Journal du jour et pensées en train de penser

Finalement ce confinement m’aura permis de traduire l’Odyssée, ce que je ne n’aurais pas fait si j’avais pu continuer à aller travailler tous les jours en bibliothèque, à mes propres écrits. À la maison je ne suis pas assez isolée pour l’écriture pure, mais pour traduire c’est très bien, je peux travailler pendant des heures, mon gros dictionnaire sur ma table et en écoutant de la musique autant que je veux – le sublime Haendel convient particulièrement en ce moment où je m’achemine vers la fin du chant XI, contant la descente d’Ulysse chez les morts. Au rythme où je vais maintenant, je devrais terminer au début de l’été. Il me restera l’été pour réviser le tout et rédiger mon commentaire, et à la rentrée, les salles de travail des bibliothèques seront sans doute de nouveau accessibles (sans masque, j’espère) et je pourrai me remettre à mes propres écrits. Sinon, eh bien on avisera encore. Être souple, avec sa tête au moins autant qu’avec son corps.

Vent froid de face aujourd’hui en courant : j’ai couru un peu moins longtemps. Sinon j’en suis à près de 3 km en fractionné (ou plutôt quelque chose d’inspiré du fractionné), et ma vitesse moyenne monte doucement, chaque fois. Bien sûr, en comparaison avec celles et ceux qui courent depuis longtemps, ou bien mieux du fait de leur jeunesse, mes performances sont très humbles, mais ce qui compte n’est pas de se comparer aux autres mais de se donner le courage et la joie de progresser par rapport à soi-même ; c’est ce qu’on apprend aussi au yoga et c’est une excellente chose, assez bien connue mais pas toujours évidente dans nos têtes trop souvent formées à l’esprit de compétition. Il en va de même pour toute pratique, et pour la vie en général. J’ai toujours détesté l’esprit de compétition, ce qui a fini par me faire me détourner des premières places que j’obtenais comme malgré moi (mais non, c’est juste que le travail me semblait naturel) à l’école. Les Grecs avaient l’esprit de compétition dans les jeux sportifs, et ce n’est pas une mauvaise chose tant que l’esprit reste sportif, justement, fair play, et non mauvais et délétère comme dans la compétition sociale.

Comme le dit en substance Ulysse à un jeune Phéacien qui le provoque, les dieux distribuent des dons différents à chacun, et toi par exemple qui es beau comme un dieu, ta tête sonne creux. Moi je dirais que ce n’est pas parce qu’on est né beau comme un dieu qu’on doit négliger son cerveau et ses autres qualités humaines, et que ce n’est pas non plus parce qu’on est né avec un cerveau agile qu’on doit négliger ses autres qualités humaines, dont celles du corps, si humbles soient-elles. Chacun·e de nous a un corps et un cerveau en état de fonctionner, d’une manière ou d’une autre, sinon c’est que nous sommes mort·es ; et nous avons à les faire fonctionner, fleurir et fructifier. Voilà des évidences bien plates, mais le fait est qu’elles sont trop souvent peu suivies, que nous les oublions souvent et que des rappels, à commencer par des rappels faits à nous-mêmes, ne sont pas inutiles. Comme on dit en islam, Dieu ne change pas un peuple qui ne se change pas lui-même. C’est d’abord la façon dont nous vivons qui compte, pour changer le monde. Rien ne sert de lutter pour un meilleur monde si on n’apprend pas à diriger sa propre existence. C’est-à-dire à suivre une éthique – notamment le refus de la compétition et de la compromission dans la vie sociale, et le mépris de la domination, dans tous ses aspects et dans tous les aspects de la vie. Une société abusive et inique est une société dans laquelle trop d’individus vivent le contraire de cette éthique, ou se laissent corrompre par les corrompus et les malfaisants.

