépendance en 2008.

Au nord de la ville, laide et sans âme, vivent les Serbes, qui représentent 10 % de la communauté kosovare ; au sud, les Albanais et quelques milliers – on ne sait pas combien en réalité – de Romanis, Ashkalis et Égyptiens (connus sous l’appellation RAE), les trois ethnies roms historiques du Kosovo.

Mais personne ne semble ressentir la moindre curiosité pour cette famille dont le fondateur a quitté le Kosovo il y a trente-huit ans, qui s’exprime aujourd’hui en romani, en français et en italien, et qui est récemment arrivé d’un lointain endroit de France appelé Pontarlier.

La maison où sont logés les Dibrani, accordée par le Ministère de l’Intérieur kosovar, qui se targue d’exercer une discrimination positive envers les Roms, est une petite maison à étage déglinguée mais digne, qui donne sur un petit jardin à l’arrière et que les nouveaux arrivants partagent avec d’autres kosovars – non roms – expulsés de l’Union Européenne.

Depuis 2011, l’Allemagne et la France estiment que la République du Kosovo est non seulement un État légitime mais aussi un « État sûr », et cette décision politique leur a permis de renvoyer chez eux des milliers de membres – roms ou non roms – de la diaspora kosovare, constituée d’environ deux millions de personnes, un chiffre qui selon le dernier recensement national est équivalent à celui de la population qui vit à l’intérieur du pays.

Les Dibrani sont devenus célèbres en Europe et leur maison, avec des enfants de tous les âges, n’arrête pas de recevoir des visites. Presque tous ceux qui y mettent le nez sont français. Journalistes en quête de copie. La présence kosovare se limite à un policier et un fonctionnaire, envoyés par le ministère de l’Intérieur pour gérer les papiers des Dibrani et les aider à gérer l’intense trafic de photographes, de caméras et de journalistes de la presse écrite qui cherchent à réaliser l’entretien définitif avec Leonarda.

La jeune fille, enjouée, gracieuse et dotée comme son père de sourcils fournis, sourit sans arrêt et crâne comme une adolescente : « Je suis une star, dit-elle, mais je veux juste retourner à l’école avec mes amis, mes profs et mon copain. »

Son père, Resat Dibrani, reçoit l’envoyé d’El Pais avec sa femme Djemilah à huit heures moins le quart du matin, quand les Français et compagnie dorment encore. C’est un homme un peu corpulent, avec un visage large, un regard direct et des yeux gris. Quant à elle, elle est fort sombre de peau et de cheveux, vêtue de noir, les sourcils très épilés, pareille à une Sicilienne ou à une Andalouse.

La première surprise est de constater que les Dibrani parlent entre eux un italien parfait, et que ce sont des gens qui ont beaucoup vécu. La deuxième, d’apprendre que Mme Djemilah n’est pas née dans les Balkans mais à Caltanissetta, en Sicile. Et la troisième, c’est qu’ils ne sont pas mariés – nous vivons ensemble, disent-ils – et qu’ils sont devenus un couple, dormant ensemble pour la première fois, dans un camp rom de Secondigliano, le quartier sensible de Naples par excellence.

La grande ironie de cette histoire, symptomatique des absurdités commises durant des décennies ou des siècles par une grande partie de l’Europe envers la communauté rom, et de la défiance que beaucoup d’entre eux ressentent envers les pouvoirs publics, est que la majeure partie de cette famille, que les médias pendant une semaine ont appelée kosovare, n’est pas née et n’a jamais vécu au Kosovo.

Comme la dame exaltée qui répondit l’autre jour au téléphone chez Albert Jeannin, le maire de Levier, où vécut la famille Dibrani, le dit avec raison : « Ils ne sont pas kosovars, ils sont tsiganes. »

Eh bien, oui. Les Kosovars qui ont mis le ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, aux pieds des chevaux de l’opinion publique ; les Kosovars qui ont fait descendre dans la rue à Paris des milliers de lycéens, exigeant que l’école soit un sanctuaire et que nul élève ne puisse être arrêté ni expulsé, et les Kosovars qui ont été envoyés au Kosovo les 8 et 9 octobre par un vol de Lyon à Pristina avec escale en Allemagne, parlent à peine le kosovar (ou l’albanais), sont nés dans l’Union Européenne et l’ont parcourue d’un bout à l’autre.

