Politique de la charité

Dès leur création, j’ai détesté les Restos du cœur. Je déteste la charité. J’ai grandi dans une famille très pauvre et une fois adulte j’ai été très pauvre, longtemps, à être démunie de tout, à ne manger que des pâtes ou du riz. J’ai connu d’autres gens dans le même cas. Nous ne risquions pas de faire du gras. Ils ne se plaignaient pas, moi non plus. Je ne serais jamais allée aux Restos du cœur ni à un truc de ce genre. On a enlevé leur dignité aux pauvres. Beaucoup se surnourrissent de cochonneries. Dans cette société de consommation, il n’y a pas d’autre but que de consommer, pour les pauvres comme pour ceux qui ont de l’argent. Ce qui est à portée de consommation des pauvres, c’est la nourriture, la mauvaise nourriture qui fait les corps en surpoids et paralyse les esprits. Et la maladie de l’obésité s’étend, elle touche de plus en plus de monde dans toutes les classes, elle tue elle aussi, par l’addiction dont elle est le signe, notre capacité à nous tenir debout.

Depuis le confinement, les files d’attente s’allongent de plus en plus aux distributions de nourriture. Il s’y trouve des gens qui ont véritablement faim, des sans-abri privés des revenus de la manche depuis que les rues sont désertées, et des travailleurs privés de travail. Leur distribuer de la nourriture est utile, mais n’en reste pas moins révoltant. Ce monde est indigne. La solidarité y est devenue, par force, de la charité. Une manifestation éclatante de l’injustice sociale. Et de sa pérennisation. Si je me souviens bien, les Restos du cœur devaient être provisoires. Ils ont instauré un système. Même effet pervers que celui d’une certaine aide humanitaire, quand elle n’est pas coopération avec les gens à qui elle s’adresse. La charité, c’est le non-partage. Il y a l’indigent, et il y a le citoyen. Le citoyen agit, l’indigent est dépendant. La bonne idée d’Emmaüs, c’était de refuser ce système ; c’était un progrès certain, même s’il n’est pas allé assez loin. Et ce qui se développe maintenant et depuis les Restos du cœur, continue, pour la bonne cause, à entériner l’exclusion, participe même à l’augmenter.

On parle de solidarité, et sans doute un esprit de solidarité anime-t-il la plupart de ceux qui organisent ces distributions, mais le système, lui, est celui de la charité. Mon sens de la dignité est blessé devant ce spectacle répugnant. Qui est devenu une politique. L’hôpital se fout de la charité mais il lui a fallu la subir, il lui a fallu accepter des dons de sacs poubelles transformés en blouses et de casques de plongée pour se protéger d’un virus. Comme on parle de culture du viol, on peut parler de culture de la charité, et de politique de la charité. La Commission européenne elle-même envisage de lancer un crowdfunding pour faire face à la crise économique due au coronavirus. L’Europe faisant la manche. La boucle est bouclée.
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L’arène Littérature


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Le coronavirus a mis fin aussi aux cours du Collège de France, dont j’ai souvent parlé ici. Cette fin de cours par défaut d’Antoine Compagnon, sur les fins de la littérature, ne manque pas d’élégance. Quant à la fin de la littérature, elle se trouve en ce moment sur les étals des libraires et chez les éditeurs qui attendent la fin du confinement pour vendre leurs auteurs, des Tchitchikov – des trafiquants – plutôt que des Homère – des poètes. La reine est morte, vive la reine !
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Matin : yoga. Après-midi : peinture. Un détail du tableau en cours, bientôt fini :

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Des chercheurs salvateurs, des vendeurs de livres, et de la santé de tous

Work in progress, un détail de ma peinture toujours en cours

Work in progress, un détail de ma peinture toujours en cours

De bonnes nouvelles arrivent d’Asie. La première vient du laboratoire chinois qui a développé un vaccin qui s’est avéré efficace sur des singes ; travaillant 24 heures sur 24, ils sont en train de le produire par dizaines de milliers d’exemplaires pour vérifier qu’il supporte la production de masse, tout en commençant à le tester sur des humains volontaires. D’autre part, des scientifiques coréens affirment que les personnes qui ont été contaminées par le coronavirus ne peuvent plus l’être. Une affirmation étayée par une étude bien sûr, et qui paraît vraisemblable : les cas présumés de recontamination au bout de trois semaines n’étaient-ils pas tout simplement des suites de la maladie pas encore guérie ? Un hashtag sur Twitter rassemble ainsi des gens qui continuent à traîner certains symptômes après plus de vingt jours, parfois après plus d’un mois. Heureusement les chercheurs cherchent, et sont capables de changer des situations.

