La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 4) Rejoindre

Mikhaïl Nesterov, Un pèlerin

 

Le troisième chapitre est consacré aux positions de Bonaventure et de Thomas d’Aquin quant au joachimisme.
Pour Bonaventure, selon Lubac « Le jugement le plus complet, le mieux fondé sur une analyse attentive et le plus équilibré nous paraît être celui que porte le Cardinal Joseph Ratzinger, dans sa thèse sur la Théologie de l’Histoire chez saint Bonaventure. (…) Il en vient à conclure que « la distance qui sépare Bonaventure de Joachim est plus grande qu’il pouvait d’abord sembler. Il ne reprend pas l’idée d’un âge de l’Esprit. Certes, pour lui, les derniers ordres religieux sont des ordres de l’Esprit ; certes l’Esprit, dans le dernier âge, acquiert une puissance particulière, mais l’âge en tant que tel demeure l’âge du Christ ». » (p.138)

Thomas d’Aquin est lui résolument opposé à Joachim. « Saint Thomas, il est vrai, parle plus souvent d’intellect que d’esprit. Tout ce qui dans ce vocable rappelle le souffle dont « on ne sait ni d’où il vient ni où il va » s’assoupit chez lui en tonalité mineure », écrit Stanislas Breton (cité p.152).
Et Gianni Baget-Bozzo : « Thomas exclut de l’histoire l’élément formel de l’Église, c’est-à-dire la grâce, qui transcende la visibilité, mais non le progrès des articuli fidei, qui sont l’expression notionnelle de la révélation… Il admet qu’on parle d’un développement dans la connaissance du dépôt de la foi, qui peut se dilater dans des paroles neuves, des gestes neufs, des figures nouvelles : l’Église croît dans ses énoncés dogmatiques, comme dans ses formes de vie sociale » – mais, poursuit Lubac, « il repousse toute disjonction entre un temps présent de l’Église du Christ et un temps à venir d’une Église de l’Esprit. La figure unique et totale de l’Église s’affirme dans la conclusion de l’Apocalypse, où l’Esprit et l’Église disent d’une seule voix : « Viens, Seigneur Jésus ! ». »(p.155)

*

Opter pour une primauté soit du Christ soit de l’Esprit dans les temps à venir n’est pas la bonne façon d’envisager ce qui est. Dans la Genèse, Dieu a créé l’homme en lui insufflant son Esprit. Dans l’Évangile il engendre le Fils de l’homme en couvrant Marie de l’ombre de l’Esprit. L’Esprit n’est plus seulement ce souffle de Dieu donné à l’homme, il est désormais ce souffle de Dieu qui féconde l’homme et lui fait naître le Fils de l’homme, l’homme nouveau, le nouvel Adam qu’est le Christ. Pour paraphraser la classification scientifique, nous pourrions dire : après l’Homo Sapiens, saut inouï dans l’évolution : l’Homo Deus.

Les hommes n’étant pas prêts à le recevoir, c’est-à-dire à y accéder, il est mort et ressuscité afin de pouvoir les attendre dans le temps, leur donner le temps de le rejoindre. Le temps que l’Esprit qu’il envoie depuis, continue à travailler pour la victoire finale, non de l’Esprit mais du Fils de l’homme.

C’est l’Esprit qui oeuvre dans le temps, et de plus en plus à mesure que le temps se rapproche. Mais c’est l’homme nouveau qui doit vaincre, l’homme né des noces de l’Esprit de Dieu, de l’Esprit d’Amour et de Vérité, avec l’homme au coeur pur (Marie). La victoire sera incarnée ou ne sera pas. Telle est la victoire à chercher, humble, brûlante et douce, tel est le but qui peut préserver l’homme de toute dérive nihiliste.
Attendre le retour du Messie est bien attendre la résurrection des corps – et cela étend le christianisme bien au-delà du christianisme.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 3) Régénérer

Yevgenia Kokoreva

 

Sept jours pour créer l’homme. En partant du fond du temps, en le déployant dans l’immense qui est aussi le très petit : l’homme. La Genèse est une phylogenèse. Et la Semaine Sainte, une nouvelle Genèse.
Dans la Genèse, Dieu a frayé une voie à l’homme. Dans la Pâque du Christ, le Fils de l’homme fraie une voie à Dieu parmi les hommes.

