Sourate 19, Maryam, Marie (3)

 

Les versets de cette sourate qui racontent l’annonce à Zacharie de la naissance de Jean, puis la naissance de Jésus, ont sauvé la vie aux premiers musulmans exilés en Abyssinie, fuyant les persécutions de leurs compatriotes. Quand deux émissaires de La Mecque vinrent les réclamer au Négus, le roi chrétien, ce dernier leur demanda d’abord de s’expliquer sur leur nouvelle religion. Ils affirmèrent leur foi en un Dieu unique, et récitèrent la première partie de la sourate Marie. En l’écoutant le roi mouilla sa barbe de ses pleurs et refusa de livrer les musulmans à leurs compatriotes, leur accordant sa protection.

Marie pour enfanter Jésus, « Parole de Vérité » (v.34), s’éloigne de sa famille, de tout, et se met sous un palmier. J’ai pensé à cette image de Rimbaud en Abyssinie, vêtu de blanc et si seul sous le palmier. Le palmier bien sûr relie la terre au ciel, sa verdure en éventail est comme le déploiement de l’espace et son tronc fait chemin, depuis la racine enterrée qu’est aussi Marie.

Pendant l’enfantement, ce qui est sous elle, sans que l’on sache s’il s’agit de l’ange Gabriel ou de Jésus, lui indique de secouer le tronc du palmier, d’où lui pleuvent pour son réconfort, manne dorée, des dattes ; tandis qu’un ruisseau, ou une gloire, s’écoule de sous elle : « Mange et bois, et que ton œil se réjouisse ! » Avant qu’elle ne fasse vœu de jeûner de parole, de passer le restant de la journée sans parler. (v.24-26)

L’Esprit de Dieu lui a parlé. Vierge, elle a conçu, est devenue enceinte, et voici qu’elle enfante. Les douleurs viennent, elle s’exclame :  « Qu’avant cela ne suis-je morte, et totalement oubliée ! » Je ne connais pas encore la grammaire, je ne peux préciser la traduction, mais je vois que le verbe oublier est répété sous deux formes différentes successives, et je songe à la tournure en hébreu qui répète aussi les substantifs pour exprimer un superlatif, comme dans « Cantique des cantiques » – et peut-être dirait-on familièrement en français : « que je sois oubliée de chez oublié ! » Car ne faut-il pas vouloir l’être, soumis à l’oubli, pour pouvoir endurer le fait d’enfanter un Verbe de Dieu, comme Jésus est aussi nommé dans le Coran (4,171) ?

Cet oubli est mort de l’ego, oubli de soi. D’autres éléments renforcent ce sens en cette première partie de la sourate. Le mutisme de Zacharie après l’annonce (v.10) ; l’isolement de Marie (v.16) et son voilement (v.17) avant l’annonce, son mutisme (v.26) après la naissance de Jésus. C’est lui-même, nouveau-né, qui prendra la parole, pour se justifier et la justifier ; lui-même parole, suffisant à justifier ce qui paraît scandaleux, l’enfantement par une fille-mère. Comme dans les rituels soufis, l’ego a été déposé, ce n’est plus lui qui parle, c’est la parole de vérité elle-même, la parole venue de Dieu.

Marie de retour dans sa famille avec l’Enfant est appelée sœur d’Aaron. Les exégètes cherchent à expliquer que cet Aaron ne peut être le frère de Moïse, que le Coran sait très bien que la confusion avec Marie, sœur de Moïse et d’Aaron, n’est pas possible. Mais justement, n’y a-t-il pas là un signe ? Revient ensuite le rappel de l’unicité absolue de Dieu, et de l’erreur que commettent ceux qui croient qu’il ait pu se donner une progéniture. (Cette question de divergence avec les chrétiens est bien sûr capitale, et il faut se placer à des niveaux de signification différents pour voir en chacune de ces visions sa propre logique, étroitement liée à la question de la mort du Christ, vue très différemment aussi dans le Coran – nous y reviendrons une autre fois).

Puis c’est Abraham qui est évoqué : son éloignement des siens (comme Marie) pour aller à la rencontre du Dieu unique, grâce à quoi lui seront donnés ses descendants Isaac et Jacob, à qui Dieu accorde « une sublime langue de vérité » (v.50). Là aussi nous voyons la concordance avec ce qui advient à Marie. Puis est rappelé Moïse, à qui Dieu parla sur la montagne : toujours l’appel à l’isolement suivi de la Parole de Dieu.

La sourate se termine par la mention d’autres prophètes, Ismaël, Idris (Énoch), Adam, Noé, de nouveau Abraham et Israël… Marie ne serait-elle pas leur sœur, comme celle d’Aaron et de Moïse ? J’ai trouvé dans le dictionnaire cette indication : avant d’être un prénom, maryam désigne une « femme qui aime et recherche la société des hommes, mais qui est chaste et vertueuse ». Et celle qui enfante le Verbe de Dieu, n’est-elle pas un prophète parmi les prophètes ? La sourate se conclut par de longs et vigoureux avertissements aux mécréants, « tandis que ceux qui croient, effectuent l’œuvre salutaire, le Tout miséricorde les comblera d’amour » (v. 96, trad. Jacques Berque). « Et tout cela sera le commencement des douleurs de l’enfantement », a dit un jour Jésus (Matthieu 24, 8), parlant de ces derniers temps qu’évoque aussi l’Apocalypse, avec ses grands combats au milieu desquels une femme enfante dans le ciel.

*

Nous avions déjà parlé de cette sourate ici et ici.

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Sourates 18 et 19, Al-Kahf et Maryam, La Caverne et Marie (2). Le sens du hidjab

 

104 Ceux-là dont l’élan se fourvoya dans la vie d’ici-bas, et qui s’imaginaient que c’était là pour eux bel artifice,

105 ceux-là qui dénièrent les signes de leur Seigneur et Sa rencontre : leurs actions ont crevé d’enflure. Je ne leur attribuerai nul poids au Jour de la résurrection

106 telle sera leur rétribution : la Géhenne, pour avoir dénié, pour avoir tourné en dérision Mes signes et Mes envoyés

107 tandis que ceux qui croient, effectuent les œuvres salutaires auront en prémices les jardins du Paradis

108 où ils seront éternels, sans nulle envie d’y rien substituer.

