Il arrive aux Ajax, en traversant les guerriers en masse ;
Une nuée de fantassins les suit, ils passent leurs armes.
Comme un chevrier, du haut d’un rocher, perçoit un nuage
Arrivant sur la mer au souffle du Zéphyr, et le voit
Apparaître de loin plus noir encore que la poix,
Avançant sur la mer, amenant une forte tempête –
Tremblant à sa vue, il pousse dans une grotte ses bêtes ;
Ainsi avec les Ajax s’avancent au ruineux combat
De robustes nourrissons de Zeus en bataillons serrés,
Sombres, hérissés de lances et de boucliers.
Auteur : alinareyes
D’Homère à Dostoïevski en passant par Kafka, drame, sourire et beauté
La flèche inscrit sur la peau de l’homme son éraflure ;
Un sang couleur de nuée noire coule de la blessure. »
Homère, Iliade, chant IV, v.139-140 (ma traduction)
Il n’y a pas que le sens du récit qui soulève l’enthousiasme, à la traduction. Le bonheur des mots est intense dans le grec homérique (ce qui n’était pas le cas dans le latin de Virgile, par exemple, dont j’ai traduit les quand même très belles Bucoliques). Les images poétiques de ces deux vers, parmi tant d’autres, sont splendides et chatoyantes, surtout si l’on suit de près le vocabulaire d’Homère. Il y a moyen aussi de rendre le chant de la langue, dans la tonalité de sa propre langue. Et puis ces sortes de clins d’yeux envoyés par certains mots, comme ici celui qui dit littéralement que la flèche « trace sur », « écrit sur » la surface de la peau de Ménélas. En français, le verbe donnerait : épigrapher. Et le voyage du mot depuis le grec très ancien jusqu’au français contemporain, qui utilise le mot épigraphe, est en soi un poème et un sujet de méditation – et pour les amateurs de Kafka, renvoie à une correspondance avec la machine à écrire dans la peau de sa Colonie pénitentiaire.
Ensuite nous avons encore une démonstration de l’humour d’Homère – humour que beaucoup de commentateurs ont perçu de façon générale, mais sur lequel il faut se pencher dans toute sa finesse, ce qui n’a pas été fait à ma connaissance (mais je ne connais pas tout). Ici me fait rire le fait de savoir que, quelques vers plus loin, alors que le poète a bien spécifié, avec tous les détails, que la flèche n’avait fait qu’égratigner Ménélas, Agamemnon va se lamenter terriblement , « avec de lourds gémissements », suivis des mêmes gémissements de ses guerriers, imaginant déjà son frère mort, et le lui disant, évoquant devant le prétendu mourant le pourrissement prochain de ses os, et la violation de sa tombe par des Troyens moqueurs qui sauteraient dessus. Cet humour discret est quasiment constant dans le texte, et participe à rendre sa lecture réjouissante, en prenant de la distance avec le drame et paradoxalement, en le rendant plus grave et plus profond encore : si l’auteur prend ses distances, c’est justement pour ne pas succomber aux horreurs qu’il voit et qu’il décrit. Comme Kafka en effet, mais avec plus de beauté, plus de place pour la beauté, énormément de place pour la beauté. Comme dit Dostoïevski, « la beauté sauvera-t-elle le monde ? »
J’irais beaucoup plus vite si je ne m’obligeais pas à faire des fins de vers rimées ou assonancées. Mais autant les assonances et allitérations au sein des vers m’ont semblé convenir à ma traduction de l’Odyssée, autant la beauté particulière de l’Iliade, plus simplement ordonnée, me semble mieux rendue par cette formule plus régulière. Il y a par ailleurs un mouvement général et des mouvements particuliers dans l’Odyssée, et un autre mouvement général et d’autres mouvements particuliers, différents, dans l’Iliade, ce qui m’a d’ailleurs conduite à la retitrer.
La vie extraordinaire de l’esprit
Fini de traduire le chant 3 hier soir (en traduisant 191 vers dans la journée). Vais commencer le suivant ce matin. Avec exercices physiques, yoga et gym, indispensables.
