photos Alina Reyes
Mois : novembre 2014
ÊTRE HUMAIN, Une histoire du vrai
le tigre que je vis à la Seine, vers Notre-Dame, le 13 mars 2013 (jour de l’élection du dernier pape)
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Les humains veulent des œuvres structurées comme des humains, selon les limites qu’ils croient être celles des humains, selon ce qu’ils croient être la raison. L’humain d’aujourd’hui est au fond toujours celui de la Renaissance, mesure du monde quelle que soit sa grandeur et sa décadence. Cette vision anthropocentriste est fausse, du fait que l’anthropos est réduit en eux à l’univers tel qu’ils le voient, extrêmement partiel, et non tel qu’il est.
D’autres structurent leurs œuvres comme l’univers, avec ses modulations vivantes et mouvantes. Beaucoup de mes livres par exemple peuvent apparaître comme inaccomplis au sens humain, mais en vérité ce que, lorsque je les regarde moi-même avec l’œil commun, je leur trouve de bancal ou de désordre, est une harmonie avec les lois de l’univers, les seules qui puissent nous faire passer de l’autre côté.
Maintenant j’ai un grand projet de livre, que je prépare en lisant des livres d’histoire et d’art, en écoutant des philosophes (j’aime lire de la philosophie mais j’aime spécialement écouter parler des philosophes, surtout en les voyant en mouvement, en vidéo ou en vrai si l’occasion se présente), en m’intéressant à beaucoup de choses (comme la comète) ou de gens, et notamment depuis cette nuit à Alexandre Grothendieck, le plus grand mathématicien du XXe siècle, retiré du monde depuis longtemps et que je découvre alors qu’il vient de mourir. Voici la présentation de mon projet, telle que je l’ai remise au Centre National des Lettres où j’ai déposé une demande de bourse (je n’en ai encore jamais eu, et là j’en ai grand besoin).
PRÉSENTATION DU PROJET DE ROMAN INTITULÉ
ÊTRE HUMAIN, Une histoire du vrai
Comment faire qu’un couteau sans lame, et auquel manque le manche, puisse être pris en main, et couper ?
C’est simple : c’est la première chose que firent les hommes en devenant des hommes. D’une pierre dure ils taillèrent une pierre moins dure. La pierre dure s’appelle vérité, le geste de l’homme est son trajet dans le temps, la pierre malléable sa nature.
Un jour, invitée à faire une intervention poétique dans la grotte de Gargas, j’ai inventé sur place (et le lendemain écrit) que les peintures pariétales préhistoriques figuraient un ciel nocturne, avec son bestiaire, dans le noir des grottes. J’appris plus tard que Chantal Jègues-Wolkiewiez avait essayé de démontrer que Lascaux représentait les constellations à telle période de l’année. Mais son livre ne fut pas convaincant, car la vérité du poète ou de l’écrivain a lieu dans un tout autre univers. Un univers total, que le poète et l’écrivain rêvent toujours d’arriver à rendre dans un livre total. Et c’est ce que je veux faire dans Être humain.
Quand l’être humain est-il apparu ? Y a-t-il eu un moment où l’être humain s’est détaché du singe ? Si oui, lequel ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’être humain ?
Quel a été le trajet de cet être jusqu’à nos jours ? Y a-t-il un sens à ce trajet, et pouvons-nous en imaginer la suite ? Quel est son lien avec le monde ?
Depuis toujours je suis passionnée par ces questions essentielles. Au cours des années, j’ai multiplié les lectures dans tous les domaines susceptibles de les éclairer. J’ai rencontré de grands scientifiques, dans les domaines de la paléontologie (notamment pour mon roman Lilith), de l’astrophysique, de la génétique. Parallèlement j’ai observé avec intérêt les mouvements du monde contemporain et les évolutions de la politique, engagement qui s’est manifesté aussi dans mes livres (notamment Poupée, anale nationale ou Politique de l’amour ou encore Forêt profonde etc) et par des chroniques ou points de vue publiés dans la presse. Ces dernières années je me suis également penchée sérieusement, pour les mêmes raisons, sur la théologie (Voyage). J’ai étudié et traduit des textes sacrés et des poètes profanes – du grec, de langues sémitiques, de langues anglo-saxonnes, de langues latines… Il est temps maintenant pour moi de rassembler cette longue réflexion dans un ouvrage unique, une vaste fresque romanesque dont le sujet et l’intrigue sont l’être humain.