Les éditeurs déplorent de n’avoir pas vendu de livres depuis le confinement, et prévoient que les livres publiés pendant cette période ne pourront plus être écoulés. Les livres qu’ils publient sont donc si importants que si les librairies ferment pendant quelques semaines, ils deviennent invendables ! Quel produit est plus vite périssable que le livre aujourd’hui ? L’édition est devenue l’illustration la plus sordide de la société de consommation. « Société de consommation, j’écris ton nom », voilà son credo.

profil,-min(Autoportrait en Janvier 2020 en Crète, en posture de l’arbre) (J’ai 64 ans, j’ai eu 4 enfants). Je disais hier que j’avais ces derniers mois retrouvé la souplesse de ma jeunesse grâce au yoga. Mais ce n’est pas tout. Yoga et exercice physique en général, ainsi qu’attention à l’alimentation, m’ont aussi gardée dans une forme physiologique exprimée en valeurs qui seraient tout aussi bonnes si j’avais vingt ou trente ans : 11,7 de tension, pouls à 61 au repos, rythme respiratoire de 12 (ou moins au repos) par minute. C’est ainsi sans doute que mon corps, pourtant éprouvé par deux cancers ces dernières années, des opérations et un traitement fatigants, a su se défendre contre le coronavirus, qui ne m’a causé que de légers symptômes. Sans doute ai-je eu aussi de la chance, mais du moins je l’ai aidée. La pandémie révèle quels sont les pays modernes d’aujourd’hui : ceux qui ont su réagir efficacement. Et quels sont les pays dépassés, notamment la France, le Royaume Uni et les États-Unis. Qu’elle nous incite aussi à être absolument modernes, comme disait Rimbaud, mais de façon libre, en commençant par être agissant sur notre propre condition physique et mentale. « Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant que les gens ne changent pas d’eux-mêmes », dit le Coran (13-11). Voilà qui est tout aussi valable pour l’édition. Tant qu’elle ne changera pas, elle continuera à sombrer.
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J’ai trouvé ce graphique sur Twitter :
Screenshot_2020-05-01 Groupe J -P Vernant ( Gjpvernant) Twitter

Yoga, coronavirus… Et verdure des rues, avec aussi un peu de street art

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Il pousse même des bettes sur les trottoirs

Il pousse même des bettes sur les trottoirs


et des chardons

et des chardons


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J'aime les animaux, mais militer contre la réduction des rats en ville, est-ce bien raisonnable ?

J’aime les animaux, mais militer contre la réduction des rats en ville, est-ce bien raisonnable ?


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Hier je suis tombée sur la tête en faisant une posture de yoga sur les mains. J’ai ri du gag, et aussi du plaisir d’avoir réussi à tenir la posture au moins un instant, même si elle s’est terminée par terre. Il y a un côté très amusant dans le yoga. C’est un peu un jeu d’échecs avec soi-même, qui demande beaucoup de patience, de la science dans les déplacements, de la méditation, et qui donne la satisfaction, au fond, de n’être jamais perdant, même si ce n’est pas gagné. Quand j’ai commencé à pratiquer quotidiennement chez moi le hatha yoga, l’été dernier (après avoir suivi quelques cours de kundalini yoga), je me suis rendu compte que j’avais perdu beaucoup de la souplesse de ma jeunesse. Aujourd’hui je l’ai entièrement retrouvée, et je continue à progresser. La force augmente, aussi, grâce au travail sur les muscles profonds. À force d’entraînement, il y a de plus en plus de postures que j’arrive à faire, ou que j’arrive à faire de mieux en mieux, et en me fatiguant moins. La joie que cela apporte rayonne sur toute la vie.