La Caverne, traduction de Jacques Berque

 

Le Coran tourne autour de son centre, qui est partout. Partout reviennent les avertissements aux mécréants, la promesse à ceux qui croient à l’Unique source, créateur et vérité, révélée par le Prophète et ses autres messagers, la révélation eschatologique du sens de la vie, du temps, de l’univers. Nous avons reconnu (Al-Khaf, 1) l’un de ses centres en son centre phonologique, Al-Kahf, cette Caverne, ce trou noir de la mort qui ne retient la lumière que pour la libérer, splendide, dans l’éternité de la résurrection. Et nous allons lire le Livre en tournant autour de ce centre.

Nous l’avons dit, la sourate suivante, Marie, est comme une émanation de La Caverne.  Marie vient de la Caverne. Marie, mère de Jésus, l’un et l’autre intimement liés, témoignant de la Résurrection issue du temps de la Caverne, de la mort en Dieu, qui dépasse la mort. Nous sommes ici au plein cœur du seul thème qui compte : le voile et le déchirement du voile. La Caverne et Marie sont l’habitation de l’homme en ce monde, une habitation que Dieu voile afin d’y préserver la vie et lui donner, en la dévoilant, sa révélation, celle de la résurrection.

Marie, nous dit le Coran, s’isola des siens dans un lieu oriental (à la source donc) et mit « entre elle et eux un voile ». Un hidjab. Le verbe arabe contient aussi le sens d’élever un mur de séparation. De voiler, de garder l’entrée. Le nom désigne tout ce qui peut s’interposer entre l’objet et l’œil, aussi bien : un voile, la nuit, ou l’éclat du soleil. Le Coran lui-même est considéré comme hidjab, au sens de moyen le plus puissant pour détourner le mal. Le verbe signifie aussi le fait d’entrer dans le neuvième mois de sa grossesse.

Rappelons-nous la dernière histoire de La Caverne, la plus mystérieuse, avec ce mur de séparation qu’élève l’envoyé de Dieu pour protéger jusqu’au jour du Jugement le peuple primitif qui vit au bord d’une source en plein sous le soleil.

Rappelons-nous la Kaaba voilée, autour de laquelle tournent les fidèles.

Rappelons-nous la légende de la toile d’araignée et du nid de la colombe sauvant la vie du Prophète et de son compagnon de voyage, lorsqu’ils quittèrent La Mecque pour Médine, pourchassés par les ennemis. Quand ces derniers arrivèrent devant la grotte où ils s’étaient cachés, ils virent qu’une araignée avait tendu sa toile devant, et qu’une colombe y avait fait son nid, où elle couvait ses œufs. Ils en déduisirent que personne ne venait d’y pénétrer, et passèrent leur chemin. L’anecdote est légendaire mais la nuit dans la caverne est réelle et évoquée dans le Coran : c’est à partir d’elle que commence le temps de l’islam, le nouveau calendrier. Et il est clair que cette toile et que cette colombe signifient à la fois la virginité de Marie, sa grossesse miraculeuse et son prochain enfantement.

Voici aussi où nous voulons en venir. Quand dans l’adhan, l’appel à la prière, le muezzin dit : venez à la prière, venez à la félicité, le mot arabe pour dire félicité signifie aussi : lèvre fendue. La prière consiste à réciter la révélation venue de Dieu. À parler la parole de Dieu. À ouvrir la bouche, le voile qu’elle est, ouvrir la parole, pour en faire jaillir la vie, la lumière, la vérité. À en reconnaître et faire le centre autour duquel, cosmique, notre être tourne jusqu’en son accomplissement, éternelle et indestructible félicité.

*

à suivre

Sourate 19, Maryam, Marie (1)

tout à l'heure au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Nous avons commencé à approcher la dernière fois la sourate 18, Al-Khaf, La Caverne, que nous avons vue comme un centre mystérieux et générateur du Coran. Que la sourate suivante soit consacrée à Marie ne pouvait que faire signe  à l’auteur d’un livre sur la Vierge qui apparut dans la grotte de Lourdes.

La sourate, révélée à La Mecque, très douce, pure et belle, raconte l’annonce de la naissance de Jean à Zacharie (malgré l’infertilité de sa femme), puis l’annonce de la naissance de Jésus à Marie (malgré sa virginité) et la naissance de ce dernier sous un palmier ; avant de revenir sur quelques figures de prophètes, en particulier Abraham et Moïse. Nous nous pencherons sur tout ce contenu une prochaine fois.

Bien sûr je reviendrai aussi sur tout ce travail, y compris sur les sourates précédemment approchées, quand je serai capable de lire le texte en arabe – ce qui est absolument essentiel. Pour l’instant je l’étudie dans quelques traductions françaises, et en me servant de mes premiers rudiments de la langue pour consulter le dictionnaire de temps en temps. Aujourd’hui je l’ai utilisé pour essayer de trouver quel sens pouvaient avoir  les cinq premières lettres qui inaugurent la sourate. Comme certaines autres, elle est en effet précédée d’une suite de lettres qui depuis sa descente sont restées incompréhensibles.

Ici il s’agit des lettres suivantes : Kaf, Ha, Ya, Ayn, Sad.

Sur Kaf et Ha, je peux seulement dire que ce sont les deux premières lettres de Khaf, Caverne, nom de la sourate précédente.

Ya, à la fin d’un verbe, est le signe de l’impératif féminin. Par ailleurs il se trouve au coeur du prénom Maryam.

Ayn est l’abréviation d’un mot qui signifie hémistiche.

Sad, 14ème lettre de l’alphabet, est l’abréviation de Safer, mois lunaire.

Je ne suis pas allée chercher ces sens bien loin, mais tout simplement aux lettres respectives dans le dictionnaire. C’est ainsi que nous obtenons :

Caverne, impératif féminin à l’hémistiche du mois lunaire.

C’est-à-dire, au sens terrestre : Matrice, impératif au jour de fécondité de la femme (le quatorzième, à la moitié du cycle féminin).

