Kundalini, tigre et coquille du verbe

Dans le mot tigre il y a le tigre, « l’autre tigre », « celui qui n’est pas dans le poème », comme dit Borges, qui le craint et le désire. Quand nous étions enfants, mes frères m’appelaient la tigresse. Étaient-ils eux-mêmes des tigres ? Une tigresse n’est-elle pas « l’autre tigre » ? Dans le mot tigresse, il y avait bien sûr aussi « l’autre tigresse ». J’y songe en lisant la fin de la préface de Tara Michaël à la Hatha-Yoga-Pradîpikâ (éd. Fayard), sur le mouvement de descente et de remontée de l’acte créateur :

« Chez l’homme ordinaire, Sakti, la force cosmique, ayant accompli son travail de création, est représentée comme assoupie au niveau le plus bas, dans le mulhadara-cakra à la base du tronc, où elle demeure immobile, comme base et support de la manifestation individuelle.
Comparée à un serpent endormi, elle est appelée Kundalini, « la lovée ». Le but des exercices yogiques est d’éveiller cette énergie, qui alors se déroule et commence à se mouvoir dans la direction ascendante, suivant un mouvement de retour à sa Source, inverse du mouvement créateur. (…)
Au terme de cette résorption (laya), Sakti s’unit à Siva, la Conscience transcendante, dans le « lotus aux mille pétales », qui est la demeure du Brahman (Brahma-sthana) où le Soi est réalisé. Le yogin est alors totalement libéré de tous les liens qui l’attachent au samsara, et il atteint l’état de jivanmukta, libéré vivant. »

Bien entendu je ne prends pas au pied de la lettre cette histoire de kundalini (ce qu’on a trop tendance à faire dans le yoga kundalini en pratiquant la contraction du périnée pour faire remonter l’énergie vers les chakras supérieurs). Mais elle m’intéresse comme m’intéresse le tigre « qui est dans le poème ». Le tigre est lové dans le verbe comme la kundalini est lovée dans le corps, par la grâce d’un acte créateur qui les a placés là comme dans un œuf. Ce que nous avons à faire est de nous développer suffisamment pour pouvoir briser la coquille et en sortir, « autre », « libéré vivant ». Cela vaut pour les individus, et pour l’humanité entière. Briser la coquille du verbe.

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photos Alina Reyes

De Chambord à la kundalini, feu spirituel de la féminité

 

kundaliniLe « pivot immatériel » dont j’ai parlé à propos de Chambord – axe autour duquel s’enroule l’escalier à double révolution du château, et qui fait tourner le monde, me rappelle le concept de la kundalini : au yoga, l’énergie qui s’enroule en double révolution du périnée au sommet de la tête, de chakra en chakra comme de marche en marche. Mircea Eliade écrit dans Le yoga, Immortalité et liberté : « D’après le symbolisme bouddhique, le Bouddha ne pouvait pas tourner la tête, mais était obligé de tourner son corps entier « à la manière de l’éléphant » : sa colonne vertébrale était fixe, immobile, tel l’axe de l’Univers ». On pourrait dire que le yoga est une discipline qui oblige à tourner son corps entier – ce qui comprend évidemment de nombreuses torsions de la colonne vertébrale, par ailleurs très renforcée – autour de son axe invisible : son énergie, sa kundalini, qu’il s’agit de faire monter (depuis le périnée où elle est lovée) afin de parvenir à l’éveil spirituel, à la réalisation du Soi. La kundalini, dite aussi shakti, dont elle est une forme, est une énergie cosmique et féminine. L’analogie entre le corps humain et le cosmos, que nous évoquions à propos de l’homme de Vitruve et du plan de Chambord, est aussi active dans le yoga. « On « réalise » l’anthropocosmos, écrit Mircea Eliade, par une méditation yogique (…) Le Hathayoga et le Tantra transsubstantient le corps en lui créant des dimensions macranthropiques et en l’assimilant aux divers « corps mystiques » (sonores, architectoniques, iconographiques, etc. (…) À la suite de l’expérience yogique, le « corps physique » se « dilate », se « cosmise », se transsubstantie. Les « veines » et les « centres » dont parlent les textes se réfèrent en premier lieu à des états réalisables exclusivement par une amplification extraordinaire de la « sensation du corps ». »

kundalini,J’ai parlé il y a quelques jours du feu de l’esprit, tel que je le vivais et l’avais vécu. En langage yogique, on dirait montée de la kundalini. Je cite encore Eliade évoquant le Bouddha – mais je rappelle que le yoga n’appartient ni au bouddhisme ni à l’hindouïsme, qu’il est une discipline indépendante qui peut servir des humains de toutes religions ou sans religion. « Le Bouddha est « brûlant » parce qu’il pratique l’ascèse, le tapas (…) La « chaleur intérieure » est accompagnée, dans les exercices yogico-tantriques, par des phénomènes lumineux. D’autre part, des expériences mystiques lumineuses sont attestées dès les Upanisad où la « lumière intérieure » (antar jyotih) définit l’essence même de l’âtman (Brhad.Up., I, 3, 28) ; dans certaines techniques bouddhiques de méditation la lumière mystique de couleurs diverses indique le succès de l’opération. Nous n’insisterons pas sur la place immense tenue par la lumière intérieure dans les mystiques et les théologies chrétiennes et islamiques. »

