Pourquoi le divin porcher d’Homère : ça comme le reste, il faut trouver !

Entamant ce matin la traduction du chant XIV, j’ai achevé de trouver la raison très précise pour laquelle Homère qualifie de divin le porcher d’Ulysse. Des tas de commentateurs se sont interrogés sur cette épithète, sans donner de réponse. Jaccottet comme Bérard, par exemple, reprennent ce questionnement, tandis que Dufour et Raison remplacent carrément, dans leur traduction, « divin », par « excellent » – tant tous ces bourgeois ont du mal à avaler qu’un porcher puisse être qualifié de divin. (Question reprise aussi par Tesson dans son simili-livre sur Homère sans évidemment le moindre début de réponse – mais en conférence il se trompe sur le nom du porcher en question, preuve qu’il n’a même pas pris la peine de lire le texte d’Homère).

Pourtant il y en a, des réponses. La première est, je l’ai déjà dit, qu’Homère attribue cette épithète à ses personnages pour des raisons très variées, qu’il s’agisse de qualités physiques ou morales. Tel connard, montré comme tel, peut être dit divin pour sa beauté, telle brute, montrée comme telle, pour sa nature hors du commun, etc. Homère, il faut le répéter à tous ces traducteurs, exégètes et lecteurs, n’est pas un chrétien ; être divin pour lui ne signifie pas ressembler au Christ sur sa croix. Dans son univers, la divinité est ailleurs. Et notamment, voire principalement, chez un porcher. C’est ce que je montrerai, par une précision très claire mais aussi par l’ensemble de ma traduction, qui ouvre complètement le sens de l’Odyssée comme jamais jusqu’à présent. Je n’en dis rien pour l’instant car il faut que je présente tout l’ensemble dès qu’il sera achevé, ce qui devrait être fait d’ici quelques semaines, quelques mois – je suis l’Usain Bolt de la traduction de l’Odyssée, comme dit O, et pourtant je m’arrête sur chaque mot, je prends un soin infini à chaque vers et à l’ensemble.

Outre que le décalage culturel reste pour beaucoup une porte fermée, je retiens de ce questionnement sans réponse autour de la divinité du porcher que les hommes sont trop souvent d’une grande paresse intellectuelle. Ils se posent une question, ils ne voient pas de réponse, alors ils laissent tomber. Non ! Il faut trouver ! Même si ce qu’on trouve ne prétend pas être une réponse définitive à la question – au contraire, ce qui est beau et grand, c’est de trouver une réponse qui ouvre un vaste champ d’autres recherches.

Tesson récidive ; l’ostéoporose n’est pas une maladie ; running ; retour à Ithaque

Fils à papa, écrivain au style ridiculement désuet, et le plus collabo qui soit du système – lequel la lui rend bien, sa collaboration – : Sylvain Tesson est tout ce que Rimbaud se refusait à être, tout ce qui lui inspirait le mépris. Et c’est lui qui, après avoir publié un livre sur Homère dont j’ai montré le bluff, le faux, le néant, publie maintenant un livre sur encore quelqu’un qui n’a rien à voir avec ce qu’il est, lui, ce qu’il vit, ce qu’il écrit, rien qu’il puisse comprendre : Rimbaud. Transcription comme le précédent d’un série de chroniques pour France Inter (oui, le service public, c’est-à-dire nous tous, paie aussi pour l’entretenir). J’en ai lu les premières pages, mises en ligne : du remuement de vent, comme d’habitude, et, puisque comme un Lagarde et Michard il commence par la biographie de l’auteur, une omission de taille : le fait que Rimbaud soit mort, au retour de ses terres d’islam qu’il désirait tant retrouver, en disant « Allah kerim » (Dieu est généreux, noble), ce qui fait tout de même plus songer à la parole d’un musulman qu’à celle d’un catholique, du catholique qu’il serait « peut-être » redevenu comme dans son enfance – thèse vers laquelle il penche et fait pencher le lecteur tout en essayant de ne pas en avoir l’air. Non, on ne revient pas toujours à Ithaque, contrairement à ce qu’il dit : aucun des compagnons d’Ulysse n’est rentré ; et quand on revient à Ithaque, il s’y trouve beaucoup de monde à « tuer », et surtout, on n’est plus soi-même celle ou celui qu’on fut.