Mais bien sûr le sens est aussi et d’abord « céleste », spirituel. Souvenons-nous que dans la première sourate, qui ouvre le Livre et aussi toute prière, les mots pour dire et redire la miséricorde de Dieu comprennent l’idée de matrice (comme il en est aussi en hébreu, dans la Bible : l’amour de Dieu a un caractère très physique, et maternel autant que royal). Et souvenons-nous que c’est dans une caverne que le Prophète lui-même a reçu la première fois la visite de l’Ange Gabriel, lui annonçant la descente du Coran.

Enfin, notons que le fait de lier l’hémistiche au mois lunaire revient à relier le verbe au temps, Jésus (appelé dans le Coran Verbe de Dieu) et Marie. Dans la sourate précédente, La Caverne, nous avons vu l’importance eschatologique du thème du temps. Hémistiche comme mois lunaire donnent une forte idée de mesure, et nous avons vu, en étudiant la sourate Al-Alaq, que le verbe habituellement traduit par créer dit d’abord : donner une mesure à, composer. D’autre part, le mode impératif rappelle cet autre verset du Coran (III, 47) où, Marie demandant comment elle pourra enfanter sans qu’un homme l’ait touchée, l’ange lui répond : « C’est ainsi que Dieu crée ce qu’il veut. Il dit « Sois », et cela est. »

Et il me semble que nous avons dans ces énigmatiques lettres qui ouvrent la sourate une indication aussi sur la création par une sorte de dérivation à l’œuvre dans le verbe : comme si d’une sourate pouvait venir une autre sourate, de la moitié d’un vers l’autre moitié, d’un impératif un indicatif. La langue de Dieu étant véritablement vivante, donc performative et créatrice, dans son absolue pureté.

*

à suivre

 

Une lecture de la sourate Al-Kahf, La Caverne

l'ermite en contemplation

Une lecture de la sourate Al-Kahf, La Caverne

Alina Reyes-Nardone

Université Paris-Sorbonne, Centre de recherche en littérature comparée (EA 4510)

Résumé :

Située au centre phonologique du Coran, la sourate Al-Kahf en est comme une matrice, à l’image de ce qui fait son titre, cette Caverne où mûrit la résurrection. C’est en s’isolant lui-même dans une grotte que, rapporte la tradition, le Prophète a commencé à recevoir la révélation. Au centre du centre du texte, un verset indique le mystère choquant de la mort. À l’entrée, une histoire chrétienne de résurrection, celle dite des Sept Dormants d’Éphèse. Suivie d’une parabole sur le sens de l’existence, puis d’une plongée dans les eaux célestes avec Moïse, et enfin d’une expédition aux confins de l’humanité. Une succession de récits de plus en plus énigmatiques, conclue par une annonce eschatologique.

*

C’est un texte qui parle de jugement de Dieu et de résurrection. Cette sourate est au centre phonologique du Coran. Même nombre de lettres de part et d’autre. Centrale aussi dans sa signification.

Elle a été presque entièrement révélée à La Mecque et comporte 110 versets. Selon plusieurs hadîths, quiconque en lit le vendredi les dix premiers ou les dix derniers versets (lesquels protègent de l’antichrist), bénéficie d’une lumière jusqu’au vendredi suivant. Et quiconque la lit reçoit une grande lumière au Jour de la Résurrection.

Le Coran est semblable au ciel étoilé : son ordre nous échappe, mais son lecteur est amené à penser qu’il est parfait dans l’absolu. En ce sens, cette sourate Al-Kahf peut faire figure d’étoile Polaire autour de laquelle le livre tourne.

Dans Relire le Coran, Jacques Berque évoque « la théologie musulmane, selon laquelle l’époque du Coran est justement celle où des miracles matériels, on est passé aux miracles intellectuels, aux miracles rationnels, aux miracles d’induction. »

Le centre du Coran est plus précisément le verset 74 de cette sourate. Il s’agit du verset au cours duquel le mystérieux guide de Moïse tue sans raison apparente un jeune homme rencontré en chemin. À partir de là, il est possible de lire le Livre, de le voir, comme un univers de lumière et de vie jailli du trou noir qu’est le mystère de la mort ; et de par ce mystère tout entier avertissement et promesse pour le Jour de la Résurrection.

La Bible aussi se développe à partir de ce mystère, avec l’expulsion d’Adam et d’Ève hors d’Éden et leur entrée dans le monde mortel, puis le premier meurtre humain, celui d’Abel par son frère Caïn. Et le Nouveau Testament, le christianisme tournent entièrement autour de la mort du Christ et de sa Résurrection, promise à tous.

Veiller à la source unique, proclamer sa souveraineté et son inviolabilité, montrer à partir d’elle le chemin de la Résurrection, tel semble être le thème premier de cette dix-huitième sourate. Au terme de la première histoire qu’elle raconte, celle de la caverne où se sont réfugiés des jeunes gens persécutés pour leur foi, est affirmé le fait que Dieu seul sait quel était leur nombre, et quel fut le nombre d’années ou de siècles qu’ils y passèrent. Au terme de la deuxième histoire, celle du jardin terrestre, est affirmé le fait que l’homme, contrairement à ce qu’il peut s’imaginer, en définitive n’est pas maître de son destin ; mais que vient assurément pour chacun le moment de se retrouver devant Dieu. La troisième histoire nous conduit à la toute spirituelle « jonction des deux mers » : c’est là que « le poisson » retourne à sa source, comme Moïse va être conduit à le faire en voyant que le sens caché de l’existence et de la mort est en Dieu et lui appartient.

La quatrième histoire est celle d’un peuple primitif, presque sans langue, vivant directement sous l’ardeur du soleil, et menacé par Gog et Magog, qui se voit mis à l’abri par l’édification d’un mur jusqu’au Jour du jugement. Plus nous avançons dans la sourate, plus le mystère devient profond, insondable et pourtant offert à notre pénétration.

Kahf signifie : grotte, caverne (surtout spacieuse) ; refuge, asile ; chef d’une troupe et chargé de ses affaires ; rapidité de la marche, de la course.

Les jeunes gens se sont réfugiés tout à la fois dans la caverne et dans la rapidité de la marche. Des siècles ont passé quand ils se réveillent comme s’ils n’avaient dormi que quelques heures. Ils ont trouvé refuge aussi dans « le chef de la troupe, chargé de leurs affaires », Dieu. Là où la course du temps est libérée de sa mesure humaine, là où se trouve le salut.