« Les vérités, parce qu’éternelles, renaissent, mais parce qu’infinies, ne renaissent pas sous la forme d’une simple répétition stérile : au contraire, elles s’approfondissent de façon révolutionnaire à chacune de leur réactivation. Elles ne renaissent pas dans l’histoire, interrompant le devenir par leur identité recommencée : elles font au contraire renaître l’histoire elle-même par leur réactivation, faisant intervenir dans le train monotone des travaux et des jours, des oppressions ordinaires et des opinions courantes, leur puissance de nouveauté inépuisable. » Quentin Meillassoux, Histoire et Événement chez Alain Badiou.
Ce livre parlera d’histoire avec de l’histoire, de l’anthropologie, de la philosophie, de l’art, des sciences. Non comme pourrait le faire un historien, mais comme peut le faire un écrivain. L’histoire de l’homme est aussi celle de la lumière à travers les âges. Et de ses ombres. Il est trop tôt pour le dévoiler, mais j’ai déjà conçu la façon dont je vais construire le livre. Il y aura une histoire, des personnages, une intrigue. Et surtout, parce que le mot histoire vient du verbe grec idein, qui signifie voir : une grande vision, révolution de la littérature et de l’image du monde en même temps. La grande vision que je porte en moi et qui demande à être révélée.
Carottes crues
photo Alina Reyes
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C’est bon, on a trois belles carottes, a-t-elle dit. – Vous faites de la géologie avec mon corps !, j’ai répondu en riant. J’ai pensé à la comète, je partageais son sort en quelque sorte, ce matin quand ils ont fait des images de ma chair, et cet après-midi avec ce carottage. Là-dessus ils m’ont bandé les seins façon Jeanne d’Arc, je leur ai dit et maintenant me voilà en guerrière.
Je suis ressortie joyeuse, les carottes sont parties au labo, résultat dans deux semaines. Bah tout ira bien. Comme dit un sage Chinois, « la santé ne meurt pas ». Le seul ennui c’est la paperasse, je ne m’étais jamais servi de ma carte dite Vitale et elle ne marche pas, il faut maintenant que je m’en occupe. J’ai pris cette photo au-dessus de la rue et de la façade blonde du lycée avec son inscription bien nette : LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ.
La stratégie du choc, par Naomi Klein (16) Accaparement et torture en Irak
tortures à Abou Ghraïb
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La sixième partie du livre consacrée à l’Irak comprend trois chapitres dont voici quelques passages significatifs.
« On présente parfois la doctrine « le choc et l’effroi » comme une simple stratégie visant à affirmer une puissance de feu dominante, mais, aux yeux de ses auteurs, c’est bien davantage : il s’agit, affirment-ils, d’un programme psychologique raffiné prenant pour cible « la capacité de résistance de la population ». Les outils utilisés sont bien connus d’une autre branche du complexe militaire américain : la privation sensorielle et la saturation de stimuli, conçus pour provoquer la confusion et la régression. (…) L’Irak fut soumis à la torture de masse pendant des mois ; l’expérience avait débuté bien avant la pluie de bombes. » (p.401)
« À l’approche de l’invasion de l’Irak, le Pentagone enrôla tous les médias américains dans un exercice d’ « escalade de la peur » à l’intention de l’Irak. (…) Les Irakiens, qui captaient les comptes rendus terrifiants grâce à des satellites de contrebande où à des coups de fil de parents vivant à l’étranger, imaginèrent pendant des mois les horreurs qui les attendaient. Les mots « choc et effroi » devinrent en eux-mêmes une arme psychologique puissante. » (p. 402)
Puis ce sont les bombardements sur Bagdad, la coupure des réseaux téléphoniques et de l’électricité, en sorte que plus personne ne puisse prendre des nouvelles des autres ni de ce qui se passe, et que tous soient réduits à l’obscurité et à l’isolement. S’ensuivent le pillage du musée, l’incendie de la bibliothèque nationale, la destruction des trésors du patrimoine, dont l’armée américaine se dédouane puisqu’ils sont le fait d’Irakiens, mais dont Naomi Klein montre qu’elle a volontairement « laissé faire ». « Bagdad est la mère de la culture arabe, dit au Washington Post Ahmed Abdullah, âgé de 70 ans. L’intention est d’oblitérer notre culture. » (p. 405)