C’est la dernière fois que je vais faire les courses au supermarché où j’allais d’habitude (un Carrefour). Au début du confinement, il y avait un filtrage conséquent, les clients étaient peu nombreux dans les rayons. Maintenant c’est comme avant le confinement, impossible de tenir les distances de sécurité, peu de gens portent des masques et parmi les inconscients et égoïstes une bonne bourgeoise quinquagénaire a toussé en venant vers moi, à cinquante centimètres. Macron et ses électeurs, même mépris des autres. Le gouvernement est très coupable d’avoir prétendu si longtemps que les masques étaient inutiles. Il est évident que le virus est présent dans un espace clos où évoluent en même temps des dizaines de gens, des centaines dans la journée (12 % de gens ont été contaminés en Île-de-France selon une estimation). Si on n’oblige pas les magasins un peu grands à distribuer des masques à l’entrée, et les clients à les porter au moins le temps des courses, l’épidémie va repartir. Idem pour les transports en commun, bien sûr.

Je me suis un peu baladée à pas vifs, toujours avec mon masque maison sur le nez, ce qui n’est pas agréable mais nécessaire : il faut que cela devienne une culture, comme en Asie. Et comme les jardins sont fermés, j’ai contemplé et photographié la verdure qui pousse dans les rues, et aussi quelques œuvres de Street Art nouvelles, rapidement réalisées. Ça m’a fait du bien de marcher, vivement le déconfinement. Pourvu que les responsables politiques et les gens soient assez responsables pour qu’on n’ait pas à de nouveau s’enfermer, et déplorer trop de morts, parmi les personnes fragiles et parmi les soignant·e·s et autres personnes travaillant au contact du public ! Dire que même les gens d’église râlent de ne pouvoir reprendre les messes avant juin… Eux aussi ont oublié l’universel commandement « Tu ne tueras point », qui comprend « Tu ne contamineras point ton prochain. »
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Aujourd'hui à Paris, photos Alina Reyes

Aujourd’hui à Paris, photos Alina Reyes

Work in progress

Travail en cours, détail

Travail en cours, détail

Je me suis mise aujourd’hui à repeindre une ancienne peinture. Pas de toile pour en commencer une nouvelle et les marchands de couleur sont fermés (personne ne s’en plaint, contrairement à ceux qui geignent sur la fermeture des librairies ; pourtant il n’est pas plus important de pouvoir lire que de pouvoir dessiner ou peindre), et de toute façon il y a déjà des toiles et des bois peints partout sur les murs chez moi, autant repeindre par-dessus ce qui peut être repeint – je n’ai pas la place d’entasser ni l’entregent pour trouver un galeriste complaisant (certains en trouvent pour leur travail d’amateur, comme le mien, mais j’aime autant ne pas en chercher).

Je suis contente d’avoir réussi à me remettre à peindre un peu. J’y avais bien pensé avant, évidemment, mais ce confinement est nuisible à mon élan créateur. Même chose pour l’écriture. Autant je travaillais comme une reine quand je me confinais moi-même dans ce but, autant je dois me contenter d’avoir de temps en temps assez de désir pour ajouter quelques lignes à mon livre en cours. Jouer du piano, je n’y arrive pas non plus, pas plus de cinq minutes une ou deux fois dans la semaine. Je lis quelques livres, mais pas plus qu’un peu. Je lis surtout les infos, comme tout le monde, et c’est une lecture qui rend triste et en colère. Pourtant il ne faut pas fermer les yeux sur ce qui se passe.

Il n’y a que pour le yoga que ça marche. Là oui ça marche bien, tant j’ai besoin d’exercice physique, pour le corps et pour l’esprit. Mais mon travail ne me tracasse pas vraiment, je ne suis pas pressée d’avancer. Pourquoi le serais-je ? Je ne pourrai pas publier avant un certain temps, et autant ne pas se presser de retourner dans ce monde de l’édition tant qu’il ne sera pas un peu rafraîchi – si le coronavirus pouvait participer à le clarifier ! Penser que tant de soignants sont morts et meurent au service des malades, et que tant de distingués auteurs, ou d’auteurs pas distingués, fustigent les mesures de protection contre la maladie au nom de la liberté, ne donne vraiment pas envie de se mêler, même de loin, à ce monde-là. Un monde qui fonctionne à l’inverse de l’épidémie : plus vous gardez vos distances avec son infection, plus il s’emploie à vous tuer. Braves gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. Mais comme les politiques, plus ils vous tuent, plus vous vous éloignez d’eux. Ça vaut pour les peuples comme pour les individus. L’histoire n’est pas finie.