Hûta signifie : poisson (surtout très grand, notamment le poisson de Jonas) ; et c’est aussi la constellation des Poissons. Le grand poisson est donc aussi la spacieuse caverne, et réciproquement. Mais l’histoire ne se passe pas sur terre, comme pour Jonas qui doit aller prêcher Ninive, elle se passe au « ciel » (la constellation), au lieu des miracles intellectuels, des miracles rationnels, des miracles d’induction.

Si la sourate 18, Al-Kahf, La Caverne, peut être lue comme un centre mystérieux et générateur du Coran, le fait que la sourate suivante soit consacrée à Marie éclaire cette fonction d’enfantement. La sourate 19, révélée à La Mecque, très douce, pure et belle, raconte l’annonce de la naissance de Jean à Zacharie (malgré l’infertilité de sa femme), puis l’annonce de la naissance de Jésus à Marie (malgré sa virginité) et la naissance de ce dernier sous un palmier ; avant de revenir sur quelques figures de prophètes, en particulier Abraham et Moïse.

Quel sens peuvent avoir les cinq premières lettres qui inaugurent la sourate ? Comme certaines autres, elle est en effet précédée d’une suite de lettres qui depuis sa descente sont restées incompréhensibles.

Ici il s’agit des lettres suivantes : Kaf, Ha, Ya, Ayn, Sad.

Sur Kaf et Ha, je peux seulement dire que ce sont les deux premières lettres de Kahf, Caverne, nom de la sourate précédente.

Ya, à la fin d’un verbe, est le signe de l’impératif féminin. Et il se trouve au cœur du prénom Maryam.

Ayn est l’abréviation d’un mot qui signifie hémistiche.

Sad, 14ème lettre de l’alphabet, est l’abréviation de Safer, mois lunaire.

C’est ainsi que, par une simple consultation du dictionnaire, nous trouvons :

Caverne, impératif féminin à l’hémistiche du mois lunaire.

C’est-à-dire, au sens terrestre : Matrice, impératif au jour de fécondité de la femme (le quatorzième, à la moitié du cycle féminin).

Mais bien sûr le sens est aussi et d’abord « céleste », spirituel. Souvenons-nous que dans la première sourate, qui ouvre le Livre et aussi toute prière, les mots pour dire et redire la miséricorde de Dieu comprennent l’idée de matrice (comme il en est aussi en hébreu, dans la Bible : l’amour de Dieu a un caractère très physique, et maternel autant que royal). Et souvenons-nous que c’est dans une caverne que le Prophète lui-même a reçu la première fois la visite de l’Ange Gabriel, lui annonçant la descente du Coran.

Enfin, notons que le fait de lier l’hémistiche au mois lunaire revient à relier le verbe au temps, Jésus (appelé dans le Coran Verbe de Dieu) et Marie. Dans La Caverne, nous avons vu l’importance eschatologique du thème du temps. Hémistiche comme mois lunaire donnent une forte idée de mesure, et nous avons vu dans la sourate Al-Alaq, que le verbe habituellement traduit par créer dit d’abord : donner une mesure à, composer. D’autre part, le mode impératif rappelle cet autre verset du Coran (3, 47) où, Marie demandant comment elle pourra enfanter sans qu’un homme l’ait touchée, reçoit de l’ange cette réponse : « C’est ainsi que Dieu crée ce qu’il veut. Il dit « Sois », et cela est. »

Et il me semble que nous avons dans ces énigmatiques lettres qui ouvrent la sourate une indication aussi sur la création par une sorte de dérivation à l’œuvre dans le verbe : comme si d’une sourate pouvait venir une autre sourate, de la moitié d’un vers l’autre moitié, d’un impératif un indicatif. La langue de Dieu étant véritablement vivante, donc performative et créatrice, dans son absolue pureté.

104 Ceux-là dont l’élan se fourvoya dans la vie d’ici-bas, et qui s’imaginaient que c’était là pour eux bel artifice,

105 ceux-là qui dénièrent les signes de leur Seigneur et Sa rencontre : leurs actions ont crevé d’enflure. Je ne leur attribuerai nul poids au Jour de la résurrection

106 telle sera leur rétribution : la Géhenne, pour avoir dénié, pour avoir tourné en dérision Mes signes et Mes envoyés

107 tandis que ceux qui croient, effectuent les œuvres salutaires auront en prémices les jardins du Paradis

108 où ils seront éternels, sans nulle envie d’y rien substituer.

La Caverne, traduction de Jacques Berque

Le Coran tourne autour de son centre, qui est partout. Partout reviennent les avertissements aux mécréants, la promesse à ceux qui croient à l’Unique source, créateur et vérité, révélée par le Prophète et ses autres messagers, la révélation eschatologique du sens de la vie, du temps, de l’univers. Nous avons reconnu l’un de ses centres en son centre phonologique, Al-Kahf, cette Caverne, ce trou noir de la mort qui ne retient la lumière que pour la libérer, splendide, dans l’éternité de la résurrection. Et nous allons lire le Livre en tournant autour de ce centre.

Nous l’avons dit, la sourate suivante, Marie, est comme une émanation de La Caverne. Marie vient de la Caverne. Marie, mère de Jésus, l’un et l’autre intimement liés, témoignant de la Résurrection issue du temps de la Caverne, de la mort en Dieu, qui dépasse la mort. Nous sommes ici au plein cœur du seul thème qui compte : le voile et le déchirement du voile. La Caverne et Marie sont l’habitation de l’homme en ce monde, une habitation que Dieu voile afin d’y préserver la vie et lui donner, en la dévoilant, sa révélation, celle de la résurrection.

Marie, nous dit le Coran, s’isola des siens dans un lieu oriental (à la source donc) et mit « entre elle et eux un voile ». Un hidjab. Le verbe arabe contient aussi le sens d’élever un mur de séparation. De voiler, de garder l’entrée. Le nom désigne tout ce qui peut s’interposer entre l’objet et l’œil, aussi bien : un voile, la nuit, ou l’éclat du soleil. Le Coran lui-même est considéré comme hidjab, au sens de moyen le plus puissant pour détourner le mal. Le verbe signifie aussi le fait d’entrer dans le neuvième mois de sa grossesse.

