Forêts paisibles, « appropriation culturelle » et Krump

Dans la suite de l’appel à la liberté de Forêt profonde (note précédente), deux interprétations du joyeux et merveilleux rondeau des « forêts paisibles » dans les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau. Celle-ci, dans une mise en scène d’Andrei Serban, décor et costumes de Marina Draghici, direction des Arts florissants par William Christie, avec Patricia Petibon et Nicolas Rivenq :

 

 

Une interprétation régulièrement accusée d’ « appropriation culturelle », avec des arguments tels que « Atrocious, inexcusable and insulting cultural misappropriation. Seriously, Europe, you gotta do better. C’est affreux ». Ou encore : « mise en scène grotesque qui ne passerait plus aujourd’hui, en tout cas au Canada et Etats-Unis. Les Indiens ne sont pas identifiés, de quelle nation s’agit-il ? En fait ce sont des indiens imaginaires stéréotypés et ridiculisés, tels que vus par des européens qui n’y connaissent rien. Le calumet de certaines tribus (qui prend des formes différentes) est remplacé par une pipe. L’héroïne porte un chapeau de plumes (ces chapeaux ne sont portés que par des hommes de certaines tribus, et pas par des femmes). Les danses sont ridicules, etc, etc. »

Accusations auxquelles j’ai apporté ces réponses, dans les commentaires de la vidéo : Ne confondez pas imaginaire et réalité ! Ou bien vous détruisez toute la littérature et tout l’art, comme les intégristes religieux. Si vous les trouvez ridiculisés, c’est votre regard qu’il faut interroger pour savoir où est le racisme. Moi je les trouve extrêmement gracieux. J’ai déjà été confrontée à cette réaction de Nord-Américains, là-bas le concept d’appropriation culturelle est le nouveau tabou. Mais personne ne trouve rien à redire aux westerns spaghetti, par exemple. Et les Amérindiens portent des jeans ou des chapeaux de cow-boys sans qu’on crie à l’appropriation culturelle. C’est de l’iconoclasme à géométrie variable.

Voici maintenant ce même rondeau, dit « baroque » (ne perdons pas de vue que cette qualification est elle-même une interprétation datant de l’époque moderne) mis en scène par Clément Cogitore avec des danseurs de Krump, style de hip-hop violent inventé dans les ghettos de Los Angeles, sur une chorégraphie de Bintou Dembele, Grichka et Brahim Rachiki. Ici cette dernière entrée de l’opéra-ballet intitulée « Les Sauvages » trouve sa grâce dans une expression plus terrienne, plus chtonienne des habitants de la forêt (n’oublions pas que sauvage signifie, étymologiquement, « de la forêt »). Le Krump est une danse révolutionnaire, qui dit la rage et la joie de vivre de jeunes générations grandies dans un monde hostile, qu’elles parviennent à dépasser comme la nature sort de terre au printemps. Une sorte de Sacre du printemps.

 

 

Vinceremos.

*

Donner lieu à l’utopie

 

Partout où nous vivons,
partout où nous allons,
réalisons
l’utopie.

Un maître de yoga a dit :
La méditation c’est le combat
de l’esprit contre l’âme
et la victoire de l’âme.

Je médite et je dis :
l’âme est l’esprit réalisé.
Dans le corps vivant.

L’âme est la partition jouée
Le jeu qui donne lieu
à ce qui n’a pas d’autre lieu
que le corps vivant,
le monde vivant.

*

Estas Tonne, né en Union Soviétique (Ukraine), a vécu en Israël puis aux États-Unis. « Troubadour des temps modernes » selon sa propre définition, il circule avec sa musique dans le monde entier.

