Masculin-féminin, féminin-masculin : miroir et communion

adam et eve s'engendrant l'un(e) l'autre,

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L’anatomie le dit, le sexe de la femme et celui de l’homme sont singulièrement comparables, à ceci près que l’un est externe, l’autre interne. Le clitoris n’est que la partie immergée d’un membre de semblable longueur et largeur que le membre viril, corps également caverneux et érectile qui borde et double le vagin.

Le sexe de la femme est le miroir de celui de l’homme. C’est là qu’il veut et ne veut pas se voir en sa virilité. “Posséder une femme”, comme il s’imagine le faire en la pénétrant, c’est pour lui affirmer et renforcer la possession de son propre sexe. Or comment possèderait-on quiconque, si l’on ne se possède soi-même ? La pleine possession de soi vient au moment où, parvenu à la source, on accepte de s’y mirer et de s’y reconnaître. De voir le Même en l’Autre.

Bien entendu, cette affaire de chair, et sa mécanique, sont aussi et avant tout une affaire d’esprit. On a longtemps douté que la femme ait une âme, et plus encore qu’elle ait un esprit, un esprit capable de pensée, d’invention, de création et de sublimation comme celui de l’homme. Posséder un phallus, c’est ne plus être seulement objet mais aussi sujet du désir, accéder à la jouissance et à l’ordre du symbolique, au statut d’”homme”, d’être humain à part entière.

Mais nul n’existe sans l’autre, et nul n’est complet, ni complètement libre, si l’autre ne l’est pas. Si quelque chose me manque, ou si j’apparais à l’autre comme manquant de quelque chose, l’autre ne pourra jamais me satisfaire, l’autre me semblera toujours manquant – et réciproquement. D’où les reproches que s’adressent mutuellement hommes et femmes.

Le propre de l’homme (de l’être humain) est d’être aussi bipède dans sa tête : dépassant sa prédestination biologique par ses choix culturels, il se déplace sur deux pieds, le masculin et le féminin. Que l’un des deux soit amputé ou abîmé, et il boite. Force est de constater que l’homme et la femme ont à peu près toujours boité.

Dans l’une des six tapisseries qui évoquent le chemin initiatique de la Dame à la licorne, la Dame tend un miroir à la si particulière figure, surmontée de son appendice phallique. La licorne s’y réflète, mais contrairement à ce que prétendent beaucoup de commentaires, ce n’est pas elle qu’elle regarde, mais la Dame. La licorne se voit dans la Dame, dès que cette dernière lui révèle avec grâce et douceur son image.

Ce qui signifie tout à la fois que la Dame prend paisiblement conscience de sa propre virilité spirituelle, qu’elle fait entrer dans son miroir ; et que l’animal phallique accepte avec le sourire la force et le courage de la Dame, sens premiers du mot virilité

Deinonô, épouse de l’un des disciples de Pythagore, dit un jour cette phrase profonde :

« La femme doit offrir un sacrifice à l’instant même où elle quitte le lit de son époux. »

Un sacrifice d’action de grâce, de remerciement pour l’acte charnel d’amour qui actualise tout à la fois la communion et l’autonomie de l’homme et de la femme, de la femme et de l’homme.

Nymphes et fées, les femmes taboues

chant de la terre,

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Plutarque rapporte que les nymphes pouvaient vivre jusqu’à 9620 ans, toujours jeunes et belles, car elles buvaient l’ambroisie des dieux. Elles étaient si ravissantes dans leur vie naturelle que plus d’un dieu, plus d’un homme rêva de les ravir. Ainsi Daphné, convoitée simultanément par le mortel Leucippe et Apollon en personne. Avant qu’elle ne fût changée en laurier suite à l’entêtement malheureux du dieu solaire, la jalousie de ce dernier donna lieu à un tableau de nu des plus féroces. Le joli Leucippe, pour mieux s’approcher de sa belle, imagina de se déguiser en fille et de se joindre au charmant groupe des nymphes de la montagne. Soucieux de se débarrasser de son rival, le dieu souffla aux jeunes filles d’aller se baigner nues toutes ensemble, afin de vérifier qu’elles étaient bien entre femmes. Aussitôt qu’elles découvrirent l’anomalie flagrante sur le corps de l’éphèbe, ces gracieuses vierges le mirent en pièces. Il est vrai que “Daphné”, même si son allure ne le laisse nullement deviner, signifie “la sanguinaire”…