Rappelons-nous la dernière histoire de La Caverne, la plus mystérieuse, avec ce mur de séparation qu’élève l’envoyé de Dieu pour protéger jusqu’au jour du Jugement le peuple primitif qui vit au bord d’une source en plein sous le soleil.

Rappelons-nous la Kaaba voilée, autour de laquelle tournent les fidèles.

Rappelons-nous la légende de la toile d’araignée et du nid de la colombe sauvant la vie du Prophète et de son compagnon de voyage, lorsqu’ils quittèrent La Mecque pour Médine, pourchassés par les ennemis. Quand ces derniers arrivèrent devant la grotte où ils s’étaient cachés, ils virent qu’une araignée avait tendu sa toile devant, et qu’une colombe y avait fait son nid, où elle couvait ses œufs. Ils en déduisirent que personne ne venait d’y pénétrer, et passèrent leur chemin. L’anecdote est légendaire mais c’est à partir de cette nuit dans la caverne que commence le temps de l’islam, le nouveau calendrier. Et il est clair que cette toile et que cette colombe signifient à la fois la virginité de Marie, sa grossesse miraculeuse et son prochain enfantement.

Voici aussi où nous voulons en venir. Quand dans l’adhan, l’appel à la prière, le muezzin dit : venez à la prière, venez à la félicité, le mot arabe pour dire félicité signifie aussi : lèvre fendue. La prière consiste à réciter la révélation venue de Dieu. À parler la parole de Dieu. À ouvrir la bouche, le voile qu’elle est, ouvrir la parole, pour en faire jaillir la vie, la lumière, la vérité. À en reconnaître et faire le centre autour duquel, cosmique, notre être tourne jusqu’en son accomplissement, éternelle et indestructible félicité.

Comprendre ce qu’est, dit et révèle le prodige que sont la Bible, l’Évangile et le Coran, c’est comprendre ce qu’est « Dieu », qui il est et ce qu’il veut. C’est bannir la possibilité de l’instrumentaliser. C’est reconnaître que réside notre histoire, notre être et notre devenir. Et qu’il est donc de notre devoir absolu d’aider les hommes à comprendre Sa parole, son sens qui n’est pas figé dans le temps mais au contraire vivant, évoluant comme un organisme, un arbre de vie qui jamais ne cesse de produire des fruits beaux et bons à contempler et à manger, pour quiconque va vers lui avec la permission des anges qui en gardent l’accès.

Or que se trouve-t-il dans ce centre du Livre autour duquel nous tournons comme autour de la Kaaba ? Au centre du centre, nous l’avons dit, un verset qui indique le mystère choquant de la mort. À l’entrée ou au déploiement du centre, une histoire chrétienne de résurrection, celle dite des Sept Dormants d’Éphèse. Suivie d’une parabole sur le sens de l’existence, puis d’une plongée dans les eaux célestes avec Moïse, et enfin d’une expédition aux confins de l’humanité. Une succession de récits de plus en plus énigmatiques, conclue par l’annonce eschatologique du Jour où toutes les âmes auront à répondre à l’appel.

Telle une pierre noire au milieu du Livre, Al-Kahf rayonne en secret d’une intense énergie spirituelle, celle qui transporte quiconque s’en approche dans la voie de la résurrection, transforme la mort en vie, la finitude en vie éternelle. Le Coran tout entier rayonne de ce rayonnement puisé en son centre qui est partout, tout en se trouvant résumé et imagé en Al-Kahf, sourate récitée tous les vendredis. Mais le sens eschatologique du texte ne nous empêche pas d’y voir aussi un enseignement politique. D’après ce qui nous est montré dans La Caverne, comment devons-nous nous comporter au sein de la Cité terrestre ?

Les histoires ou paraboles successives désignent clairement le mal causé par les abus de pouvoir des hommes. Dans le premier récit, les jeunes gens sont confrontés à la dictature d’une idéologie idolâtre. Face à sa force brutale, se soumettent-ils ? Non. Ils se retirent ensemble. Non pour mourir ou disparaître, mais pour ne pas laisser corrompre leur foi, leur innocence. Leur voilement par la caverne est un témoignage. Le monde veut les forcer à se nier en se faisant discrets ? En se réfugiant en Dieu, dans ce rocher biblique, cette caverne qui est aussi temple, autel, mosquée, ils traversent les siècles et les barrières, deviennent un signe aussi visible que l’étoile au-dessus de la grotte de la Nativité.

Cependant la réaction au monde mortifère ne consiste pas seulement dans le retrait. L’histoire des deux hommes au jardin enseigne que le comportement dominateur, suffisant et méprisant du riche finit par le perdre. Comment réagit le moins favorisé à l’arrogance du dominant ? Non pas en se taisant, mais en lui rappelant les droits de Dieu, sans hésitation ni timidité, en prenant le temps d’argumenter, démontrer, affirmer le vrai.

Dans l’histoire suivante Moïse, en cheminant sous la guidée d’un envoyé de Dieu nous enseigne comment continuer à progresser et à garder la foi même quand l’iniquité à l’œuvre dans le monde tendrait à nous en détourner. Car si l’on rencontre souvent, en plus de l’iniquité des hommes, une apparence d’iniquité de Dieu, c’est seulement parce qu’on en ignore le sens. Le récit constitue donc pour notre vie terrestre, notre politique en ce monde, une incitation à garder confiance et à chercher à pénétrer plus avant dans la connaissance. Le dernier, énigmatique et bref récit des expéditions de Dhu’l-Qarneyn aux confins de l’humanité confirme la nécessité de cette quête de la connaissance, qui est aussi voyage à la rencontre de l’autre.

Nous serons sans doute appelés par la sourate précédente, Le voyage nocturne. D’ici là nous pouvons récapituler les enseignements politiques de La Caverne : se faire témoins de la lumière en se retirant des systèmes idolâtriques ; répondre à l’arrogance par des paroles de vérité ; continuer à avancer dans la connaissance.

Selon le Coran, Dieu seul sait combien ils étaient, dans la caverne. Peut-être trois, est-il dit d’abord. Un juif, un chrétien et un musulman, attendant de ressusciter ensemble de leur engourdissement dans un monde troublé ? Peut-être sept, ou plus, dit encore le texte. Peut-être bien toute l’humanité, réunie dans sa diversité ?