 

*

Au grandes femmes, les peuples reconnaissants. Journal du jour

quilt (patchwork 2*

En sortant de la salle de la mairie du 5e où j’avais visité l’admirable et émouvante exposition « L’Amérique comme patchwork. Les États-Unis au fil de leur kilt », voyant en face, au fronton du Panthéon, la fameuse inscription « Au grands hommes, la patrie reconnaissante », je l’ai trouvée très datée, malodorante et périmée. Je suis la première à admirer les grands hommes, mais j’admire encore plus les grandes femmes, car elles ont dû, pour accomplir leur œuvre, fournir en plus l’énorme combat que nécessite le dépassement de l’hostilité de la société envers les femmes. La société est hostile aux génies (sauf, au bout d’un moment, plus ou moins longtemps après leur mort), et doublement aux génies féminins, et triplement aux génies féminins issus du peuple ou racisés. Les femmes ont évidemment autant de génie que les hommes, mais il leur est beaucoup plus difficile de le réaliser, à cause du combat qu’elles doivent mener contre les multiples et puissants obstacles sans cesse placés sur leur chemin.

Dans la journée d’hier, j’ai découvert plusieurs grandes femmes. D’abord donc, avec cette exposition, les humbles faiseuses de patchwork américaines (là-bas on appelle ça des quilts), qui dans leur art du quotidien ont parfois atteint des sommets de beauté, tout en luttant politiquement : elles se réunissaient entre femmes pour coudre collectivement certains patchworks, en profitaient pour discuter, et parfois utilisaient leur travail pour défendre des causes comme celles des femmes ou des Afro-américains (les photos suivent). Puis, en repartant, devant mon ancien immeuble, rue Saint-Jacques, un portrait de la résistante Berty Albrecht. Et une fois rentrée, dans la lettre de la bibliothèque Buffon, la musicienne et chanteuse zimbabwéenne Stella Chiweshe (les vidéos suivent).

*

street art c215 berty albrecht

street art sethhier à Paris 5e, photos Alina Reyes

*

Je comprends Léonard de Vinci et Franz Kafka, qui n’ont pas publié de leur vivant. Grâce à quoi ils n’ont pas eu à se plier aux exigences du marché, ils ont pu construire leur œuvre en toute liberté, en lui laissant l’apparent désordre nécessaire, qui est l’ordre de la vie. De toutes façons quand vous faites une œuvre puissante elle n’est jamais comprise de vos contemporains. La compréhension vient peu à peu, avec le temps.

J’ai rêvé que des gens s’attaquaient lâchement, à plusieurs, à O. Je poussais un cri, courais pour le défendre, tout en sachant qu’ils me frapperaient aussi. Je suis sortie délibérément de ce cauchemar malheureusement inspiré par la réalité, je me suis levée, j’ai repris mon collage de la nuit afin de le terminer pour un cadeau que je dois faire aujourd’hui, jour de fête à la maison.

*

quilt (patchwork 3

quilt (patchwork 4

quilt (patchwork 5*quilt (patchwork 6

quilt (patchwork 7

quilt (patchwork 8

quilt (patchwork 9

quilt (patchwork 10

quilt (patchwork 11

quilt (patchwork) 1

*

Et voici la musique, avec Stella Chiweshe et son mbira, « piano à pouces » dont elle continue de jouer à 72 ans, régal des tympans :

*

Léonard de Vinci, l’homme aux myriades de cerveaux

da-vinci-studies-of-embryosJ’ai commencé hier soir à relire les Carnets de Léonard de Vinci, lus au moins partiellement plusieurs fois au cours des dernières années. Auteur et penseur de premier plan, dont les paroles valent d’être méditées autant que les peintures et les machines. Mais il est intéressant aussi de se pencher sur la façon dont Léonard est reçu, vu, à travers le temps. En 1550, trente et un ans après la mort de Léonard, dans Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Giorgio Vasari vante la merveille de son génie, mais lui reproche sévèrement sa prétendue inconstance dans le travail, et va jusqu’à inventer un pieux repentir du peintre sur ce sujet au moment de mourir. Que l’inachèvement de plusieurs de ses œuvres fasse partie de son œuvre et de son génie -comme il arrive chez certains autres génies- n’est pas compris à l’époque, et sans doute reste aujourd’hui à éclairer.