Sur les huit Dibrani qui, ces derniers quatre ans et huit mois, ont demandé par cinq fois l’asile politique et un permis de séjour en France – tout cela sans succès -, un seul est kosovar. Les autres – pas tous – connaissent à peine le nom du Kosovar.

Monsieur Dibrani les énumère : « Daniel, 24 ans, né à Naples, est maintenant en Ukraine avec son épouse ; Erina, 22 ans, vit en France avec son mari, mais elle est née à Faro, dans la province de Pesaro, au nord de l’Italie, de même que Maria, 17ans, Leonarda, 15 ans, Rocky, 12 ans, Ronaldo, 8 ans, et Hassan, 5 ans. Et Médina, la plus jeune, est née le 10 juin 1912 en France.

Je suis né ici, à Mitrovica, il y a 48 ans, et je suis le seul qui ait des papiers, un passeport yougoslave très usé que j’ai fait faire il y a 34 ans, quand j’ai quitté le Kosovo pour aller faire mon service militaire à Zagreb dans l’armée de Tito. On m’a dit au ministère de l’Intérieur qu’en réalité nous n’avons pas le droit d’être kosovars, mais il paraît qu’ils vont régler cela. »

Depuis 2001, l’Allemagne et la France ont envoyé des milliers de Roms au Kosovo. Et pourquoi les autres Dibrani n’ont-ils pas de papiers ? Ils sont nés en Italie, et là-bas si vous n’avez pas au moins un parent italien vous ne pouvez pas avoir la nationalité avant vos 18 ans, ils exigent du sang italien », répond Djemilah. Et vous-même, n’êtes-vous pas née à Caltanissetta ? « Oui, mais alors c’était la même chose ! »

L’exode de la famille a commencé en 1986, raconte Resat. « Je suis né le 2 septembre 1967 à Mitrovica. En ce temps-là nous étions des dizaines de milliers de Gitans à Mahala, une ville-camp qui était tout près d’ici. Mais mon père était un ivrogne et un coureur de jupons, il est parti de la maison et j’ai eu une enfance difficile. Je suis allé vivre avec ma grand-mère et des femmes m’ont allaité. Hier j’ai essayé d’aller voir l’une d’entre elles, et j’ai appris qu’elle était morte », se souvient monsieur Dibrani, qui dans son adolescence fut marchand de chaussures et de bijoux, et avait un bagout de vendeur de tapis.

« Quand ma grand-mère est morte j’avais neuf ans, et je suis allé avec ma tante. J’ai rencontré Djemilah en 1989. Elle avait treize ans et elle ne m’a pas plu, elle était trop effrontée, elle portait des décolletés plongeants… sa sœur était plus jolie mais elle était plus petite et timide… Quand j’ai eu l’âge de faire mon service militaire, j’ai été chauffeur des officiers pendant un an. À la fin je suis retourné à Mitrovica, mais comme mon frère aîné était parti à Naples, et comme je ne l’avais pas vu depuis vingt ans, j’ai décidé d’aller en Italie. »

« Je le jure sur mon père mort, dit la mère, nous n’avons jamais demandé l’aumône, ni rien fait d’horrible. Nous sommes des gens normaux. » Les parents de Djemilah étaient des Roms d’origine croate, eux aussi sont partis en Italie pour travailler comme ferrailleurs en 1969. « Ils ont travaillé à Palerme, à Messine, dans de nombreux endroits. Je suis née en Sicile parce qu’ils vivaient là depuis longtemps. Mais ensuite nous sommes partis pour Naples, nous sommes retournés en Croatie, nous sommes allés en Espagne », dit-elle.