Le yoga kundalini, qui vise spécialement à éveiller la kundalini (mais tout yoga bien compris doit pouvoir le faire aussi – la preuve, le « feu » me prend après quelques semaines de hatha yoga) utilise peu de postures mais obtient l’ouverture du corps et de l’esprit par la tenue longue ou la répétition rapide de ces postures, les respirations (spécialement la « respiration du feu »), la récitation et le chant de mantras (technique que Mircea Eliade rapproche du dikhr des soufis, sans doute inspiré de la pratique des mantras). Voici trois séances de yoga kundalini, avec disciples femmes et hommes, guidées par des déesses – ma prof de kundalini était aussi une déesse. Incarnant une énergie féminine loin des vieux, trop vieux archétypes de la mère ou de l’objet sexuel, loin de la relégation des femmes, dans le clergé catholique, aux tâches ménagères et à la soumission, loin de l’apartheid des femmes à la mosquée.

 

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Yoga de la dame à la licorne, trésor pour le monde

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Quarante minutes de yoga chaque jour au lever, et les muscles, les articulations, la colonne vertébrale s’assouplissent et se renforcent. Ajoutez à cela au moins une heure de marche quotidienne à la fois vive et attentive et vous êtes parfaitement bien et vivants dans votre corps et dans votre esprit. Ce ne sont évidemment pas les seules façons de demeurer dans le bien-être, mais le bien-être requiert le corps et l’esprit. J’ai passé une très grande partie de ma vie en contemplation, je continue. Et je sais qu’il n’y a pas de contemplation spirituelle sans contemplation physique. Pas d’esprit sans corps, pas de pensée sans usage des sens. La qualité de la pensée, sa profondeur, sont en rapport direct avec la qualité de l’usage que nous faisons de nos sens.

Les tapisseries des cinq sens de la Dame à la licorne constituent en quelque sorte cinq asanas, cinq postures de yoga. L’ensemble constitue un kriya, comme on dit au kundalini yoga. Quant à la sixième, j’ai finalement trouvé une autre interprétation à son geste avec les bijoux. On dit généralement qu’elle va s’en parer, ou bien au contraire qu’elle est en train de s’en dépouiller. Selon ce que je comprends maintenant, elle pourrait, après avoir savamment usé de ses cinq sens, être en train d’accoucher de ces pierreries. De faire naître d’elle un trésor.

Sa servante, part d’elle-même au service du monde et sage-femme en même temps, le recueille. Le monde ouvrira le coffre au trésor quand il y sera prêt.

 

dame a la licorne detail*

Kundalini yoga et batiks d’Akiko Iwasaki

Akiko Iwasaki, "Notion d'inexistence du temps"  (avec mon reflet en train de le photographier)

Akiko Iwasaki, « Notion d’inexistence du temps » (avec mon reflet en train de le photographier)

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Comme coussin de yoga, j’ai pris mon livre Voyage, épais avec ses mille pages, et je l’ai enveloppé d’un chèche, retenu autour du livre par un lacet de chaussure. J’aime bien savoir que je médite et pratique des exercices assise sur mon travail, sur toutes ces pages entièrement dédiées à la spiritualité, entourées d’un foulard de nomade du désert. Au jour où, pour les chrétiens, le Christ a été crucifié, au jour et à l’heure où les musulmans, à la mosquée toute proche, se rassemblent pour la grande prière, je pratique avec d’autres femmes et hommes, dans une salle de danse, le kundalini yoga, qui exerce l’esprit à travers le corps et donne paix, joie et vision de la vérité.