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Sourate 21, Al-Anbiyaa, Les Prophètes

à Médine, la mosquée du Prophète

 

Pourquoi des prophètes ? Telle est la question à laquelle répond cette sourate. À laquelle elle répond en expliquant comment fonctionne Dieu.

Le jour où les hommes vont devoir rendre compte approche ; or les hommes se moquent des avertissements du Prophète, les mécréants l’accusent d’œuvrer dans l’illusion, disent les premiers versets.

Contre ces accusations, Dieu via son Prophète rappelle qu’Il a déjà envoyé d’autres prophètes chargés de révélations, et que les injustes et leurs cités ont péri faute de les avoir écoutés. Et Il ajoute : « Nous n’avons pas créé les cieux, la terre et ce qui est entre, par jeu. » (verset 16). Qu’est-ce à dire ? Le mot pour dire jeu peut aussi désigner un . Le mot pour dire créer signifie d’abord donner une mesure. La Création n’est pas aléatoire comme on pourrait le croire, elle est très précisément mesurée. C’est exactement le constat que font aussi les physiciens de notre temps. « S’il y avait d’autres divinités que Dieu dans les cieux et la terre, ces derniers seraient corrompus » (v.22) : s’il y avait d’autres lois que l’unique loi de Dieu, le cosmos ne tiendrait pas. Tout comme sont corrompus ceux qui obéissent à des autorités que des hommes ont fabriquées, plutôt qu’à la loi de Dieu.

S’il n’est qu’une Autorité, qu’une Loi, elle s’exerce dans le monde sensible et aussi dans sa dimension spirituelle. La terre et le ciel dont parlent les Livres sacrés désignent effectivement la terre et le ciel physiques, cosmiques, mais aussi la terre et le ciel intérieurs à l’homme. « Au Jour de la Résurrection, Nous dresserons des balances d’une extrême sensibilité, de manière à ce que nul ne soit lésé, fût-ce du poids d’un grain de sénevé, car tout entrera en compte, et les comptes que Nous établissons sont infaillibles. » (v.47) Indiquer la mesure afin que chacun puisse être en mesure de correspondre à la bonne mesure au moment de la pesée, telle est la mission du prophète. Et il l’accomplit dans la mesure de la langue, la bonne mesure audible dans ses versets rythmés aux sonorités splendides, qui par leur forme même indiquent à l’homme qui les écoute la bonne formule de vie : verdeur, justesse, harmonie.

Le verset précédemment cité : « « Nous n’avons pas créé les cieux, la terre et ce qui est entre, par jeu », pourrait aussi se traduire : « Nous n’avons pas donné mesure au plus haut, au plus bas et à ce qui les différencie, par hasard. » Le mot qui dit « ce qui est entre » peut aussi bien exprimer la distance, la séparation, que la différence, et cela dans l’espace comme dans le temps, et dans l’esprit. Ce qui est entre le ciel et la terre, le haut et le bas, les sépare mais aussi permet de connaître leur valeur. Ce qui est entre, ce sont les prophètes. Et, pouvons-nous dire, les hommes qui sont en chemin, en train d’expérimenter, dans la pente et dans le temps, la valeur du haut et du bas, d’apprendre leur mesure. En poussant encore un peu plus loin les sens des mots qui disent ciel et terre, nous pourrions les traduire : nom et pays. Le nom et le pays sont à la fois reliés et tenus à distance respectueuse par la valeur qui se tient entre. Et nous pouvons dire, en reprenant le verset 22 : « S’il y avait d’autres principes que Dieu entre le nom et le pays, ces derniers seraient corrompus. » Et ce qui est corrompu, en état de corruption, va vers la mort. Le nom et le pays doivent être liés par le juste, ou perdre leur être. Que le pays désigne un pays, ou une âme. Il ne s’agit pas d’un jeu.

« Bien au contraire, Nous lançons contre le faux la vérité qui le subjugue, et le voilà qui disparaît. » (v.18) Tout a une destination, soit vers la paix bienheureuse, soit vers la destruction mortelle. C’est pourquoi le Prophète n’a été « envoyé que comme miséricorde pour l’Univers » (v.107). Qui écoute la révélation qu’il transmet apprend la voie juste, la voie du salut. Encore faut-il savoir écouter. Écouter aussi est un chemin, sur lequel l’homme est appelé à progresser. « Et celle qui a préservé sa fente ! Nous avons soufflé en elle de Notre esprit, faisant d’elle et de son fils un signe pour l’univers. » (v.91) Nous comprenons pourquoi la « fente », premier sens du mot arabe employé ici, signifie aussi un « espace compris entre deux ». Dans la dimension de l’esprit, il s’agit bien de cet espace de la valeur, dont le respect rend seul valide ce qui est.

En recevant l’esprit de Dieu, Marie est devenue avec son fils un signe pour l’univers. Les versets aussi s’appellent des signes. Quand l’homme comprendra pleinement les signes qui lui sont envoyés, quand, recevant l’esprit, il aura pleinement entendu le sens des révélations que lui ont faites les prophètes, alors les révélations verront leur accomplissement, et « ce jour-là, Nous plierons le ciel comme on plie le rouleau des livres. Et de même que Nous avons procédé à la première Création, de même Nous la recommencerons. C’est une promesse que Nous Nous sommes faite, et Nous l’accomplirons. » (v.104)

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Sourate 20, TaHa, « Au puits de ma béatitude » (1)

au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Nous continuons à tourner autour du Coran et à l’intérieur du Coran à partir de ce centre qu’est la sourate Al-Kahf – tout en nous rappelant avoir dit que le centre du Coran est partout dans le texte, où sans cesse sont repris et déclinés les mêmes thèmes, lesquels peuvent se résumer en un thème unique, le thème eschatologique de la source et de la fin dernière, du but de l’homme, de son passage ici-bas.

