Le sonneil rêve ! Maïakovsky à la Nuit Debout

Maïakovski, Nuage en pantalon

Maïakovski, Nuage en pantalon

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« Maïakovsky n’existe que par fragments. Il fut, essentiellement, l’homme qu’un monde extérieur d’exaspérations divisa en moments d’exaspérations personnelles. Autrement dit, présenter UNE convulsion de Maïakosky est peut-être d’une grande vérité. » A.R.

Ainsi Arthur Robin (à suivre ce qui se passe et dit sur twitter, je me sens un peu comme lui qui passait des nuits à saisir les voix du monde sur sa radio) présente-t-il sa traduction de la première partie du grand poème du révolutionnaire Maïakovski qu’il intitule La nue empatalonnée (in Quatre poètes russes, éd. Le Temps qu’il fait). J’y songe en voyant la Nuit Debout, dans laquelle il y a à boire et à manger : et c’est ce qui me plaît. (Et sans doute déplaît à tous les partisans de l’ordre établi, ce pourquoi les forces de l’ordre ont hier soir renversé la marmite de mafé, lequel pour montrer qu’il y a un ordre supérieur au leur s’est étalé en forme de carte d’Afrique sur la place de la République, ainsi que l’ont noté et photographié les personnes présentes). DEBOUT LES SONNEURS DE LA TERRE ! LE TEMPS DU RÊVE EST ARRIVÉ !

Voici quelques vers de Maïakovski traduits par Robin, donc :

Votre pensée,
Qui sur votre cervelle amollie se tient songeante
Tel un larbin plein d’embonpoint sur une graisseuse chaise longue,
Sur la saignante loque du cœur je vais la taquiner ;
Mordant, impudent, je vais faire un grand banquet de quolibets.

Chez moi dans l’âme pas un unique blanc cheveu,
Pas un seul cheveu de l’attendrissement des vieux !
Tonnerre étonnant le monde par la force de ma voix,
Je suis un splendide passant
Âgé de vingt deux ans.

O mon dernier cri,
Quoi que soit ce que tu cries,
Gémis dans les siècles que je suis en incendie !

Nuit Debout, Radeau de la Méduse, sans-abri et pudibonderie (actualisé)

nuit debout

Comment ne penserais-je pas, en voyant ce beau dessin évoquant les Nuits Debout à travers la Liberté guidant le peuple, à cet autre tableau, le Radeau de la Méduse, que je vis au soir de l’élection de François Hollande, il y a quatre ans ?

L’Histoire a son chemin.

Place de la République, où se réunit Nuit Debout, là où demeurent les hommages aux morts du terrorisme (voir ma note précédente), où la haine née du désespoir et le nihilisme ont tué, de moins désespérés tentent de vivre, attirant les plus exclus, les sans-abri qui de toute façon dorment dehors et aiment pour l’occasion le faire en compagnie.

Ceux qui accusent Nuit Debout d’être un mouvement d’entre soi refusent de voir tous les sans-abri qui y participent. Les exclus restent exclus (ou bien ils ne sont vus que comme repoussoirs), et pourtant ils sont présents. Leur présence sauve Nuit Debout de l’entre soi. À République je les ai vus au réveil, le matin, ils m’ont taquinée, d’autres s’engueulaient, c’est ainsi, il ne faut pas être pudibond. Les jeunes femmes à qui j’ai donné mes livres érotiques pour la bibliothèque les ont laissés au fond du sac, exposant tous les autres livres sauf ceux-là. Pudibonderie aussi. (J’espère que d’autres les auront sortis du sac plus tard et mis à la disposition comme les autres). L’exclusion naît de la pudibonderie. Un homme a chuté de la statue de la République dans la nuit de vendredi à samedi ; grièvement blessé, il a été transporté en urgence absolue à l’hôpital ; il n’avait pas de papiers sur lui, nous dit la presse – mais Nuit Debout n’en a pas dit un mot. Et l’humanité ? Cet homme n’était-il pas assez des leurs ? Même sur les réseaux sociaux, la tentation de rester entre soi se fait sentir (ajout du 20 avril : mais le compte @nuitdebout, que je visais sans le dire par ce reproche, est tenu par les fondateurs d’une boîte de com qui a acheté les noms de domaine sans concertation. Pourquoi ? voir cet article de Politis, qui évoque aussi les reproches faits à ces gens de laisser s’introduire des soraliens ou autres fascisants qui pourrissent des mouvements au nom de la liberté d’expression). Sous les discours, rien ? C’est le travers des politiciens et autres curés et religieux. Il est toujours temps de se corriger, si on ne veut pas finir en eau de boudin. Ceux qui sont sortis du cadre et ont cassé des devantures de banques la nuit dernière n’ont pas eu tort. Les banques font bien pire. Combattre l’imposture, et ne pas exclure la vie de la vie.

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Nuit Debout

J’ai suivi hier soir l’une des Nuits Debout, retransmise en direct depuis la place de la République à Paris. Écouté les prises de parole des uns et des autres. Pensé que ces réunions nocturnes sur des places, en France et dans d’autres pays (il y eut bien avant la place Tahrir et beaucoup d’autres), ce désir revendiqué de « convergence » des luttes et des projets pour ouvrir une voie de justice dans le monde, cette façon d’échanger par la parole, rappelait l’histoire des jeunes retirés dans la caverne de la sourate Al-Kahf à cause du tyran :

« Tu aurais vu le soleil, quand il se lève, s’écarter de leur caverne vers la droite, et quant il se couche, passer à leur gauche, tandis qu’eux-mêmes sont là dans une partie spacieuse » (v.17)
et le moment où ils se lèvent :
« Et c’est ainsi que Nous les ressuscitâmes, afin qu’ils s’interrogent entre eux » (v.19)

Il ne s’agit pas de religion, il s’agit de puissance visionnaire de la parole.

Et les paroles prononcées hier ont retenu aussi mon attention. Il y avait de la tristesse à entendre par exemple une jeune femme se définir comme intermittente du spectacle, plutôt que de dire son métier. Symptomatique d’une société où l’on réduit les personnes à leurs statuts sociaux : SDF, fonctionnaires, réfugiés, intermittents du spectacle, chômeurs etc.

Entendu aussi de brèves paroles réellement poétiques, donc puissantes. Quelqu’un a dit « Je vais vous dire un poème arabe : « Sois heureux un instant ; cet instant c’est la vie ». Et un homme audiblement très bourré a répété : « Y a pas de couleurs pour rêver ! » Parce que c’est la nuit ?

Il faut du temps pour sortir d’une nuit sans rêves. »Debout » fut le dernier mot de ma dissertation du mois dernier pour l’agrégation, en littérature comparée sur le thème « romans de la fin d’un monde ».


texte extrait de mon roman Forêt profonde
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