Nymphes et fées sont par excellence les femmes nues et interdites. Nues en tant qu’émanation directe de la nature, même si elles sont habillées. Évoluant aux environs des grottes et des sources, de tempérament amoureux, ces belles passent leur temps à filer, à chanter. Magiques, bienveillantes parfois, dangereuses souvent. Pourquoi interdites et pourquoi dangereuses ? Parce qu’elles sont l’incarnation de la jouissance féminine. Ce mystère, cette brèche par où elles échappent aux hommes. Et qui les confronte confusément au sacré : “pourquoi pas, dit Lacan, interpréter une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?”

On connaît l’histoire de Mélusine, la très belle fée dont le bas du corps se changeait en queue de serpent tous les samedis. Elle avait épousé le seigneur Raymondin à la condition qu’il n’essaierait jamais de la voir nue ce jour-là. Mais bien sûr, la curiosité du mari finit par l’emporter. Si elle se réfugiait chaque semaine dans sa haute tour où elle refusait toute visite, n’était-ce pas parce qu’elle y recevait un amant ? Un jour donc, en dépit de sa promesse, il ne résista pas à la tentation d’aller épier sa femme. Quand par le trou de la serrure il la découvrit seule et nue dans sa chambre, il ne put réprimer un cri d’horreur au spectacle de la longue queue qui serpentait à partir du ventre de son épouse. Se sachant découverte, la fée déploya ses ailes et, poussant à son tour un cri déchirant, s’envola par la fenêtre étroite, pour ne plus jamais revenir.

Qu’est-ce donc que cette queue de serpent qui périodiquement pousse à Mélusine ? Bien sûr, comme la queue de poisson aux sirènes, le symbole de son rattachement au monde animal, à la puissance et au mystère du monde naturel. Mais cet appendice qui les ferme à l’homme ne serait-il pas aussi une sorte de clitoris fantasmatique, justement rendu géant par le fantasme de celui qui voudrait le voir, en une boucle de cause à effet précisément rendue par la symbolique du serpent ? Ne serait-il pas le signe mortel d’une auto-jouissance de la femme qui renverrait le sexe de l’homme au rayon des objets inutiles, autrement dit le signe de la castration de l’homme ? “Dans les sociétés archaïques, rappelle le psychanalyste et philosophe Roger Dadoun, la femme ne doit pas jouir, c’est un tabou très fort.” D’où découle explicitement la tradition de l’excision. Dans les campagnes françaises, mais sans doute aussi ailleurs, on craignait les vouivres, ces nymphes aquatiques qui attiraient les hommes, prodiguaient aux baigneurs nus une fellation qui s’achevait en noyade. Douceurs trompeuses par lesquelles elles attiraient irrémédiablement leur victime au fond du lac ou de la rivière.

Si fées et nymphes sont partout présentes sur la planète, c’est bien sûr parce qu’elles existent. Universellement, elles existent dans l’imaginaire des êtres humains, quelle que soit leur culture. Le mot “nymphes” désigne les petites lèvres de la vulve, mais aussi la chrysalide. “Fée” en latin veut dire “destin”. Le destin de l’homme ne passe-t-il pas par ces nymphes d’entre lesquelles il est venu au monde, et où l’instinct lui ordonnera de retourner pour à son tour se reproduire ? Et ces fragiles et secrètes portes ne sont-elles pas celles d’un laboratoire mystérieux où la vie se transmue en vie, de même qu’à l’abri du monde l’insecte s’apprête à devenir papillon ?