« Nous étions jeunes et nous avons vécu de nombreuses années comme des nomades, sans frontières », poursuit son mari. « Où nous entendions dire que nous pourrions vivre en paix, nous y allions. J’ai vendu des roses à Séville, des mouchoirs en Belgique, du tabac en Allemagne… jusqu’à ce que nous nous installions à Fano, où le Conseil municipal nous a beaucoup aidés et où j’ai pu me mettre à la collecte de vieilles affaires et au nettoyage de jardins ».

« Je le jure sur mon père mort , dit Djemilah, nous n’avons jamais demandé l’aumône, ni vendu une fille, ni rien fait d’horrible. Nous sommes des gens normaux, croyants, qui aiment la famille. Une fois à Naples, par erreur, ils ont mis Resat en prison, mais ils lui ont donné un chèque à la sortie, et tout ».

La saga de ces apatrides est typique, non seulement de par leur optimisme vital et leur allergie aux patries et aux papiers – vestige peut-être d’un ADN méfiant des recensements, habituellement préludes de pogroms – mais aussi de par quelques autres coutumes fort mal vues en cette Europe néolibérale et bourgeoise.

Leur histoire, faite de voyages, de liberté, d’aventures et d’évasion, tout à la fois fait envie et donne le vertige. Elle est à la fois l’incarnation et le revers du rêve européen : des gens qui parlent trois ou quatre langues, et qui vont de pays en pays, libres comme l’air.

Mais c’est en même temps le signe de l’incapacité de l’UE à assumer la libre circulation des pauvres, de son mépris pour la reconnaissance des droits fondamentaux et le respect de sa minorité ethnique unique, qui a d’ailleurs été en partie exterminée pendant l’Holocauste : 800 000 Roms sont morts dans le Porraijmos (« la Dévoration », en romani).

Peut-être l’histoire de Leonarda pourra-t-elle servir à ce que les politiques et les citoyens qui considèrent les Roms comme responsables de crises qui n’ont rien à voir avec eux, comprennent que ce peuple est devenu nomade par nécessité, et qu’il a cessé de l’être seulement là où on a réussi à changer la haine en main tendue, ou à mesure que leurs enfants ont été scolarisés et qu’ils ont compris que seule une bonne éducation pouvait garder le sens radical de la liberté que leur ont légué leurs ancêtres.

Si les dix millions de Roms européens sont le produit d’une diaspora très ancienne, et de l’histoire qu’ont écrite les dictateurs à coups d’expulsions, depuis les Rois Catholiques jusqu’à Hitler et Franco, au cours des quarante dernières années leur survie a dépendu des décisions des leaders démocratiques européens. Et leur niveau de vie s’est nettement amélioré dans les endroits où l’on a conduit des politiques d’intégration à long terme, comme en Espagne. « Nous avons de la famille partout. Mais nous voulions rester en Italie, presque tous y sont nés et nous avions une belle maison avec un jardin, près de la mer », dit la mère.

« Tout allait bien, jusqu’à ce que Silvio Berlusconi dise qu’il fallait jeter tous les Roms du pays, dit le père. C’était avant et après les élections de 2008. Le gouvernement italien n’a pas hésité à faire un recensement, prenant les empreintes digitales, tolérant des attaques motorisées et des incendies de campements, et déportant les Roms en masse. La fuite d’Italie des Dibrani vers la France a coïncidé, en 2009, au point culminant de cette offensive. « Nous sommes partis deux jours avant d’être expulsés. L’avocat m’a dit qu’ils allaient nous envoyer en Croatie, alors nous avons pris la fourgonnette, et nous sommes partis par San Remo jusqu’à Orléans ».

 

Miguel Mora, El Pais, 18 octobre 2013

Le fondateur de l’Opus Dei, par Juan Goytisolo

Voici un texte de Juan Goytisolo,  trouvé ici, écrit à l’occasion de la grotesque canonisation de José Maria Escriva de Balaguer.

