Un témoignage et un rêve

1

tout à l’heure à la maison

*

Aujourd’hui j’ai écouté un couple de personnes âgées, des gens tranquilles qui ont toujours voté socialiste sans être encartés ni militants ni spécialement engagés, des catholiques qui ont quitté l’Église depuis bien longtemps sans avoir perdu la foi, seulement parce que l’Église leur était devenue insupportable et que sur ce point ils n’ont pas changé de sentiment – j’ai écouté ce couple raconter que de vieux amis à eux s’étaient mis à devenir racistes, de façon obsessionnelle comme c’est souvent le cas. De vieux amis à eux qui après avoir été de la Manif pour tous avaient été de celle du 11 janvier dernier, bien moins, on s’en doute, pour défendre la liberté d’expression, que par haine raciste. J’ai trouvé réconfortant d’entendre ce couple, la femme et l’homme, dire leur peine et leur indignation face aux propos de leurs vieux amis, d’entendre l’homme raconter comment il a protesté énergiquement, et que tous deux avaient fini par se résoudre à ne plus voir ces amis qui ont mal tourné, leur conversation leur étant devenue insupportable aussi.

Cette nuit j’ai rêvé que j’étais au Vatican, en tant qu’ouvrier qu’on avait fait venir pour repeindre l’intérieur d’un bac à fleurs en bois, carré, qu’un évêque avait voulu peindre. Le résultat était triste et raté, et un autre me demandait si je pouvais le refaire, avec mes couleurs.

*

De bonnes nouvelles malgré les troubles

À Brest, la mosquée a été recouverte d’une guirlande de cœurs par des habitants, de façon anonyme, en signe de fraternité avec les musulmans. L’opération a été reprise par l’association Coexister sur d’autres mosquées (17 dans 8 villes), comme à Clichy, au Kremlin-Bicêtre, à Angers, et sur la mosquée et la synagogue de Strasbourg.

Au Mans, deux prêtres sont allés spontanément « garder » la mosquée vendredi en se postant devant son entrée, dans la rue, pendant toute la prière.

La nationalité française a été accordée à Lassana Bathily, musulman malien qui avait spontanément mis à l’abri les clients de l’épicerie casher porte de Vincennes.

À Paris, une étudiante de l’École des Barreaux, agressée verbalement – parce qu’elle était voilée – par un avocat venu donner un cours de droit, a été soutenue par tous ses camarades. Le directeur de l’école a aussitôt congédié l’avocat hystérique.

À Paris, la manifestation islamophobe qui devait se tenir ce dimanche, organisée par Riposte Laïque en lien avec le mouvement allemand Pegida (qui a causé la mort d’un homme), a été interdite, suite aux appels du MRAP et de militants antifascistes.

Plus de 60 millions de Français ne se sont pas précipités pour acheter Charlie Hebdo, le dérisoire credo de ces temps.

La Cour Pénale Internationale ouvre un « examen préliminaire » à une enquête pour crimes de guerre israéliens l’été dernier en Palestine.

J’en oublie sûrement, et les mauvaises nouvelles sont plus visibles, mais bon, ce qui est bon est bon.

*

Le chagrin des pauvres, et Charlie, au bout de sa morgue

Des morts. Des dizaines de blessés. Des manifestants en colère. Des drapeaux français brûlés. Tout ça pour quoi ? Était-il vraiment nécessaire de heurter les musulmans une fois de plus, ils ne souffrent pas assez dans ces pays, ils ne sont pas assez opprimés, il faut vraiment les enfoncer encore, du haut de notre prospérité ? Il fallait vraiment satisfaire l’orgueil des dessinateurs et autres revanchards, ça vaut plus que tout ? Plus que le chagrin des pauvres, plus que la vie ? Je l’ai dit, je ne considère pas que le blasphème doive être jugé par les hommes, mais ici en vérité c’est moins la question du blasphème qui est en jeu que celle de l’arrogance d’une petite bande d’Occidentaux, de Français ex-colons, qui s’arrogent le droit de se moquer, à travers leur Prophète, d’hommes et de femmes qui sont humiliés depuis très longtemps par les tribulations de l’histoire, particulièrement à vif en ce moment. Et nous aussi les Français nous sommes pris en otage par le petit jeu puéril et malsain d’une élite parisienne médiatico-intellectuelle pleine de mépris pour ce qui n’est pas comme elle, et qui ne veut pas voir plus loin que le bout de sa morgue, et s’obstine dans des attitudes et des agissements qui n’amènent que du malheur.