Commençons cette fois par resituer la descente du Coran dans son contexte anthropologique, en citant ce passage du livre de Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus, à propos du ‘ilm, le « savoir tribal » :

« Étymologiquement, le ‘ilm tribal est centré autour de la recherche des marques et des traces. Alam, de même racine (‘LM), désigne d’ailleurs ce « signe de piste ». Le savoir tribal est avant tout une science du déplacement. La connaissance, très prisée dans ces milieux, des généalogies et des alliances est aussi de cet ordre. Elle porte sur les relations et sur les réseaux. Comme la science de la piste, elle mobilise la mémoire et prépare à l’action. Il en va de même de ce que l’on pourrait appeler le « pistage du destin », c’est-à-dire du ghayb. »

Nous sommes ici dans le même type de savoir que celui des premiers Hébreux, nomades, ou des Aborigènes d’Australie, nomades aussi, dont Bruce Chatwin a décrit dans Le Chant des pistes la pensée complexe, si étrangère à la pensée des sédentaires. Un système de pensée où l’essence du monde est en quelque sorte semblable aux circonvolutions du cerveau, et qui atteint son but dans le monothéisme juif des origines, lui-même transcendé dans le monothéisme coranique, comme nous allons continuer d’essayer de le montrer, ou de le faire apercevoir.

Citons encore, en guise de mise en route, ce splendide passage d’une traduction par Jacqueline Chabbi, du « récit authentique, Khabar, mis sous le nom de Wahb (Ta’rîkh, I, 130-131) » :

« J’ai placé le premier bayt qui ait été édifié pour les hommes au creux du val de la Mekke, lieu béni (…) ils y viendront, des pieds à la tête couverts de la poudre des pistes, montés sur des chamelles efflanquées (tant ils seront venus de loin), par les gorges les plus profondes ; tout tressaillants de dire sans relâche : me voici venu ! me voici venu !, laissant sans discontinuer couler leurs larmes et rouler dans les gorges comme d’un grondement ininterrompu, le nom de Ma Grandeur. »

En notant que le mot Khabar, qui désigne les « récits authentiques » autour du Coran, est apparenté au nom qui désigne une « dépression toujours humide qui permet la pousse et la survie permanente des jujubiers » – arbres que l’on retrouve au paradis, et dépression qui rappelle celle où est bâtie la Kaaba, autour de laquelle les pèlerins tournent, comme nous autour de La Caverne, Al-Kahf.

Pourquoi certaines sourates commencent-elles par une succession de lettres qui ne veulent apparemment rien dire ?  Le Coran, Livre révélé, jongle avec la lettre à la vitesse de l’éclair. Génie de la langue, proche de celui dans laquelle s’écrivit la Bible, et où déjà, par-delà les deux dimensions visibles de l’Écriture, la littérale et la spirituelle, s’ouvrent secrètement d’autres dimensions, ouvrant sur d’autres sens, d’autres univers (où nous nous sommes aventurés dans Voyage). Nous avons vu que tel était le cas de la sourate Maryam, inaugurée par cinq lettres dont nous avons discerné un sens. La particularité de la sourate Ta-Ha est de porter en titre les deux lettres qui forment son premier verset. Comme dans Maryam, il s’avère que ces lettres indiquent quelque chose de capital qui est voilé par pudeur.

Cette sourate de 135 versets commence par le rappel de la Souveraineté de Dieu, qui « connaît le secret et même ce qui est encore plus caché » (v.7). Pour sa plus grande partie elle reprend l’histoire de Moïse, conclue par une méditation sur la Révélation (v. 9-114). Enfin, introduite par un rappel de l’histoire d’Adam, elle ouvre sur l’appel à suivre la juste voie en vue du Jour de la résurrection et de la rétribution.

« Ôte tes sandales, car tu es dans le val sacré de Tuwa », dit Allah à Moïse quand il s’approche du buisson ardent, au verset 12. Nul ne sait d’où vient ce nom, Tuwa. Mais il est certain que ce nom, placé en cet endroit absolument essentiel de la Révélation, fait signe. Et pénétrer dans ce signe, c’est rejoindre aussi les deux lettres initiales qui donnent à la sourate son nom. Pour cela il nous faut nous aussi ôter nos sandales, et entrer pieds nus dans le lieu immaculé de la langue. Ici ce n’est plus nous qui nous servons d’elle pour communiquer, mais elle qui vit, indépendante de nous, sans besoin de nous, souveraine et ne se laissant approcher que de ceux qui se sont dépouillés de toute protection et de toute prétention sur eux-mêmes et sur elle.

Avançons-nous comme des nouveau-nés dans les profondeurs de la langue, où elle palpite et évolue dans la lumière. Tuwa s’y trouve entre Tawa et Tuba. Nous y voyons Tawa désigner tout ce qui est plié ou qui se ploie, un rouleau ; un mouvement de va-et-vient ;  la maçonnerie intérieure d’un puits. Et Tuba, qui est aussi le nom d’un arbre du paradis, exprimer la béatitude.

D’autant plus qu’il est question de Moïse, nous nous rappelons que pour les juifs, la béatitude consiste à lire le rouleau de la Torah. Nous nous rappelons que nous avons vécu cette béatitude, que nous retrouvons en lisant le Coran, aussi près de sa langue que nous le pouvons. Et nous comprenons que le nom Tuwa exprime plus que cela encore. Le Ta initial de la sourate est aussi la lettre initiale de Tuwa (et de Tawa, et de Tuba). Quant à la deuxième lettre, le Ha, elle sert d’affixe pronominal. Sans fatha (accent-voyelle a), comme ici, elle indique le génitif ou le datif. Si bien qu’il nous est possible d’entendre, dans ce TaHa : « De mon T », ou « À mon T », T pouvant signifier le confluent de la béatitude et tout à la fois, comme nous allons maintenant le voir, des plis et du rouleau, du va-et-vient, du puits.

Rappelons-nous ce que nous avons indiqué, au début, de la pensée nomade. Je ne ferai pas ici l’analyse détaillée du contenu de la sourate, ce serait trop long et nous y reviendrons plus tard. Mais tout un chacun peut la lire en y notant le thème constant du déplacement, des allées et venues, tant dans l’espace physique, géographique, que dans l’espace mental et spirituel. Le texte arpente les pistes de l’existence et leurs replis, et c’est pour guider l’homme, lui éviter les égarements.