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En Espagne, au cours des six dernières années, après la victoire du Parti populaire de M. José Maria Aznar, l’Opus Dei, sorte de maçonnerie catholique fondée en 1928 par Mgr José Maria Escrivá de Balaguer, a peu à peu repris le pouvoir. Beaucoup de militants de l’Opus Dei ont réinvesti des postes importants dans les entreprises et le gouvernement. Ce qui explique le renouveau d’intérêt suscité par la divulgation du Rapport confidentiel sur l’organisation secrète de l’Opus Dei, rédigé en 1943 par la Phalange (parti fasciste espagnol), engagée alors contre Mgr Escrivá de Balaguer dans une âpre lutte pour le pouvoir au sein de la dictature franquiste. Dans ce rapport, Escrivá est décrit comme un « médisant » à la vie peu exemplaire, aux « paroles et aux actes pleins d’arrière-pensées » et d’une« dévotion ostentatoire et larmoyante, fort peu naturelle, avec des attitudes feintes et forcées ». Ces accusations n’ont en rien gêné la fulgurante carrière de Mgr Escrivá, d’abord mondaine (le fondateur de l’Opus Dei, « modeste » accumulateur de décorations et d’honneurs, avait obtenu de son ami le général Franco un titre nobiliaire : marquis de Peralta), et ensuite céleste, béatification en 1982 et, consécration suprême, la sainteté, le 6 octobre 2002.

Le lecteur curieux de la vie du nouveau saint Escrivá trouvera dans quelques ouvrages et dans les hagiographies éditées par l’Opus Dei des témoignages abondants de ses faits et gestes. Nous disposons de traces non moins révélatrices du personnage avec les séquences filmées de quelques-unes de ses apparitions en Cadillac noire, dans des postures pleines de grâce. Mais mon interprétation personnelle, dans Foutricomédie, des maximes de son œuvre capitale, Chemin – traduite en plus de quarante langues -, apporte une lumière nouvelle sur les fantasmes sexuels d’Escrivá. Le fondateur de l’Opus Dei était, à n’en point douter, comme aurait dit Rabelais, « du bois dont on fait les saints ».

L’œuvre maîtresse du fondateur de l’Opus Dei, Chemin, fut écrite pendant la guerre civile espagnole (1936-1939) et constitue un éloge de l’esprit fasciste et du dictateur Franco. Dans une des rares incises autobiographiques du livre, l’auteur évoque les moments de « noble et joyeuse camaraderie » chez les officiers franquistes, où il avait entendu la chanson d’un « jeune lieutenant à la moustache brune » qui récitait cette prière : « Des cœurs partagés / moi, je n’en veux pas ; / et si je donne le mien / Je le donne en entier » (maxime 145). Le livre reflète la ferveur franquiste de l’époque (« La guerre est le plus grand obstacle dressé sur le chemin facile. Et pourtant, il nous faudra l’aimer [c’est moi qui souligne], comme le religieux aime ses disciplines » [311]) et, naturellement, la fervente exaltation du « Caudillo » Franco (« Te laisser aller ? Toi ?… Ferais-tu donc partie du troupeau ? Alors que tu es né pour être caudillo ! » [16]. « Des caudillos !… Virilise ta volonté pour que Dieu fasse de toi un caudillo » [833]). Grâce à la« ferveur patriotique » (905) dans la lutte contre « le voltairianisme en perruque poudrée ou les libéralismes désuets du XIXe siècle » (849), « l’Espagne reviendra à l’antique grandeur de ses saints, de ses sages et de ses héros » (introduction datée du 19 mars 1939).