« L’aveuglement néocolonial est un thème récurrent de la guerre contre le terrorisme. Dans la prison de Guantanamo Bay, qu’administrent les Américains, on trouve une pièce connue sous le nom de « cabane de l’amour ». Une fois qu’on a établi qu’ils ne sont pas des combattants ennemis, les détenus y sont conduits en attendant leur libération. Là, ils ont la possibilité de regarder des films hollywoodiens et de se gaver de « fast-food » américain. (…) Selon Rhuhel Ahmed, ami d’Iqbal, le traitement de faveur avait une explication très simple : « Ils savaient qu’ils nous avaient maltraités et torturés pendant deux ans et demi, et ils espéraient que nous allions tout oublier. » (pp 407-408)
« Ouvrir sur-le-champ les frontières aux importations, sans la moindre condition : ni tarifs, ni droits, ni inspections, ni taxes. Deus semaines après son arrivée, Bremer déclara que le pays « était prêt à brasser des affaires ». Du jour au lendemain l’Irak, l’un des pays les plus isolés, coupé du monde par les sanctions draconiennes qu’avait imposées l’ONU, devint le marché le plus ouvert de la planète. (…) Comme les prisonniers qui fréquentaient la cabane de l’amour de Guantanamo Bay, l’Irak serait conquis à coups de Pringles et de produits de la culture populaire – tel était en tout cas le plan d’après-guerre de l’administration Bush. » (pp 408-409)
« Washington avait l’intention de faire de l’Irak un territoire neuf, exactement comme il avait été fait de la Russie des années 1990, sauf que, cette fois, c’étaient des entreprises américaines – et non des compétiteurs locaux ou encore européens, russes ou chinois – qui recueilleraient sans effort les milliards. (…) En Irak, Washington avait supprimé les intermédiaires : le FMI et la Banque mondiale étaient relégués à des rôles de soutien, tandis que les États-Unis occupaient toute la scène. Le gouvernement, c’était Paul Bremer ; comme l’affirma un haut-gradé des États-Unis à l’Associated Press, il était inutile de négocier avec le gouvernement local, puisque « en ce moment, ce serait comme négocier avec nous-mêmes. » (pp 412-413)
« En fait, les forces qui déchirent aujourd’hui l’Irak – corruption endémique, sectarisme féroce, montée du fondamentalisme religieux, tyrannie des escadrons de la mort – s’imposèrent au rythme de la mise en place de l’anti-plan Marshall de Bush. Après le renversement de Saddam Hussein, l’Irak avait un besoin urgent de guérison et de réunification. Seuls des Irakiens auraient pu mener cette tâche à bien. À ce stade où le pays était fragilisé, on préféra le transformer en laboratoire du capitalisme sanguinaire – système qui monta des communautés et des particuliers les uns contre les autres, entraîna la suppression de centaines de milliers d’emplois et de ressources vitales et transforma la soif de justice des Irakiens en impunité absolue pour leurs occupants étrangers. » (p. 422)
« Bremer éradiqua la démocratie chaque fois que pointait sa tête d’hydre. Après six mois de travail, il avait annulé une assemblée constituante, opposé son veto à l’idée d’élire les rédacteurs de la future Constitution, annulé et interrompu des dizaines d’élections provinciales et locales et terrassé la bête des élections nationales. (…) Bon nombre de responsables en poste en Irak pendant les premiers mois de l’occupation établissent un lien direct entre les diverses décisions prises pour retarder l’avènement de la démocratie ou l’affaiblir et l’implacable montée de la résistance armée. » (p. 439)
« Les chocs infligés dans la salle de torture suivirent immédiatement les chocs économiques les plus controversés administrés par Bremer. Les derniers jours du mois d’août marquaient la conclusion d’un long été au cours duquel il avait édicté des lois et annulé des élections. Ces mesures ayant eu pour effet de gonfler les rangs de la résistance, on chargea les soldats américains de défoncer les portes des maisons et de faire passer à l’Irak le goût de résister, un homme en âge de se battre à la fois. » (p. 443)
Le compte-rendu des techniques de tortures mises en œuvre sur les hommes ainsi plus ou moins arbitrairement arrêtés prend ensuite plusieurs pages.