Ma dernière ostéodensitométrie révèle que j’ai de l’ostéoporose, comme à peu près tout le monde à mon âge, ce qu’on appelle ostéoporose n’étant pas une maladie mais le simple effet de l’usure progressive de l’organisme : avec l’âge la masse osseuse diminue progressivement, comme la masse musculaire, entre autres. Certains médicaments, comme celui que je prends contre le cancer (hormonothérapie), accentuent ce phénomène et c’est ennuyeux mais enfin le risque que fait encourir l’ostéoporose c’est un risque de fracture, si on chute, voire de courbure de la colonne vertébrale, comme en ont certaines personnes âgées. Ce n’est pas un risque mortel. Pourquoi, alors, proposer des traitements médicamenteux aux effets secondaires potentiellement extrêmement graves, et touchant jusqu’à 4 % des personnes, selon une étude américaine ? Ma médecin veut me prescrire des biphosphonates, je me suis renseignée et je n’en veux pas. Elle m’a prescrit aussi de la vitamine D, une ampoule mensuelle que je prendrai car j’ai un sérieux déficit en vitamine D comme beaucoup de Parisiens, et aussi un cachet par jour de calcium couplé à de la vitamine D3. Dès que j’ai commencé à prendre ces cachets, j’ai eu des poussées d’urticaire. Au bout de quatre ou cinq jours, j’ai donc arrêté et je ne les prendrai plus. Les traitements ne doivent pas être pires que la maladie (qui en l’occurrence n’en est pas une). Mon remède, c’est le sport, qui me muscle et m’assouplit bien et aide ainsi mes os à tenir le coup, développe mon équilibre et donc réduit de beaucoup les risques de chute. D’ailleurs mon ostéodensitométrie révèle, par rapport à la précédente, un mieux au niveau de la colonne vertébrale, qui n’est pas encore classée comme ostéoporeuse, et je me dis que c’est peut-être grâce au yoga que je pratique depuis deux ans, et qui fait beaucoup travailler la colonne vertébrale et les muscles du dos. Maintenant que je me suis mise à la course, j’obtiendrai peut-être un bon résultat pour le reste du squelette aussi ? Je me suis bien renseignée en ligne, à différentes sources – car les médecins ne savent pas en général conseiller sur ce genre de choses, alimentation et exercice physique – et j’ai vu que la course était bonne pour revitaliser les os, mais qu’il fallait éviter la course sur bitume ou autre sol dur quand ils sont atteints par l’ostéoporose : ce que je vais donc faire désormais.

Et puis j’ai un peu d’anémie, d’après le dernier bilan sanguin (par ailleurs tout va bien mais j’ai longuement cherché à comprendre les différents éléments du bilan, signe que je suis à ce moment de la vie où l’on comprend que la santé n’est pas si automatique). Ah j’étais un peu contrariée, j’aime être en bonne santé. Mais le bon côté de la nouvelle, c’est que je vais pouvoir rattraper ça et alors je courrai mieux que je ne le fais ces mois derniers avec ce handicap. L’anémie, c’est le contraire du dopage pour le sport, ça essouffle, ça oblige les muscles et le cœur à travailler avec trop peu de globules rouges. Mais c’est simple à rattraper, avec une alimentation adaptée. C’était sans doute un peu tôt, trois jours après le vaccin anti-covid, mais je suis allée courir aujourd’hui le kilomètre et demi qui me manquait pour compléter le challenge proposé par mon appli : courir 30 km au cours du mois d’avril. C’est fait !

Où j’en suis de ma traduction, au début du retour d’Ulysse à Ithaque, il y a cette très belle scène où Athéna et lui, « assis tous deux au pied de l’olivier sacré », méditent la façon dont Ulysse va accomplir son retour, se débarrassant définitivement des prétendants. Voilà une bien grande douceur pour l’âme, même si elle doit passer par une bien grande violence.

La vie théâtrale

Il ne savait pas parler français mais il le comprenait, et moi je ne savais pas parler italien mais je le comprenais. C’est ainsi que nous avons plaisamment dialogué, un hôtelier italien et moi, cette nuit dans mon rêve. L’étonnant est que sans savoir parler italien je l’entendais parler italien, alors que je n’ai pas lu ni écouté de l’italien, langue que je n’ai jamais apprise, depuis des années. Était-ce un bout d’esprit de l’une ou de l’un de mes lointains aïeux italiens qui rêvait en moi ?