Sexuelles inspirations

Mais si ces aspects de Chemin et beaucoup d’autres, comme sa haute estime du rôle de la femme dans la société chrétienne (« Les femmes n’ont pas besoin d’être savantes, il suffit qu’elles soient effacées » [946]), ont été l’objet d’exégèses par les spécialistes d’Escrivá, je regrette l’absence de ce que l’on pourrait appeler une lecture de la « libido textuelle » de Chemin, de cette sainte sexualité exposée dans la maxime 28 : « Alors que manger est une exigence de l’individu, procréer n’est qu’une exigence de l’espèce, les individus singuliers pouvant s’y soustraire. »« les singuliers » qui « se soustraient » à la procréation, en personnes averties – à la manière de Lorca -, peuvent trouver dans Chemin des maximes très savoureuses et se sentir confortés dans leurs désirs et saintes inspirations sexuelles. Comme nous allons le voir,

Le fondateur de l’Opus Dei a beaucoup de considération pour la vigueur de la virilité, et ne cache pas son dédain pour ceux qui en sont dépourvus, qu’il qualifie de « doux et tendres comme des meringues ». En voici quelques exemples :« Abandonne ces gestes et ces manières frivoles ou puériles. Sois viril » (3) ;« Sois fort. Sois viril. Sois homme » (22) ; « Ne sois pas puéril » (49) ; « Ne sois pas mou, indolent » (193) ; « Tu n’as pas honte d’être si peu viril jusque dans tes défauts ? » (50).

La vigueur préconisée par Escrivá englobe tous les domaines de la vie spirituelle et affective. « Qui t’a dit qu’il n’était pas viril de faire des neuvaines ? » (574). La prière, souligne-t-il à plusieurs reprises, doit être « vigoureuse et virile »« brûlantes et viriles » (216). C’est pourquoi il convient d’adopter un modèle de conduite qui ne prête pas le flanc à la critique ; « Si tu n’es pas viril et… normal – observe-t-il en définissant le terrain de la singularité conseillée –, tu seras non pas un apôtre, mais sa risible caricature » (877). Et il souligne en conséquence : « Etre enfant, ce n’est pas être efféminé » (888). (691), et les larmes des appelés à la milice seront donc également

En dépit de ces exhortations à la sagesse, le terrain est glissant. « Pourquoi ces suppositions erronées sur ton compte te font-elles de la peine ? » (45), demande Escrivá à son lecteur. « Les épanchements de tendresse » de ce dernier et ce sentiment que le Seigneur a mis dans la poitrine virile de ceux qui aspirent à suivre la Voie doivent être adressés au Christ. Et, en personne avertie de la sainteté qu’elle prêche, Escrivá lui murmure à l’oreille : « N’est-il pas vrai qu’en ouvrant un des verrous de ton cœur – et tu as besoin de sept verrous – un petit nuage de doute a flotté plus d’une fois sur ton horizon surnaturel…  ? Tourmenté, malgré la pureté de tes intentions, tu t’es alors demandé : n’ai-je pas été trop loin dans les manifestations extérieures de mon affection ? » (161). S’agissant d’une congrégation où règne une stricte séparation des sexes, le destinataire de ces épanchements n’est pas difficile à deviner. Mais les inquiétudes qui guettent les« singuliers » accueillis dans la milice virile de l’Opus Dei seront finalement terrassées par la « sainte effronterie ». Car « une chose est la sainte effronterie et une autre l’impudence laïque » (388).

Le lecteur averti, surtout s’il est « rompu à la lecture des tantras hindous », jouira comme moi des « expansions soudaines et dilatées » que procurent les maximes de Mgr Escrivá. Quoique sa prose soit désespérément pauvre et souvent triviale, et la pensée qu’elle véhicule d’une incroyable niaiserie (nous sommes à mille années-lumière de saint Jean de la Croix et de sainte Thérèse d’Avila), son parcours est affriolant si nous nous en tenons aux passages – très abondants – où affleure l’inconscient sexuel de l’auteur.

Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste de Freud pour apprécier les métaphores qui se répètent tout au long de Chemin : « Virilise ta Volonté : qu’elle soit, avec la grâce de Dieu, comme un éperon d’acier » (615), « Bras de fer puissant, enveloppé dans une gaine de velours » (397), « Ce fil bien tressé qui peut soulever des poids énormes »« N’oublie pas que tout ce qui est grand, sur terre, a commencé par être petit » (821), etc. (480)

Le Père réprimande tendrement le disciple : « Pauvre instrument que tu es ! »(477), et il l’exhorte à agir avec science et maîtrise. « Grand ou petit, délicat ou grossier…, sois un instrument. (…) Ton devoir est d’être un instrument » (484). Et il met en garde avec fermeté : « On ne peut laisser les instruments se rouiller »(486).