Mais poursuivons notre chemin avec Joachim de Flore et Henri de Lubac. Dans le deuxième chapitre, consacré au joachimisme médiéval, allié aux ordres mendiants, parmi les nombreuses figures et ramifications aux histoires tourmentées voire marquées de violence, voici Olivi. Pour qui François d’Assise, « ce type de saint si nouveau, et si différent du modèle imaginé par Joachim », est « un autre Christ », « une sorte de réapparition du Christ sur terre ». (p.94)

« L’ange qui vole au milieu du ciel, porteur de l’Évangile éternel, n’est pas pour Olivi l’annonce d’un temps de contemplation sans combat : il symbolise la plénitude de la vérité du Christ, dans ses profondeurs incompréhensibles, telles que les a contemplées le regard d’aigle de Jean l’évangéliste. Lui-même se réfugie, autant qu’il peut, dans ces hautes régions, et c’est pour y contempler, lui aussi, « Jésus, le Fils unique, lumière solaire et vérité béatifiante de nos âmes ». Dans le siècle nouveau qu’annoncèrent les stigmates de François, il espère que « renovabitur Christi lex et vita et crux ». » (p.102)

« L’avènement attendu de l’Esprit suscite encore à chaque génération toutes sortes de désirs, imaginations, prophéties, pamphlets, mouvements populaires, qui s’accentueront au cours des quatorzième et quinzième siècles, en réaction contre une société chrétienne de plus en plus à la fois disloquée et sclérosée… « Le quatorzième siècle, a-t-on dit, apparaît comme l’aire par excellence des révolutions populaires ». À plusieurs de ces révolutions, le Saint-Esprit se trouvera mêlé. »

« Le joachimisme les consolait, les réconfortait et les exaltait en leur donnant la conviction qu’ils étaient le peuple élu pour régénérer l’Église charnelle » [par opposition à l’Église spirituelle, invisible], écrit, à propos des cercles joachimites du XIIIème au XVème siècle, Gratien, cité par Lubac.

La correspondance avec notre temps est claire. L’Esprit oeuvre à la vitesse de la lumière, mais son oeuvre et sa vitesse se fractalisent dans le temps des hommes pour pouvoir les transformer depuis la racine. En continuant à survoler la postérité de Joachim pour ouvrir à la contemplation, nous verrons mieux le chemin sur lequel va, dans la plus grande espérance et le plus grand danger, le monde d’aujourd’hui, travaillé par des révolutions populaires marquées de grands combats spirituels.

 

En pleine vie

Photo Alina Reyes

 

Avant le début du monde je suis partie et les dauphins dans mon sillage sont apparus
traçant des cercles ouverts, distinguant dans l’union l’onde et la flamme des cieux
ô mes gracieux animaux, traçant la voie je vous sentais bondir
à mon côté, flots de sang bleu que je lâchais pour féconder la vie

Je suis Voyage
à bord de moi fleurissent les arbres et les bêtes, les hommes
qui sortent de mon coeur en procession sans fin
jusqu’au-delà des horizons.

Un enfant sur le pont d’un bateau contemple :
il entend ma voix qui vibre au fil de l’eau
et quelque chose en lui comprend.

 

Séquestrée ?

Mont Saint-Michel. Photo Alina Reyes

 

Avant de monter, j’avais vu une bouteille de vin entamée sur la table. Je me suis demandé s’il ne buvait pas un peu tout seul le soir. Je me souviens de l’odeur de la vie triste, dans cette maison. C’était si gênant. J’avais pitié de lui. Je ne le connaissais pas. Je dormais chez lui, j’étais prisonnière chez lui.

J’ai monté l’escalier, fermé la porte à clé derrière moi, en espérant qu’il entendait la clé tourner dans la serrure. Qu’il comprenait.

J’espérais qu’il entendait, j’espérais aussi qu’il n’entendait pas. C’était si humiliant, pour lui encore plus que pour moi. Pour les voisins, pour les paroissiens, pour toute la ville. Le presbytère était en fait une maison comme les autres, au milieu d’un quartier résidentiel. Je n’étais jamais venue ici.

Il me semblait entendre la mer. La nuit. Sûrement, elle n’était pas loin. Si j’ouvrais la fenêtre, je ne voyais que des maisons toutes plus ou moins pareilles, des maisons vieilles de quelques décennies à peine, des maisons à un étage, étroites pour occuper le moins de terrain possible. Comme les gens qui y vivaient.