J’ai déjà usé deux stylos bic pour ma traduction. Je souris chaque fois que je vois Ulysse, ou ses fiers guerriers, pleurer et se lamenter bruyamment, en se roulant ou en rampant par terre, ou en se tapant les cuisses, à cause de telle ou telle contrariété de taille. Il n’y a que les enfants pour extérioriser ainsi sans retenue leurs émotions, dans nos sociétés – et encore. Homère décrit-il un comportement habituel à son époque, ou bien accentue-t-il en poète une certaine enfance de l’humanité ? Les deux, sûrement. Du reste il y a encore des sociétés, notamment en Méditerranée, où les gens extériorisent beaucoup, par exemple les pleureuses lors des enterrements. Ce sont des sociétés théâtrales, en fait. Je me souviens combien me réjouissait, enfant, la théâtralité quotidienne de mes grands-oncles et grands-tantes, dont les parents avaient émigré du sud de l’Italie. Mon père, fils de leur frère (mon grand-père mort peu après ma naissance), avait aussi ce sens du monde comme scène où se produire, que ce soit devant les humains ou devant le désert du monde. C’est quelque chose qui vous fait passer la vie comme si vous marchiez sur les eaux. C’est tellement beau.

Tout le théâtre grec, tragédie et comédie, est déjà chez Homère. De plus en plus l’hypothèse de certains savants selon laquelle il aurait pu écrire lui-même, ou dicter à un scribe, son poème, me paraît plausible. L’alphabet grec est apparu à son époque, et avec lui l’œuvre fondatrice de la Grèce, dont nous sommes aussi, en bonne partie, les lointains descendants.

Opérations poétiques et mathématiques

Dans son livre Les mythes d’Homère, Félix Buffière rappelle les incessantes attaques des philosophes, dès l’Antiquité, contre Homère. De ces attaques, celle qui retient le plus mon attention est celle d’Épicure et de sa secte qui, selon Plutarque, proscrivaient à la fois l’étude des mathématiques et celle de la poésie. J’en déduis d’une part qu’Épicure proscrivait l’étude du réel, d’autre part que la poésie réelle est celle dont la nature est comparable à celle des mathématiques. C’est bien ainsi que je l’entends, en tout cas. C’est d’ailleurs pourquoi, en poésie, la langue est comptée, par des pieds, des rimes, des strophes et tout autre système métrique. Mais surtout, comme la mathématique, la langue y est un univers en soi, qui ouvre un champ d’exploration infini. Ce que ne comprennent pas les philosophes, qui utilisent la langue comme les commerçants utilisent les chiffres, pour leurs affaires, de façon irrémédiablement finie.

Pour autant, il n’y a pas de philosophie plus puissante que celle de la grande poésie. Que beaucoup n’y entendent rien n’empêche pas que la réalité soit. Eppur si muove, comme aurait dit Galilée. Calme bloc ici bas chu, comme dit Mallarmé.

S’employer à démontrer ce qu’il faut démontrer, voilà une opération aussi poétique que mathématique. Je m’emploie tant que je peux, on verra bien.

Par grâce

Terminé aujourd’hui la traduction du chant XII. Moitié du poème. Avant la fin du chant XIII, Ulysse sera chez lui. Je continue à noter le sexisme de tous les traducteurs, qui continuent à qualifier les femmes de « chastes » quand Homère les dit intelligentes ou puissantes. Ce n’est que l’un des aspects de la mécompréhension de l’Odyssée, une œuvre que tout le monde s’accorde à trouver puissante mais qui l’est encore plus que ce qu’on imagine. Au point de pouvoir, une fois révélée, bouleverser la compréhension que nous avons des Grecs – et donc de nous-mêmes. Nietzsche savait que nous n’avions pas fini de les comprendre. Pas à pas, palier par palier, bond après bond, s’en rapprocher. Mon travail sur ce texte constitue une énorme avancée, et il permettra à d’autres, de toutes langues, de continuer à travailler à partir de là. Et puis, même s’il doit rencontrer des résistances, il apparaîtra que ma traduction (très fidèle) parle vivement aux humains du 21e siècle. Voilà ce que je fais pour les humains, humblement, dans et par ma vie d’ermite et de voyante, sans rien attendre des humains.

la vie très longue et infinie de l’esprit

Ma traduction de l’Odyssée avance, et aussi évolue, et elle est proprement « révolutionnaire », dans le sens où elle fait spécialement « retour » au chef-d’œuvre d’Homère tout en constituant une œuvre très grandement nouvelle dans le vaste champ des traductions existantes, donnant un sentiment de grande ancienneté et de grande modernité. Et il se pourrait que ce soit mon chef-d’œuvre, à moi aussi.