Les catholiques m’ont très maltraitée, par sexisme, puritanisme, autoritarisme et imbécilité. Après avoir voulu les aider, je les ai quittés, les voyant décidément irrécupérables. Les musulmans m’ont laissée tranquille, du fait qu’ils n’ont quasiment pas de clergé. La spiritualité islamique me convient parfaitement, et la grande prière où nous étions tous et toutes réunies dans le jardin intérieur de la Grande mosquée constituait un moment absolument splendide. Malheureusement le recteur a décidé de mettre les femmes à part en leur assignant une salle à l’entresol ; ne pouvant accepter ça, j’ai cessé d’aller prier à la mosquée. Au même moment, donc, dans notre salle de danse toute proche, guidée par la professeure, nous récitons le mantra Ong Namo Guru Dev Namo, c’est-à-dire : « Je m’incline face à la l’énergie première et créatrice, je m’incline face à la sagesse subtile et divine » ou : « Je m’incline devant la subtile sagesse divine, le divin enseignant intérieur ». Nous enchaînons les postures et les exercices, les chants, les récitations, les souffles, les méditations (tête voilée parfois), et pour finir nous récitons le mantra Sat Nâm, qui signifie « Je vois, je suis (être), la vérité », puis nous nous inclinons comme dans la prière islamique et nous nous redressons avec le sourire.

Akiko Iwasaki, une artiste qui organise des stages de batik, exposait les siens jusqu’à hier dans un couloir du même bâtiment. Leurs titres à eux seuls constituent des poèmes, et, associés à leur dessin, un beau support de méditation, de rêverie, de réflexion :

"Examen de la double fente, Mécanique quantique"

« Examen de la double fente, Mécanique quantique »

"La gravité"

« La gravité »

"Le jardin du temple au pavillon d'argent"

« Le jardin du temple au pavillon d’argent »

"Printemps"

« Printemps »

"Sukhumvit soi"

« Sukhumvit soi »

"Sutra du cœur"

« Sutra du cœur »

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Kundalini yoga

photo Alina Reyes

photo Alina Reyes

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C’est un corps encore un peu courbaturé, et déjà un peu aminci, qui écrit cette note, au surlendemain d’un premier cours de kundalini yoga. Un corps rassasié, après avoir eu si faim d’exercice, durant les trois mois où il en a été privé, suite aux opérations chirurgicales (seule la marche m’était permise).

Le kundalini yoga est un exercice complet du corps et de l’esprit, conjuguant postures tenues longtemps et savamment enchaînées, concentration mentale (yeux fermés tout au long de la séance, guidée par la parole de la professeure), écoute de la musique légère diffusée, chant de mantras, temps de méditation, techniques de souffle, techniques de contractions, pratique répétée de la « respiration du feu ». Pratiques qui semblent ne demander, lorsqu’on les accomplit, que très peu d’efforts, voire aucun effort, et qui s’avèrent pourtant solliciter profondément le corps – en témoignent les moments où durant la séance le sang se met à chauffer sans raison apparente, puis l’état presque second dans lequel on en sort, et, du moins pour moi après un long temps sans exercice, les courbatures du lendemain, des cuisses aux épaules en passant par les abdos.

Diagramma-chakra-kundaliniLe travail ne s’exerce pas seulement sur les muscles et les articulations, mais aussi sur les organes, la circulation du sang, l’oxygénation, notamment du cerveau. Dès le premier cours, il est clair qu’il s’agit d’une pratique puissante (d’ailleurs dangereuse pour les personnes qui ont ou ont eu des problèmes psychiatriques). Une pratique spirituelle autant que physique. Kundalini, du mot sanskrit kundala qui signifie « entouré en spirale », désigne « une puissante énergie spirituelle lovée dans la base de la colonne vertébrale », une « énergie cosmique » (article détaillé : wikipédia). Très ancien, le kundalini yoga a été aussi appelé rāja yoga, yoga royal.

J’ai pratiqué au fil des années différentes formes de gym et de danse ; celles et ceux qui sont dans ce cas et savent donc contrôler les postures pour ne pas se faire mal peuvent s’initier au yoga sur Internet, s’il n’y a pas de cours assez bon marché à proximité ; mais je recommanderais au moins quelques cours en salle pour bien se pénétrer de l’esprit du kundalini. Il n’est pas indispensable d’être particulièrement souple, la souplesse s’acquiert avec la pratique. Personnellement j’ai  perdu un peu de souplesse avec les traumatismes chirurgicaux, mais il m’en restait assez pour pouvoir réaliser toutes les postures. J’espère retrouver toute ma souplesse originelle (par exemple, je réussis encore, à très peu près, l’exercice consistant à, couchée sur le dos, lancer les jambes derrière la tête jusqu’à toucher le sol des pieds, mais je ne peux plus du tout, comme je m’amusais à le faire avant, (mais cela ne nous a pas été demandé) ramener de là mes genoux au sol de chaque côté de ma tête pour l’encadrer), j’espère même l’améliorer. En tout cas j’ai été si satisfaite que j’ai changé mon cours hebdomadaire d’une heure pour un cours d’une heure et demie. Notre corps aussi veut être savant, apprenant.

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