 

Leonardo_da_Vinci_-_Virgin_and_Child_with_St_Anne_C2RMF_retouchedEn 1910, Freud dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci commet un énorme délire sur l’homosexualité, prétendument frigide et platonique, du peintre. Son essai, fondé sur une faute de traduction, en dit davantage sur Freud que sur Léonard, mais reste sauvé du plantage total par une observation pertinente sur la figuration de ses deux mères (la naturelle et l’adoptive) dans le tableau La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne. Aujourd’hui la vie homosexuelle du peintre, dans presque  tous les documentaires sur lui que j’ai pu visionner, fait encore manifestement l’objet des fantasmes de ceux qui en parlent comme s’ils avaient tenu la chandelle, lui prêtant des liaisons sexuelles multiples, y compris avec un enfant. En réalité, en l’absence de témoignages sur la question, on ne peut rien affirmer. Seulement supposer, d’après ce que son œuvre écrite et peinte laisse comprendre de lui, qu’il ne fut ni « platonique » ni débauché mais tout à la fois libre et raisonné, d’esprit donc de corps aussi.

Lire ce qui est dit de Léonard m’aide aussi à réfléchir sur mon propre travail, passé, présent et à venir, et à le guider. Après la note d’hier, voici quelques autres réflexions qui ont retenu mon attention :

Da_Vinci_Vitruve_Luc_Viatour« Coleridge appelle Shakespeare l’homme aux « myriades de cerveaux ». Si la discussion baconienne était ouverte, un parallèle serait possible avec la multiplicité des cerveaux de Léonard. » Et : « chez lui, la beauté d’expression nous obsède jusqu’à la torture ». E. MacCurdy, dans son Introduction aux Carnets de Léonard.

André Chastel, dans son édition du Traité de la peinture de Léonard de Vinci, note « l’impression ambiguë que laisse l’étrange Léonard ».  Et :

« Le passage de Léonard ne se marque pas seulement – comme celui d’un Rubens ou d’un Greco – par le fait que les peintres sont saisis de nouveaux problèmes ou d’une nouvelle face des problèmes de leur art. Il se signale aussi par des écarts, des prétentions, des fixations nouvelles, enfin tout ce qui laisse supposer que Léonard comptait par la tension, l’inquiétude, l’interrogation, la critique, bref l’irritation intellectuelle et nerveuse qu’il propageait, autant que par les exemples de son art. »

« Ce que l’on admire d’ordinaire et respecte instinctivement chez Léonard, ce qu’il offre en tout cas de peu commun, c’est l’indépendance du comportement. »

« Les deux notions [scientifique et irrationnelle] sont actives dans son esprit comme les deux faces également exigibles du merveilleux. »

« Léonard est un admirable écrivain, tour à tour nerveux et sinueux, direct et enveloppé, froid et enthousiaste. »

*

Leonardo_da_Vinci_-_Portrait_of_a_MusicianIl fut aussi chanteur et musicien, et inventa des instruments, notamment une « viola organista » qui a été réalisée récemment d’après ses dessins et que l’on peut entendre prendre vie grâce au pianiste polonais Sławomir Zubrzycki. Pour en savoir plus, consulter cet article sur France Musique.

Dans ce Portrait de musicien, on peut lire sur la partition de l’homme peint par Léonard (il me plait de penser que ce pourrait être lui-même) : « Cant…Ang… » Le chant des anges, je présume. C’est en tout cas ce que fait entendre cet instrument, dans cet enregistrement que je ne me lasse pas d’écouter et réécouter :

Pour en entendre davantage et le voir de plus près :

*

Et pour plus sur ce génie, suivre le mot clé Léonard de Vinci.

*

Des classifications. Exemple : le clownesque

kafka*

La science avance en inventant (trouvant) de nouvelles classifications. Les classifications passent trop souvent pour des réalités définitives alors qu’elles ne sont que des points de vue circonstanciés. La science avance en multipliant les points de vue. J’ai une idée de classification nouvelle et révolutionnaire en biologie, je l’exposerai peut-être un jour. Les sciences humaines aussi nécessitent une constante remise en question et réinvention des classifications. Les historiens par exemple remettent en question les classifications « Moyen Âge » et « Renaissance ». Réinventer les classifications ne signifie pas rejeter tout des classifications anciennes, mais permet de sortir de leurs limites et de se donner de nouveaux outils, de voir autrement, et à partir de là de découvrir d’autres choses.