Rêvé que je visitais les grands fonds marins, hérissés de très hautes montagnes par-dessus lesquelles je passais. Très profondément dans l’eau, je ne me déplaçais pas à la nage mais en volant. Il y avait des trésors. Ensuite j’ai rêvé que je conduisais une armée innombrable d’humains – sur terre cette fois. Puis qu’il neigeait à Paris, maintenant, en plein été, d’énormes flocons blancs, brillants. Rêves bien sûr liés à ma traduction de l’Iliade, texte d’une telle beauté, d’une telle profondeur, qui donne une telle légèreté aussi, grâce à l’immense intelligence de l’auteur. Je crois que je suis en train de l’aimer mieux encore que l’Odyssée, que j’aime pourtant énormément. J’ai bien fait de traduire d’abord l’Odyssée. Je n’ai pas fait exprès, mais c’était le bon sens. Peut-être mon impression vient-elle aussi du fait que c’est l’Iliade que je suis en train de traduire, et que c’est donc le moment présent qui m’est le plus beau. Nous verrons quand j’aurai tout terminé. Cette aventure extraordinaire.
sans rival parmi les mortels (Iliade, III, v. 217-224, ma traduction)
Il restait là, debout, les yeux baissés, fixés à terre,
Sans mouvoir son sceptre ni en avant ni en arrière,
Le tenant immobile, avec comme un air stupide ;
Il semblait être en colère, ou avoir perdu la tête.
Mais quand sa grande voix sortait de sa poitrine,
Avec des mots pareils à des flocons de neige en hiver,
Aucun mortel avec Dévor ne pouvait rivaliser,
Et ce que nous admirions en lui n’était plus sa beauté.
pures pulsions de vie
Traduit 90 vers du chant 3 ce matin entre 6 heures et midi trente, petit-déjeuner compris dans le temps. Je n’ai à m’occuper que de la poésie, c’est pourquoi je peux aller vite, en profitant des notes établies par d’autres traducteurs sur tel ou tel élément cité, fleuve, personnage, pays… Je leur sais gré de leur travail, je sais gré aussi à ceux qui ont mis le texte grec et des dictionnaires en ligne – je consulte aussi maintenant des dictionnaires grec-anglais, c’est intéressant de comparer ; et moi aussi je fais mon travail, de poésie, de mon mieux. L’après-midi je sors, je prends l’air, et entre les tâches quotidiennes de la maison, je trouve en général encore assez de temps, jusqu’au coucher, pour traduire quelques autres dizaines de vers. Ainsi avance la bonne affaire, grâce à une vie monastique en liberté.
On parle en ce moment d’un « roman psychanalytique » qui vient d’être empêché de publication par la justice, sur recours de la famille de l’auteur. Ce genre d’histoires se multiplie, on ne sait s’il faut crier à la censure ou au respect de la vie privée. J’ai écrit un commentaire sur le site qui explique l’affaire, Actualitté.com, je le recopie ici plutôt que de le paraphraser – ça peut servir, on ne sait jamais.
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Il y a des livres qui entendent dénoncer des actes de prédation, et qui sont eux-mêmes des actes de prédation. Mais ne peuvent s’y laisser prendre que les personnes qui s’y reconnaissent. Si les personnes visées par le livre ne s’y reconnaissent pas, elles doivent apprendre à ne pas se laisser fasciner par le mauvais œil du livre, à s’en tenir à distance, à ne pas s’identifier à ce à quoi elles n’ont pas à s’identifier. Et si elles s’y reconnaissent, en tout ou en partie, qu’elles apprennent à assumer. Cela dit, chacune et chacun a aussi le droit de faire appel à la justice – quoiqu’il me semble bien plus sage d’apprendre à garder ses distances avec les regards des autres.
Pour ce qui est des auteurs, il faut dire que beaucoup d’éditeurs les poussent à l’autofiction (à condition que les auteurs ne les fassent pas entrer eux-mêmes, les éditeurs, dans leur autofiction, auquel cas ils peuvent déclencher une punition collective du milieu contre l’insolent-e auteur-e), autofiction qui est souvent une facilité pour tout le monde, éditeurs, auteurs, lecteurs. Mais après tout le genre ne fait pas le talent, et n’importe quel genre littéraire peut être investi avec génie. Même si le génie est plus rare que la médiocrité, il peut du moins compter, lui, sur le temps long pour être découvert ou redécouvert, comme l’histoire littéraire en témoigne largement.
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Bon je reconnais avoir écrit le deuxième paragraphe de ce commentaire en pensant à mon roman Forêt profonde, qui a été occulté par la presse française, et en me faisant le plaisir de me rappeler que c’est pourtant un livre puissant, et que c’est ce qui compte, pour sa vie future. Quand je serai morte, beaucoup de mes textes resteront vivants ou prendront vie parmi les lecteurs, et c’est ce qui compte. Le tri que fait le temps. De mes textes, et des textes splendides d’autres auteurs morts depuis longtemps, que j’aurai traduits et qui continueront eux aussi à vivre. Quand je pense que des imbéciles ont essayé dans le passé – Annie Ernaux par exemple – de me détourner de la littérature érotique. J’ai bien fait de n’en jamais faire qu’à ma tête, sans quoi elle serait incapable de faire aujourd’hui ce qu’elle fait, entraînée qu’elle est, avec mon corps, à monter les cavales de mes pures pulsions de vie pour des trajets inouïs.