Au verset 39, Dieu explique à Moïse qu’il l’a sauvé des eaux, nouveau-né, afin qu’il soit élevé « sous mon œil », dit-il. Le mot Ayin, qui signifie en hébreu à la fois œil et source, signifie en arabe œil ; personne ; essence. Et encore, entre autres : pluie qui tombe plusieurs jours de suite. Ou : tourbillon d’eau dans un puits. Par où nous revenons à la source, à l’œil, au puits de Laaï Roï, « Le Vivant qui me voit » où Agar entendit l’Ange lui annoncer la naissance de son fils Ismaël. Voici comment nous commentions cet épisode dans Voyage :

« C’est là que l’Ange du Seigneur la trouve, à la source. La source se dit en hébreu : l’œil. Ici il est question de « l’œil des eaux ». Agar pleure, sans doute. Agar est révoltée par le traitement qui lui est fait. À l’œil des eaux, au lieu de désespérer, elle voit Dieu. L’Ange du Seigneur lui indique la voie du salut : voir plus loin. Plus loin que la tribulation immédiate, sa vie perpétuée dans une immense descendance – en laquelle se reconnaîtront les Arabes. »

Enroulement et déroulement vertigineux du sens dans le texte.

Je m’arrête là pour aujourd’hui, je reçois tous mes fils ce soir, j’ai à préparer. Lis ! Et sois bienheureux.

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Sourate 18, Al-Kahf, La Caverne (1)

hier soir de ma fenêtre, photo Alina Reyes

 

Cette sourate est au centre phonologique du Coran. Même nombre de lettres de part et d’autre. Centrale aussi dans sa signification.

Elle a été presque entièrement révélée à La Mecque et comporte 110 versets. Selon plusieurs hadiths, quiconque en lit le vendredi les dix premiers ou les dix derniers versets (lesquels protègent de l’antichrist), bénéficie d’une lumière jusqu’au vendredi suivant. Et quiconque la lit reçoit une grande lumière au Jour de la Résurrection.

Le Coran est semblable au ciel étoilé. Son ordre est absolument parfait, même s’il nous échappe. Quant à sa contemplation, elle demeure libre. Nous avons déjà contemplé la première sourate, Al-Fatiha, L’Ouvrante ; la sourate 96, Al-Alaq, que nous avons interprété « La Foi » ; et la sourate 114, An-Nas, Les Hommes. Enfin, dans la note précédente nous avons donné à lire, entendre et voir en peinture cette sourate Al-Khaf, telle l’étoile Polaire, que nous allons maintenant commenter un peu. Bien entendu rien ne nous empêchera d’y revenir (notamment lorsque je serai en mesure de le faire à partir du texte arabe), comme rien ne nous empêche de contempler inlassablement telle ou telle étoile, telle ou telle constellation, et le ciel tout entier, visible et invisible.

Dans Relire le Coran, Jacques Berque évoque « la théologie musulmane, selon laquelle l’époque du Coran est justement celle où des miracles matériels, on est passé aux miracles intellectuels, aux miracles rationnels, aux miracles d’induction. »

Le centre du Coran est plus précisément, dit-il ailleurs, le verset 74 de cette sourate. Il s’agit du verset au cours duquel le mystérieux guide de Moïse tue sans raison apparente un jeune homme rencontré en chemin. Voyant cela, j’ai vu le Livre comme un univers de lumière et de vie, jailli du trou noir qu’est le mystère de la mort ; et de par ce mystère tout entier avertissement et promesse pour le Jour de la Résurrection.

La Bible aussi se développe à partir de ce mystère, avec l’expulsion d’Adam et d’Ève hors d’Éden et leur entrée dans le monde mortel, et le premier meurtre humain, celui d’Abel par son frère Caïn. Et le Nouveau Testament, le christianisme tournent entièrement autour de la Croix, à savoir la mort du Christ et sa Résurrection, promise à tous.

Veiller à la source unique, proclamer sa souveraineté et son inviolabilité, montrer à partir d’elle le chemin de la Résurrection, tel me semble être le thème premier de cette dix-huitième sourate. Au terme de la première histoire qu’elle raconte, celle de la caverne où se sont réfugiés des jeunes gens persécutés pour leur foi, est affirmé le fait que Dieu seul sait quel était leur nombre, et quel fut le nombre d’années ou de siècles qu’ils y passèrent. Au terme de la deuxième histoire, celle du jardin terrestre, est affirmé le fait que l’homme, contrairement à ce qu’il peut s’imaginer, en définitive n’est pas maître de son destin ; mais que vient assurément pour chacun le moment de se retrouver devant Dieu. La troisième histoire nous conduit à la toute spirituelle « jonction des deux mers » : c’est là que « le poisson » retourne à sa source, comme Moïse va être conduit à le faire en voyant que le sens caché de l’existence et de la mort est en Dieu et lui appartient.

La quatrième histoire est celle d’un peuple primitif, presque sans langue, vivant directement sous l’ardeur du soleil, et menacé par Gog et Magog, qui se voit mis à l’abri par l’édification d’un mur jusqu’au Jour du Jugement. Plus nous avançons dans la sourate, plus le mystère devient profond, insondable et pourtant offert à notre pénétration. Laissons aujourd’hui sa splendeur et son immensité nous renverser, puis nous reviendrons marcher en son domaine, tels les Dormants de la Caverne ou Moïse, son compagnon et leur Guide.

Kahf signifie : grotte, caverne (surtout spacieuse) ; refuge, asile ; chef d’une troupe et chargé de ses affaires ; rapidité de la marche, de la course.

Les jeunes gens se sont réfugiés tout à la fois dans la caverne et dans la rapidité de la marche. Des siècles ont passé quand ils se réveillent comme s’ils n’avaient dormi que quelques heures. Ils ont trouvé refuge aussi dans « le chef de la troupe, chargé de leurs affaires », Dieu. Là où la course du temps est libérée de sa mesure humaine, là où se trouve le salut.

Hûta signifie : poisson (surtout très grand, notamment le poisson de Jonas) ; et c’est aussi la constellation des Poissons. Le grand poisson est donc aussi la spacieuse caverne, et réciproquement. Mais l’histoire ne se passe pas sur terre, comme pour Jonas qui doit aller prêcher Ninive, elle se passe au « ciel » (la constellation), au lieu des miracles intellectuels, des miracles rationnels, des miracles d’induction.

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à suivre : ici