Sans doute faut-il, pour lire et donc a fortiori pour traduire une œuvre, autant de temps qu’il a fallu pour la créer, ou une capacité à autant de fulgurance. Et là je ne parle pas de quelque chose qui pourrait se produire de façon individuelle, mais du travail de l’esprit à travers le temps et à travers nous, les humains. L’esprit lâche des humains dans la nature et le temps, et d’un autre côté, tel un train, parcourt la nature et le temps, à disposition de qui veut monter à bord et voir autrement, mieux et plus vastement le paysage.

De ma vie quotidienne ordinaire, j’ai oublié beaucoup de choses et tant mieux, mais de ma vie dans l’esprit je n’ai rien oublié, j’en ai des souvenirs depuis que j’étais encore bébé, et ils sont toujours vivants. Voilà ce qu’est, par exemple, la vie très longue et infinie de l’esprit.

L’humble aristocratie d’esprit des Grecs de l’Odyssée, ou l’égalité en douceur

Une statue d'Arété, reine des Phéaciens, à Ephèse (image wikimedia)

Une statue d’Arété, reine des Phéaciens, à Ephèse (image wikimedia)

Dans l’Odyssée, presque chaque personnage dont il est question est dit le ou la meilleure, dans tel ou tel domaine, force, beauté, vaillance, sagesse, intelligence, etc. (vertus également distribuées aux personnages féminins et aux personnages masculins, divins ou humains – bien que peignant une société patriarcale, Homère, lui, n’est pas sexiste). Les Grecs anciens aiment l’excellence, et c’est d’autant plus beau que leur élitisme est à la fois fier et humble, ne manquant ni d’élégance ni de générosité. Tous ces meilleurs et meilleures en ceci ou cela (même si par ailleurs ils peuvent avoir d’horribles torts ou défauts) sont en fait, précise quasiment toujours le texte, le meilleur ou la meilleure… après tel ou telle autre, ou tout au moins avec tel ou telle autre.

L’élitisme des Grecs est partagé, un peu comme don et contre-don, mais gratuitement, par grâce, par amour. Il n’est pas le signe d’un désir d’être premier – puisqu’on s’empresse de placer toujours une autre personne au-dessus de la meilleure personne – ni d’une volonté de hiérarchisation des êtres humains, même s’il y a bien dans les faits des hiérarchies sociales, mais celui d’une capacité pleine de fraîcheur à s’émerveiller, et notamment à s’émerveiller de la nature humaine, et des qualités d’autrui comme de soi. Les adjectifs « divine », « divin », et apparentés, émaillent tout le texte et peuvent s’appliquer à tout être – beaucoup se sont étonnés, à travers les siècles, qu’Homère ait qualifié un porcher de divin – c’est qu’ils n’ont rien compris à Homère.

Seuls quelques criminels particulièrement indignes, comme Égisthe, ne suscitent aucune reconnaissance de quelque supérieure qualité et n’inspirent aucun respect. Ulysse dans une très belle scène rend hommage à l’un de ses compagnons qui n’est ni vaillant au combat, ni futé, mais mort d’ivrognerie, avec le même respect qu’il le ferait pour un compagnon plus doué ou plus noble. Le rapport entre hommes et femmes est aussi très égalitaire, malgré des rôles sociaux définis : tous ces guerriers par exemple obéissent avec joie à Circé (après qu’elle leur a rendu depuis longtemps leur forme humaine), comme ils obéiraient à un homme qui serait d’aussi excellent conseil ; Pénélope, Hélène, Arété et bien d’autres femmes sont écoutées avec grand respect (mais les traductions, j’en ai déjà parlé, ajoutent souvent du sexisme où il n’y en a pas dans le texte). Les qualités de cœur des uns, des unes et des autres, ne sont pas vantées mais à tout instant manifestées. Une même épithète, largement appliquée, peut signifier aussi bien « au grand cœur » que « au grand courage ». Voilà sans doute le plus bel élitisme de l’Odyssée.

Commencé ce lundi la traduction du chant 12 – sur 24. Ce qui me tient des heures à ma table n’est pas tant le désir de terminer vite que le désir de continuer à lire. Je suis prise par le texte comme on peut l’être par un excellent polar. En français, non. Mais en grec, oui, c’est une merveille absolue. Moi non plus je ne pourrai pas la restituer toute en français, mais je ferai de mon mieux, après tant d’autres, meilleurs hellénistes que moi.