Ce n’est pas aux justes de se sacrifier dans le combat pour une société meilleure, ce n’est pas à eux de faire plus de travail pour l’humanité qu’ils n’en font en vivant justement. La faute est celle des injustes, et c’est à eux de payer. Le premier prix qu’ils paient, sachons-le, c’est celui d’avoir à vivre dans leur iniquité, dans leur merde. Et ce n’est pas aux injustes, eux qui sont prisonniers de leur merde, de prétendre donner des leçons de libération aux autres. D’appeler les autres à renverser leurs semblables, donc eux-mêmes, tant ils sont las de leur merde, de leur merde dans laquelle il leur faut vivre et dont ils fantasment qu’on les débarrasse, afin de pouvoir reprendre leurs iniquités comme après confesse, dans une illusion de propreté. « Qu’ils viennent me chercher », comme dit Macron dans un fantasme de menteur et d’injuste, un fantasme de compétiteurs, de ceux qui se rêvent en premiers de cordée, tout en armant toujours plus toutes sortes de polices pour se bunkériser un peu plus dans leur merde, pour épaissir toujours plus les murs de merde autour d’eux et en eux.

Dieu merci, nous sommes un beau nombre de bienheureux à ne pas vivre dans les tinettes qui leur sert de monde, mais de notre mieux sur la belle terre, et doués comme le ciel nous a faits, et vaillants au mal, et courageux à faire travailler nos dons, au service de la vie.

Les voies étonnantes de l’esprit

Square René Le Gall à Paris 13e aujourd'hui, photo Alina Reyes

Square René Le Gall à Paris 13e aujourd’hui, photo Alina Reyes

Je rêve en grec homérique maintenant la nuit, comme si Homère parlait à même mon esprit (alors que moi je suis incapable, le jour, de parler en grec). Ce matin me réveille le verbe grec, bien conjugué et prononcé dans ma tête, signifiant : lève-toi. Je me lève et quand je reprends ma traduction, soudain je reçois les paroles de Tirésias en plein cœur, son oracle s’éclaire, c’est à moi qu’il parle, qu’il indique ce que je dois faire, bien clairement et fortement, ce qui s’est passé et ce qui se passera, et comment arrivera ce qui arrivera.

C’est si fantastique, la façon dont l’esprit travaille. Quand je traduisais de longs passages de la Bible, toute seule là-haut dans ma montagne, il m’est arrivé d’entendre, éveillée, de l’hébreu, comme prononcé par l’invisible. Et quand je travaillais sur le Coran, dictionnaire d’arabe en mains, j’ai eu le sentiment, devant les lettres alignées sans signification connue au début de certaines sourates, qu’elles devenaient soudain des clés, à la fois des clés, des serrures et des portes que je pouvais ouvrir. Quand j’ai lu le Kalevala, en français sauf quelques vers que j’ai tenté de traduire du finnois, pour sentir quand même la langue, vers la fin j’ai eu la sensation d’un retournement, comme si le texte était un gant que j’avais retourné.

Ce que nous traduisons par « élever un tombeau » se dit dans l’Odyssée « verser un signe ». Ma traduction de l’Odyssée avec mon commentaire, ça va être de la bombe.

Toute à ma traduction, mais n’oubliant pas mes exercices physiques, yoga, gym et course (je progresse).

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square rene le gall,-min

Les moutons du Soleil, ce big brother à la petite semaine

Aux vers 106 et 107 du chant XI, chant que j’ai commencé à traduire ce matin, je m’amuse de trouver « les moutons du Soleil », soleil « qui surveille tout et écoute tout ». C’est bien lui en effet qui cafte, qui a rapporté par exemple au mari jaloux, Héphaïstos, que sa femme Aphrodite couchait avec Arès, puis a continué à surveiller les amants pour aider le mari à les piéger. Admirable Homère qui en fait dans l’Odyssée une scène comique dans laquelle tout le monde est ridiculisé, sauf Aphrodite dont les dieux comprennent très bien qu’elle vit tout simplement son existence de déesse de l’amour, et ne lui reprochent absolument rien, voire envient Arès, même enchaîné par le mari (tout en reconnaissant sa faute de cocufieur).