Les conseils du nouveau saint offrent à chaque pas une délicieuse lecture tantrique. « Pourquoi veux-tu bâtir sans directeur spirituel le palais de ta sanctification ? » (60), demande-t-il au disciple. « Nous allons, toi et moi, donner, et nous donner, sans lésiner » (468). L’éperon d’acier s’entraînera ainsi à l’amoureuse habitude d’« “assaillir” les tabernacles » (876).

Mais tout n’est pas pétale de rose dans les voies qui conduisent à la sainteté :« Une piqûre. Une autre et encore une autre. Supporte-les ! Tu es si petit, ne l’oublie pas, que dans ta vie – sur ton petit chemin – tu ne peux offrir que ces petites croix » (885). Le labeur primordial de laisser un « dépôt », déjà prescrit dès la première maxime du livre, permettra de « faire jaillir » l’antienne du catéchumène, tel un « fleuve tranquille et large » (145). « Voilà une dévotion forte et féconde ! » (556), s’exclame-t-il. Et la semence, ô divine bonté, « germera et donnera des fruits savoureux, dûment arrosés » (119).

Ame tourmentée

La personne initiée aux mystères qui mènent à la grâce doit supporter les épreuves avec une fermeté virile. « Cela fait mal, n’est-ce pas ? Bien sûr ! C’est précisément pour cela qu’on s’est occupé de toi » (158). Mais la récompense viendra vite : « Et bientôt la souffrance deviendra paix réjouie » (256). « Il y a de quoi chanter à pleine voix, disait une âme pleine d’amour, à la vue des merveilles que le Seigneur opérait pour son ministère » (524).

A l’évidence, Chemin autorise des lectures autres que la mienne. Le dévot protagoniste de ma Foutricomédie applique au pied de la lettre l’admonition : « Ne sois pas aveugle ou étourdi au point de ne pas pénétrer en esprit dans chaque Tabernacle, lorsque tu aperçois les murs ou les clochers des maisons du Seigneur » (269).

A l’heure où tant de prêtres catholiques sont accusés de pédophilie et d’autres « viriles » débauches, la sanctification de Mgr Escrivá peut inciter beaucoup de ces âmes tourmentées à prier « avec la convoitise de l’enfant pour les sucreries, quand il a bu la potion amère » (889). Sans doute les maximes de Mgr Escrivá leur ont apporté une sorte de lubrifiant et guide efficace sur leur chemin semé d’épines et de roses. Pour cette raison – et conformément à la proposition des Sœurs du Perpétuel Secours glorifiées dans ma Foutricomédie -, ils fêteront dans l’allégresse le 6 octobre 2002 la montée aux plus hautes sphères célestes de Mgr Escrivá de Balaguer.

« Manuel, souviens-t’en… », par Jean-Claude Lefort, député, fils de Manouche

Manuel, tu as déclaré hier soir, sur BFMTV, que la situation était très différente pour toi, relativement à celle des Roms, car ta famille espagnole était venue en France pour fuir le franquisme.

Tu as été naturalisé français en 1982. Franco est mort en 1975. Sept ans avant ta naturalisation. Quand tu es devenu français, il n’y avait donc plus de dictature en Espagne. Tu avais donc « vocation », selon tes mots, à retourner dans ton pays de naissance, en Espagne. Tu ne l’as pas fait et je comprends parfaitement, de même que je comprends totalement ton souhait de devenir français. Cela sans l’ombre d’un doute.