Peut-être était-elle au bout de la rue, la mer ? Ou bien, en admettant que j’arrive à quitter la maison sans qu’il s’en aperçoive, aurais-je dû marcher sans fin dans le labyrinthe du quartier résidentiel, avant de ne jamais la trouver.

Je dormais dans son lit, à côté de la télé à très grand écran. Un grand lit confortable, avec des coussins et une couette épaisse. On n’aurait pas dit le lit d’un curé. Du moins ce n’était pas ainsi que je l’aurais imaginé. Est-ce que ça lui plaisait de me faire dormir dans son lit ? En tout cas je dois dire tout de suite qu’il n’est pas monté.

Je l’avais rencontré six mois plus tôt, à Paris. Il était venu m’interviewer pour une radio chrétienne. Oui, il y a des curés qui font du journalisme, aussi. Il aimait ça, dire qu’il était journaliste et curé. Pas seulement curé, donc. Comme si c’était mieux, d’être journaliste. Moi il me semblait qu’il n’y avait rien de plus beau au monde que d’être prêtre.

Ça me rappelait le premier curé que j’avais rencontré. J’étais en train de me convertir, donc malgré toute ma méfiance à l’égard de l’Église, au bout d’un moment j’étais allée voir le curé de ma paroisse. Enfin, je devrais dire : j’avais demandé à le voir.

J’étais allée à l’église, tout enthousiaste de mon audace. Il n’y avait personne. Sauf, à l’accueil, une dame. Elle m’avait fait écrire mon nom et mes coordonnées sur un papier, et elle avait dit qu’elle transmettrait ma demande.

La semaine suivante, comme j’étais sans nouvelles, j’avais cherché le site de la paroisse sur Internet et j’avais envoyé un mail. Puis, quelques jours après, j’étais repassée à l’église. Bref, plusieurs semaines s’étaient écoulées avant que je n’obtienne un rendez-vous. J’avais contourné l’église, trouvé l’entrée discrète de son bureau, dans une petite rue adjacente. C’était un gros homme à la voix douce et au regard un peu fuyant. S j’avais dû attendre tout ce temps avant de pouvoir le rencontrer, m’avait-il dit, c’était parce qu’il y avait eu la période des examens. Il me déclara fièrement qu’il était professeur dans je ne sais plus quelle institution catholique d’études supérieures. Ses cours, ses étudiants lui prenaient beaucoup de temps.

Le curé dans le lit duquel je dormais maintenant n’était pas du même genre. Je veux dire : lui n’était pas un intellectuel des beaux quartiers de Paris. Juste un pauvre gars qui, dans le salon de son si ordinaire presbytère, cultivait ses bonsaïs. Il me les avait montrés avec beaucoup de passion, ces petits arbustes horriblement torturés. Je n’avais rien dit, mais je n’avais pu m’empêcher de penser qu’ils étaient comme une image de la castration qu’il s’était imposée.

Aussi, n’était-ce pas de sa faute, si j’avais de telles pensées ? Lors de notre première rencontre, à Paris, il avait une allure extrêmement sobre, tout de noir vêtu et sérieux comme un pape. Il m’avait demandé de venir témoigner de ma conversion auprès de ses paroissiens, voilà pourquoi je me retrouvais là maintenant. Mais pourquoi était-il venu me chercher à la gare dans une décapotable qu’il avait empruntée, et avec une allure de play-boy, chemise à rayures bleues entrouverte et lunettes de soleil ? Pourquoi, alors que nous roulions sur une route déserte, m’avait-il précisé d’un drôle d’air qu’il n’allait pas me faire le coup de la panne ? Et surtout, pourquoi ne m’avait-il pas prévenue que c’était chez lui que je dormirais ? Certes j’étais une femme libre, mais justement, cette situation ne me semblait pas convenable.

Le lendemain matin, quand je suis descendue, il était déjà parti. Un peu après, une dame a sonné à sa porte. Il l’avait fermée à clé, j’ai eu du mal à l’ouvrir. « Vous étiez séquestrée ? » a-t-elle dit en souriant, quand j’ai enfin pu respirer l’air du dehors. C’était une grand-mère très gentille, elle m’a emmenée en voiture. Nous avons rejoint le groupe des paroissiens, nous sommes partis pour le petit pèlerinage prévu. Puis le curé m’a accompagnée dans l’église où je devais parler. Il était redevenu tout à fait normal et sympathique, et j’ai eu l’impression qu’il était comme un petit frère que je ferais bien de protéger.

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Cette nouvelle est traduite en anglais par Élise de Warren ici.