Le soleil est le Big Brother de l’Odyssée, mais qui n’a pas grande importance, en fait, comme surveilleur et cafteur. Le monde de l’Odyssée n’est pas un monde préoccupé par la surveillance. C’est un univers au grand air. Justement ce qui manque aux morts, dans ce magnifique passage de la descente d’Ulysse chez Hadès, au début du chant XI. Dans lequel Ulysse doit lui-même exercer une surveillance, sur le sang du sacrifice, afin que les morts ne se jettent pas dessus pour le boire avant qu’arrive et parle le devin Tirésias. Les Enfers sont un endroit sombre et brumeux, dit Homère. Et les moutons du Soleil me font penser à des nuages que l’astre ferait paître dans le ciel, en miroir des brumes de sous terre. Ses bœufs aussi peuvent s’imaginer en troupeaux de nuages, et c’est peut-être ce que voyaient les Grecs, qui sait ? Logique du déroulement de l’histoire : après les brumes des enfers, les moutons du soleil, et toujours, la mort au bout – sauf pour Ulysse.

Tirésias et la vie de l’esprit

Terminé ce soir le chant X. Abasourdie par la beauté du texte, par l’avancée de ma traduction et par le bonheur et l’honneur immenses qui me sont donnés de la faire. Les hommes ne pensent pas vraiment à la vie de l’esprit, à ce qu’elle est. Je veux dire, en dehors des corps, des individus à travers lesquels elle s’exprime. Dans le chant X il est dit que le devin Tirésias est le seul mort à qui il est donné, par Perséphone, de garder son esprit vivant. Ceux des autres sont « précipités dans les ténèbres ». La différence entre le devin et les autres, c’est que le devin est voyant, il voit même dans les ténèbres – comme la chouette d’Athéna, soit dit en passant. L’esprit qui « voit » ne meurt pas. À mon sens, ce n’est pas seulement une image, c’est l’expression d’une réalité. L’Esprit en lui-même existe et vit, à travers nous et indépendamment de nous. Je le vois vivre intensément en faisant cette traduction. Indépendamment des siècles, du passé ou du présent – en fait dans un éternel présent. L’univers entier, dont nous, est pour ainsi dire l’outil de l’esprit, à travers lequel il vit. Comme nous vivons à travers notre corps, ou même à travers notre ordinateur. Quand nous changeons d’ordinateur, nous ne changeons pas d’esprit pour autant. L’Esprit fait un peu la même chose avec les éléments de l’univers. Ou du moins avec ce que nous appelons les vivants, ou les mortels.

Guérir

J’ai sans doute eu le choléra, d’après la médecin, il y a plus de vingt ans en Afrique du Nord, qui m’a conseillé de rentrer en France, n’ayant pas au village où nous étions de quoi faire les analyses (j’ai pris ses antibiotiques et dès que j’ai été en mesure de me remettre en route nous sommes partis). J’ai eu deux fois un cancer. J’ai eu le covid, sans gravité mais avec un peu d’inquiétude quand même. J’ai guéri des grands et des petits maux, comme j’ai guéri des souffrances mentales que la vie implique. La médecine est à remercier grandement, mais il faut parfois savoir guérir aussi par d’autres moyens, notamment quand il s’agit de souffrances mentales et que le psy refuse de croire ce que vous lui racontez, le mal qu’on vous fait. Le psy comme les autres – il y a des choses que personne ne veut savoir, beaucoup de rescapés d’horreurs diverses en ont fait l’expérience : il leur faut guérir autrement. Et guérir à la fois du mal qui leur a été fait, et du fait que personne ne veut l’entendre. Parce que les autres doivent aussi se protéger du nihilisme. Personne n’a envie de se pencher au-dessus de l’abîme, quand il est là. Malheureusement, à ne pas vouloir savoir, on risque fort de faire soi-même un pas fatal dans le gouffre qu’on n’a pas voulu voir.