à suivre
toute la lecture depuis le début : ici
La stratégie du choc, par Naomi Klein (15) Au nom de la peur, du fric et de l’empire
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« En joignant les rangs de l’équipe de George W. Bush en 2001, Rumsfeld avait une mission : réinventer l’art de la guerre au XXIe siècle pour en faire une manifestation plus psychologique que physique, un spectacle plutôt qu’une lutte. Et surtout, un exercice beaucoup plus rentable que jamais auparavant. » (p. 342)
« C’est en 1997, au moment où il fut nommé président du conseil de l’entreprise de biotechnologie Gilead Sciences, que Rumsfeld s’affirma en tant que protocapitaliste du désastre. La société fit breveter le Tamiflu, prescrit contre de multiples formes de grippe et médicament privilégié pour le traitement de la grippe aviaire. En cas d’épidémie du virus fortement contagieux (ou d’une simple menace en ce sens), les gouvernements seraient tenus d’acheter à Gilead Sciences pour plusieurs milliards de dollars du produit » [produit par ailleurs fortement controversé à cause de la possibilité de terribles effets secondaires, précise l’auteur en note]. (p. 349)
« Les héros incontestés du 11 septembre étaient les cols blancs arrivés en premier sur les lieux – les policiers, les pompiers et les secouristes, dont 403 perdirent la vie en tentant de faire évacuer les tours et de venir en aide aux victimes. Soudain, l’Amérique était éprise des hommes et des femmes en uniforme. Les politiciens – qui se vissèrent sur le crâne en toute hâte des casquettes de base-ball à l’effigie du NYPD et du FDNY – avaient du mal à suivre. Lorsque, le 14 septembre, Bush visita « Ground Zero » (…), il rendit hommage aux fonctionnaires syndiqués, ceux-là même que le gouvernement conservateur moderne s’était juré d’éliminer. » (p.358)
« Avec le recul, on le voit bien : au cours de la période de désorientation collective qui suivit les attentats, on assista ni plus ni moins à une forme de thérapie de choc économique. L’équipe Bush, friedmanienne jusqu’à la moelle, profita de l’état de choc dans lequel la nation était plongée pour imposer sa vision d’un gouvernement « coquille vide » au sein duquel tout – de la guerre jusqu’aux interventions en cas de catastrophes – relevait de l’entreprise à but lucratif. » (p. 359)
« Comme la bulle informatique avant elle, la bulle du désastre se gonfle de façon imprévisible et chaotique. Les caméras assurèrent à l’industrie de la sécurité intérieure l’un de ses premiers booms ; on en installa 4,2 millions en Grande-Bretagne, une pour quatorze habitants, et 30 millions aux États-Unis. (…) En raison de toutes ces activités d’espionnage – registres d’appels, relevés d’écoutes téléphoniques, dossiers financiers, courrier, caméras de surveillance, navigation sur le Web -, le gouvernement croule sous les informations, ce qui a donné naissance à un autre vaste marché, celui de la gestion et de l’exploitation des données, de même qu’à un logiciel qui serait capable de « tirer du sens » de ce déluge de mots et de chiffres et de signaler les activités suspectes. » (pp 363-364)
« Pour obtenir de tels contrats lucratifs, les interrogateurs à la pige ont tout intérêt à savoir arracher aux prisonniers le genre d’ « informations exploitables » que recherchent leurs employeurs de Washington (…) de puissants intérêts incitent les entrepreneurs à recourir à toutes les méthodes jugées nécessaires pour obtenir les renseignements convoités, quelle que soit leur fiabilité. (…) Il ne faut pas oublier non plus la version low-tech de ce genre de « solutions » privées dans le contexte de la guerre contre le terrorisme – à savoir payer de petites fortunes à n’importe qui ou presque pour le moindre renseignement sur de présumés terroristes. (…) Les cellules de Bagram et de Guantanamo en vinrent bientôt à déborder de bergers, de chauffeurs de taxi, de cuisiniers et de commerçants – qui, selon les hommes qui les avaient dénoncés pour toucher la récompense promise, représentaient tous un danger mortel. » (pp 367-368)
« … la définition même du corporatisme : la grande entreprise et le gouvernement tout-puissant combinant leurs formidables puissances respectives pour mieux contrôler les citoyens. » (p. 370)
« Évidemment, les faucons de Washington tiennent à ce que les États-Unis jouent un rôle impérial dans le monde et qu’Israël fasse de même au Moyen-Orient. Impossible, toutefois, de détacher ce projet militaire – guerre sans fin à l’étranger et État sécuritaire chez soi – des intérêts du complexe du capitalisme du désastre, qui a bâti sur ces prémisses une industrie multimilliardaire. » (p. 388)
à suivre
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