Tu avais «vocation» à retourner à Barcelone, en Espagne où tu es né, pour reprendre tes propos qui concernaient uniquement les Roms. Celui qui t’écrit, en ce moment, est un Français d’origine manouche par son père. Mon père, manouche et français, est allé en 1936 en
 Espagne pour combattre le franquisme, les armes à la main, dans les Brigades internationales. Pour la liberté de ton pays de naissance, et donc celle de ta famille. Il en est mort, Manuel. Des suites des blessures infligées par les franquistes sur le front de la Jarama, en 1937. Je ne te demande aucun remerciement, ni certainement pas la moindre compassion. Je la récuse par avance. Je suis honoré en vérité qu’il ait fait ce choix, quand bien même il a privé ma famille de sa présence alors que je n’avais que neuf ans et ma sœur, dix-huit.

La guerre mondiale est venue. Et les camps nazis se sont aussi ouverts aux Tziganes. Tu le sais. Mais un nombre énorme de Manouches, de Gitans et d’Espagnols se sont engagés dans la Résistance sur le sol français. Ton père aurait pu en être. Il en avait l’âge puisque il est né en 1923. Georges Séguy et d’autres sont entrés en résistance à seize ans. Je ne lui reproche aucunement de ne pas l’avoir fait, bien évidemment. Mais je te demande le respect absolu pour celles et ceux qui se sont engagés dans la Résistance contre le franquisme, puis ensuite contre le nazisme et le fascisme. Contre ceux qui avaient fait Guernica. Et pourtant, à te suivre, ils avaient «vocation» à retourner ou à rester dans leur pays d’origine, ces «étrangers, et nos frères pourtant»…

Manuel, «on» a accueilli la Roumanie et la Bulgarie dans l’Union européenne alors que ces pays ne respectaient pas, et ne respectent toujours pas, un des fondamentaux pour
 devenir ou être membre de l’Union européenne: 
le respect des minorités nationales. Sensible à cette question pour des raisons évidentes, je m’en étais fortement inquiété à l’époque. En tant que député, je suis allé à Bruxelles, auprès de la Commission, pour prouver et dire que ces pays ne respectaient pas cette clause fondamentale. On m’a souri au nez, figure-toi.

Et aujourd’hui, dans ces pays, la situation des Roms s’est encore aggravée. Pas améliorée, je dis bien «aggravée». Et ils ont «vocation» à rester dans leurs pays ou à y revenir? C’est donc, pour toi, une espèce humaine particulière qui pourrait, elle, supporter les brimades, les discriminations et les humiliations de toutes sortes? Ces pays d’origine ne sont pas des dictatures, c’est certain. Mais ce ne sont pas des démocraties pleines et entières pour autant. Alors toi, l’Espagnol devenu français, tu ne comprends pas? Fuir son pays, tu ne comprends pas? Toi, tu ne comprends pas que personne n’a «vocation» à rester ou revenir dans son pays? Sauf si tu es adepte de conceptions très spéciales, à savoir que ce qui vaudrait pour un Roumain ne vaudrait pas pour un Espagnol. Tu sais pourtant que le mot «race» va disparaître de nos lois. À juste titre car il n’y a pas de races, juste une espèce humaine. Et les Roms en sont.

La fermeté doit s’exercer là où se trouvent les responsabilités. Pas sur de pauvres individus qui n’en peuvent plus. Savoir accueillir et savoir faire respecter nos lois ne sont pas deux concepts antagoniques. Mais quand on est de gauche, on n’a pas la matraque en guise de cœur. C’est un Français d’origine manouche qui t’écrit et qui écrit au Français de fraîche date que tu es. C’est un fils de «brigadiste» qui se rappelle à toi. Souviens-t’en: «Celui qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir.»

Pour l’heure, Manuel, j’ai la nausée. Tes propos me font gerber, même pire. Nos pères auraient donc fait tout ça pour rien ou pour «ça»?

Ils sont morts pour la France, Manuel. Pour que vive la France. Inclus «ces étrangers, et nos frères pourtant».

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lettre parue dans l’Humanité, reprise dans La voix des Rroms