*

La vie d’un homme ne vaut-elle pas celle d’un autre ?

Si un seul des caricaturistes de Charlie Hebdo avait été tué, l’émotion aurait été considérable aussi. Toute la presse en aurait parlé, toute la classe politique se serait emparée du sujet. Rappelons-nous par exemple l’émotion suscitée par l’assassinat de Daniel Pearl. Car ces assassinats sont aussi symboliques : à travers des dessinateurs de presse ou des journalistes, c’est la liberté d’expression qui est visée.

Au début de cette semaine à Dresde, un jeune réfugié érythréen et musulman a été poignardé à mort par des néo-nazis. La presse allemande et la presse britannique en parlent longuement, mais en France personne n’en parle. Ni les médias généralistes, ni même les médias musulmans (je n’en ai trouvé référence que sur une page d’antifas, Soyons sauvages). Cet assassinat n’est-il pas pourtant lui aussi hautement et dramatiquement symbolique ?

Pourquoi ce mutisme ? Les Français seraient-ils pris d’une frénésie de ne pas voir ? De se raccrocher, pour ou contre, à un seul mot d’ordre et de ne plus rien voir qui n’entre pas dans le cadre de ces œillères ? Nous avons beau chanter, ou refuser de chanter, la Marseillaise, nous ne pouvons pas, saisis par la peur malgré nos dénégations, nous replier sur nous. Il nous faut voir le tableau de plus loin. La montée des néo-nazismes dans toute l’Europe. Ne pas voir l’assassinat de Khaled Idris est un signe de xéno-indifférence, d’indifférence à ce qui ne touche pas directement la France, à ce qui ne semble pas nous toucher directement, de quelque bord que nous soyons dans ce drame. De la xéno-indifférence à la xénophobie, il n’y a qu’un pas. Ouvrons les yeux, toute l’Europe marche sur la même falaise, et le bord n’est pas loin.

*

Contre le « délit de blasphème »

On ne peut blasphémer que Dieu, puisque lui seul est saint. Le blasphème est une affaire entre le blasphémateur et Dieu, elle ne regarde personne d’autre. Le blasphème ne peut faire aucun mal à Dieu – rien ni personne ne peut lui faire du mal -, il ne fait du mal qu’au blasphémateur – à lui de se débrouiller avec sa haine, son injure faite au principe même de la vie. Le blasphème n’a pas à être jugé par la justice des hommes. Il regarde la justice de Dieu, c’est tout.

Les caricatures ordurières du Prophète ne sont pas des blasphèmes, et si on considère qu’elles insultent Dieu à travers son Prophète, c’est une affaire entre le caricaturiste et Dieu, c’est tout. Ceux qui considèrent que Dieu a interdit de représenter les prophètes doivent aussi considérer que la transgression d’un tel interdit, comme le blasphème, est une affaire entre le transgresseur et Dieu, et non une affaire que les hommes doivent régler à la place de Dieu. Mais ces caricatures ne sont pas cela, ou pas principalement cela. Principalement, elles sont des injures faites, à travers la figure de Mohammed, sémite, arabe et prophète de l’islam, aux sémites, aux Arabes et aux musulmans.

Il s’agit là d’une affaire d’hommes. D’une incitation à la haine entre hommes. Et cela, les hommes doivent se charger de le réglementer et de le juger. Nos lois interdisent l’appel au racisme, ne le considérant pas comme liberté d’expression mais comme délit. Les régimes répressifs usent depuis longtemps des caricatures pour asseoir leur domination sur les peuples, en les divisant et en incitant les uns et les autres à la haine, soit agressive, soit défensive. C’est une manipulation qui fait aujourd’hui passer la caricature ordurière des musulmans pour une caricature religieuse. En réalité, nous sommes bien sur le terrain du politique, comme le prouve la montée des néo-nazismes un peu partout en Europe. Et c’est sur ce terrain que nous devons nous placer et demander justice.

*