Or, rappelons-nous la sentence d’Héraclite, “la nature aime à se cacher.” Et c’est pourquoi surprendre une femme dans sa nudité provoque toujours un frisson de sacrilège. Comme si le regard était déjà un viol, et menaçait donc son auteur d’un châtiment majeur. Comme si le regard pouvait même être déjà un meurtre, ainsi que dans l’histoire de Mélusine, condamnée à disparaître en tant que femme, à fuir définitivement le monde humain sous sa forme de démon ailé – en cela semblable à Lilith après son éviction de l’Eden.

Mais le sacrilège attise le désir, et l’histoire indéfiniment se répète. “Tu dois retourner à l’origine”, rappelle Angelus Silesius. “Au lieu où l’eau jaillit, elle est pure et limpide ; Qui ne boit à la source en danger met sa vie.” Mais ce retour à la source, nécessaire pour préserver de la mort spirituelle, est aussi, paradoxalement, une aventure dangereuse. Qui requiert conscience et désir de vivre une initiation qui exclut toute tricherie. Souiller la source serait l’empoisonner, et boire le poison par la même occasion. Vouloir s’en approcher et en jouir par traîtrise, ainsi que le firent Leucippe avec Daphné, Raymondin avec Mélusine, ainsi que le font la Technique et le Marché avec la Nature, c’est encourir une fin tragique. Tel apparaît alors le sens du péché d’Ève et d’Adam : ne pas avoir croqué la pomme comme les autres fruits du Jardin, “naturellement”, mais pour savoir et jouir en transgressant l’ordre naturel. Grandeur et risque de la condition humaine.

Vérité nue et idéologies falsificatrices

oh,

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Le poète Horace le premier parla de “la vérité nue”. Mais la question du voile d’Isis, de la nature qui “aime à se cacher”, selon les mots fameux d’Héraclite l’Obscur, a occupé les philosophes depuis la plus haute Antiquité. Toute femme est une Isis dans l’idéologie de l’Eternel féminin, un mystère dont l’homme rêve de soulever le voile… et que tout dénudement, paradoxalement, rend encore plus « mystérieux ».

La vie humaine n’est que désirs, l’homme (ou l’animal)ne peut vivre sans désirer, car il ne peut vivre sans s’aimer, et cet amour étant infini, il ne peut jamais être satisfait”, écrit Leopardi. Singulière remarque… Sans amour de soi, pas de conservation possible ? Et qu’est-ce que cet amour de soi qui implique le désir ? Désirer à l’infini… Ou désirer l’infini… Mouvement de l’âme qui implique l’insatisfaction, condition du retour du désir, croit-on, donc de la poursuite de la vie.

Voilà ce qui rendrait nécessaire et même vital le tissage mental d’un voile autour de l’objet du désir, afin que jamais il ne puisse tout à fait s’atteindre. Et dans la double pulsion de vie et de mort à l’œuvre dans tout être, voilà ce qui rendrait fatale la tentation de la mise à nu comme échappatoire à l’épuisant éternel retour, modalité de l’infini à laquelle on rêve de substituer une lucidité définitive, un arrachage du voile une fois pour toutes. Rêve de repos du guerrier, trouver l’infini dans le fini.

Or toujours le désir passe, et revient. Tant qu’il revient, la vie demeure. Tant qu’il ne s’apaise, la guerre reprend. Cercle vicieux. Ainsi était-il fatal que la femme, objet du désir, devienne fatale. Pas d’insatisfaction sans culpabilisation de la femme.

Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui demanda : “Où es-tu ?” L’homme répondit : “Je t’ai entendu dans le jardin. J’ai eu peur, car je suis nu, et je me suis caché.” –“Qui t’a appris que tu étais nu ? (…) “C’est la femme…” (Genèse, 3, 9)

Voilà. L’homme est nu, lui aussi. Et lui aussi se cache. Parce qu’il a vu, et qu’il pressent le danger d’en savoir trop. Sa nudité soudain lui est apparue. Sujet de lui-même, il découvre que le roi est nu. Choc violent, aussi violent qu’une vision, une révélation venue de l’autre monde. Aussi compacte et pourtant surréelle qu’une statue. Aussitôt sa nudité il s’en décharge sur sa femme. Premières Vénus préhistoriques, taillées dans la pierre, à même la grotte et résumées en symbole, telle la vulve rouge géante de Gargas. Ou sculptées en statuettes, dont un paléontologue a émis l’idée qu’elles aient pu servir d’objets sexuels, de supports visuels aux fantaisies solitaires des hommes.

Déjà la statue de la déesse n’est pas seulement un objet solide et figé, mais une manifestation de la divinité, un éphémère à chaque instant perpétué par l’exultation créée par la rencontre des deux mondes, celui-ci et l’autre, soudain matérialisés, réunis en une figure à la fois étrange et familière, cette statue, ce corps, cette image que nous n’en finissons pas de ne pas pouvoir étreindre, et qui n’en finit pas de nous sidérer.

Après le siècle des Lumières, au cœur duquel Sade et la guillotine figurèrent l’appel du trou noir, le XIXe, siècle des Ombres, fit naître chez les poètes une quête d’”illuminations”, pour reprendre le terme de Rimbaud. Et manifesta un besoin répété de lueurs qui prirent, selon les sphères sociales, la forme d’appel aux esprits – les tables tournèrent beaucoup – ou d’apparitions insistantes de la Vierge. Laquelle s’annonçait très souvent sous la forme de statuettes que l’on trouvait miraculeusement, un beau matin, près d’une source ou dans l’église du village… Et que l’on s’empressait de croire venues du ciel.

La bonne dame en ses blancs voiles consolait bien des peines et faisait naître bien des rêves. L’homme, la femme, l’enfant, écrasés par une société qui leur interdisait tout moyen d’échapper à leur condition, pouvait du moins vénérer une image féminine généreuse, capable de parler directement dans le cœur de chacun, aimant chacun comme s’il était unique, jusqu’au plus humble.

Puis vint le siècle des Ténèbres. “En termes historiques, nous vivons à l’âge de fer, dont le dernier acte est la barbarie… en termes moraux, nous vivons à l’âge de la boue”, écrit Octavio Paz. “Le déclin de notre image de l’amour serait une catastrophe plus grande que l’effondrement de nos systèmes économiques et politiques : ce serait la fin de notre civilisation.” Et il précise : “Je ne me réfère pas au sentiment mais à une vision du monde… une éthique et une esthétique.”

Et Denis de Rougemont : “Toute idée de l’homme est une idée de l’amour.”

Pour savoir si les ténèbres gagnent en vous-mêmes, regardez les corps et demandez-vous ce qu’est la beauté, et ce qu’est une âme.

Notre vie douce

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une nouvelle oeuvre dans mon quartier (photo Alina Reyes)

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J’ai jeûné de littérature, j’ai faim de littérature. À lire, à écrire. Je papillonne dans les livres, je suis papillon. J’ai un grand livre en cours d’écriture, à chaque étape je dois passer des jours sans écrire, en attendant que le reste avance dans ma tête, l’ordonnancement et le but. Écrire, c’est savoir fulgurer, et c’est savoir attendre.

J’attends Ramadan, grand temps blanc, comme on attend un amant. J’ai un projet de peinture pour ce temps. Je voudrais tout d’abord, si Dieu veut bien, reprendre mon plus grand tableau, celui de l’œil, celui qui s’appelle Apocalypse. Et peut-être me remettre un peu au piano, apprendre par exemple la petite valse douce en la mineur de Chopin.

Mahmoud Darwich écrit : « C’est mort qu’ils m’aiment, afin de pouvoir dire : il était des nôtres, il était nôtre. » Je ne suis pas des leurs, des morts qui m’aiment mort. Ne suis-je pas, moi, des autres ? Des miens et puis des autres, vivants qui me cherchent parmi eux, vivant.