Quand j’ai appris à ma médecin généraliste que j’avais un cancer (le premier), elle m’a dit, étonnée : « ça n’a pas l’air de vous affecter beaucoup ! ». C’est qu’en fait, j’avais des problèmes beaucoup plus graves. Mon cancer n’était pas a priori trop grave, je savais que la médecine était capable de me guérir. Alors que pour mes autres problèmes, dont tout d’abord la perte de mon travail, de ma possibilité de gagner ma vie comme je l’avais jusque là toujours fait en écrivant, il n’y avait aucune aide – à part l’amour des proches, qui est capital, mais qui ne peut tout arranger, d’autant que votre problème les touche eux aussi, gravement. Il semble qu’on fasse des progrès, tout de même, dans l’écoute des souffrances que jusque là on ne voulait pas écouter. C’est long, difficile, et très loin de profiter à tout le monde, mais ça existe quand même. C’est un bien pour l’humanité.

Dans l’Odyssée, nous voyons Ulysse et les autres guerriers qui peuvent être féroces, verser des torrents de larmes chaque fois qu’une peine les affecte. Ce sont des gens isolés, personne ne peut leur venir en aide. Mais comme le dit Homère à moment donné, ceux qui se lamentent n’agissent pas. Pour sauver l’humanité du mal que fait l’humanité, il faut agir, c’est certain. D’une manière ou d’une autre. Ulysse ou ses compagnons pleurent quand ils ne voient pas d’issue, mais dès qu’une manifestation divine se fait, la capacité d’agir revient, la lumière revient, le salut revient ; et nous savons qu’Ulysse va rentrer à la maison.

Mots du jour

Couchée sur le dos, mes tempes entre mes genoux.

Courant dans la rue, au jardin courant toujours.

Traduisant Homère, je songe au moly, qui met Ulysse au lit.

Verticale en chandelle, Atlas à l’envers.

Les roues de mon vélo tournent même quand je tourne.

Préface : quand on préfère préfaire.

Traductions, mes ablutions.

À mon seul désir

sur le site du "livre scolaire", ce passage du chant 10 juste expurgé de l'énigmatique phrase sur les proches chemins de la nuit et du jour - surtout, évitons de réfléchir et de faire réfléchir les élèves !

sur le site du « livre scolaire », ce passage du chant 10 juste expurgé de l’énigmatique phrase sur les proches chemins de la nuit et du jour – surtout, évitons de réfléchir et de faire réfléchir les élèves !


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Rêvé cette nuit que je démolissais complètement le bureau d’une espèce de fonctionnaire de la littérature, le mettant littéralement en pièces, sous ses yeux et ceux d’une foule de gens assis dans un immense amphithéâtre, pulvérisant tiroirs et autres morceaux sans exception, tout en me félicitant d’avoir musclé mes bras ces mois derniers.

En fait je ne pense pas que le moment soit venu pour dévoiler le sens, resté inconnu depuis près de trois mille ans, que j’ai annoncé la dernière fois avoir trouvé à l’énigmatique pays des Lestrygons. Ni le moment, ni l’endroit, tant que traînent des saccageurs de littérature et de vérité. Je suis comme les animaux qui, traqués par les humains, sont obligés de se retirer de plus en plus haut dans les montagnes. Mais mieux vaut vivre libre au désert qu’esclave en société – tant pis si ça exaspère les esclaves qui se prennent pour des maîtres.

Je continue à traduire, toujours avec le même bonheur. Et j’ai trouvé en avançant d’autres preuves, toujours solides et non tirées par les cheveux, du sens que j’ai découvert à ces fameux si « proches chemins de la nuit et du jour ». Tout cela est à la fois infiniment simple et subtil, et décidément oui, mieux vaut attendre, pour le donner, de pouvoir donner le tout, le livre entier.

barque-à-la-licorne-min1Si je ne donne plus ni analyses ni traductions sur ce blog, où il n’y a déjà plus les photos depuis que je les mets sur mon compte Instagram, nous verrons bien à quoi il pourra servir. À noter mes rêves ? Pourquoi pas.