En littérature et en art, nous avons besoin aussi d’ouvrir notre regard. Nous apprenons en littérature à distinguer le baroque, le classicisme, le romantisme, le réalisme, le naturalisme, le symbolisme etc. Nietzsche a inventé le dionysiaque et l’apollinien, classifications qui ouvrent un autre point de vue au-delà des classifications académiques précédentes. Pour ma part, je ferais entrer Nietzsche dans une classe que j’appellerai le clownesque. Une classe qui se joue des époques. Le mot clown date du XVIe siècle, il désigne d’abord le paysan, d’après une racine germanique signifiant « motte de terre », avant de devenir un personnage de cirque et de théâtre. Mais le clownesque, dans ma conception de cette catégorie, est de tous les temps. Il y a des clowns de l’Homme – véreux, fascistes, populistes et autres autocrates, imposteurs de la pensée, de l’art, de la littérature, qui mettent l’homme plus bas que l’homme. Et les clowns de Dieu qui, partant de l’humilité de l’homme, l’élèvent à ce qui le dépasse – ce sont là les inventeurs que je classe comme clownesques. J’emploie le mot humilité car il renvoie aussi, étymologiquement, à la terre, à la motte de terre, comme le mot clown. Le clownesque pourrait s’apparenter au baroque mais à la différence de ce dernier, qui tient son nom d’un mot portugais signifiant « perle irrégulière », le clownesque ne part pas d’une préciosité, même détournée, mais d’une humilité. Si le clownesque peut aboutir comme le baroque à une forme d’exubérance, ce n’est pas comme le baroque par l’exubérance et la richesse des moyens, mais par leur humilité, leur économie. Et je vois dans cette catégorie des créateurs et des interprètes aussi variés que, entre beaucoup d’autres, Sophocle, Shakespeare, Bach (la classification comme baroques de ces deux derniers pose problème), Nietzsche, Kafka, Gogol, la Callas, Glenn Gould ou Basquiat. Toute une étude peut être développée sur ce concept du clownesque, sa métaphysique, ses façons de dépasser l’homme tantôt en auguste et tantôt en clown blanc, à partir de diverses formes d’humilité.

Dans une émission de télévision de 1960 sur CBS, Leonard Bernstein compare une partition de Bach et une page de Shakespeare. De même que Bach écrit des suites de notes presque toujours dépourvues d’indications musicales, Shakespeare établit une liste de personnages sans didascalies qui indiqueraient quel temps il fait, etc., dit-il. On pourrait dire que Bach, à la base, ce sont des notes et un clavecin, c’est tout. Et Bonnefoy disait qu’on devrait jouer Shakespeare sans décors. Les personnages de Sophocle, comme les clowns, sont des masques. Les enjeux sont métaphysiques, non pas psychologiques, sociologiques, humains-trop-humains. Nietzsche parle depuis l’animal, comme souvent Kafka, par ailleurs dépouilleur de langue. Gogol parle depuis le fou, la Callas depuis la blessée, Glenn Gould depuis l’autiste, Basquiat depuis la rue. C’est depuis leurs humilités respectives, et par la distance qu’elles instaurent entre eux et l’humain content de lui-même, que ces artistes atteignent des sommets inouïs. Et si on les écoute très bien, ils font rire. C’est ainsi qu’ils rendent les humains (leurs auditeurs, leurs lecteurs…) non pas passifs, comme lorsque tout ce qu’il y a à servir leur est servi (et plus ce qu’il y a à servir est peu de chose, plus ce peu leur est tout entier servi – ainsi dans l’art et la littérature à bon marché, faciles, « grand public »), mais actifs, nécessairement interprètes de tout ce que l’humilité foncière de leur art délègue à leurs libres interprétation, pensée, développement.

Voici le passage de l’émission avec Bernstein et Gould (qui joue à partir de 5:08)

L’émission vaut grandement d’être écoutée en entier, avec notamment à partir de 40:06 la présence de Stravinsky en personne dirigeant les trois dernières scènes de son Oiseau de feu :

*