« Une Femme disparaît », par Alfred Hitchcock

Aux premières images du village enneigé, puis avec le grouillement de gens dans l’hôtel, j’ai pensé à ce tableau de Pieter Brueghel le Jeune

pieter brueghel

Et de fait, ce film d’Hitchcock, où les maisons sont des maquettes et les personnages semblent tout petits dans cette agitation, met en scène aussi l’agitation de l’Histoire (le film est sorti en 1938), dont les hommes restent plus ou moins inconscients mais qui les prend tout de même dans son inquiétante étrangeté, alors que des forces obscures et malfaisantes manipulent les esprits et les faits et instaurent une paranoïa ou une apparence de paranoïa. Une avalanche, un train bloqué, un hôtel bondé, du bruit (préfigurateur de fureur)… je vous laisse découvrir le tableau, et sa suite, traitée avec brio, légèreté, humour… et une profondeur qui fait voyager d’une disparition à… et d’un « enterrement » (d’une vie libre) à… vous verrez !

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https://youtu.be/f3dlBcxMVB4
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« Dix petits Indiens », Agatha Christie adaptée par René Clair

https://youtu.be/UeRQ7akSqfA
Plus le film avance, plus il est prenant. C’est la première adaptation au cinéma du roman d’Agatha Christie, et mine de rien les questions métaphysiques « tous coupables ? » ou « d’où vient le châtiment ? » ou encore « tous doivent-ils payer ? » prennent au cours du film un certain poids qui appelle une délivrance. Mais je ne spoilerai pas, je n’en dis pas plus !

Quelques-uns de ces êtres de génie que ce monde rejette

camille-claudel-С2Camille Claudel, morte à l’asile où elle fut enfermée pendant trente ans par son frère et sa mère

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Rimbaud-377x600Arthur Rimbaud, mort d’avoir fui les miasmes du milieu littéraire

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nietzscheFriedrich Nietzsche, mort enfermé pour s’être élevé au-dessus de l’ « humain, trop humain » (et de sa mère et de sa sœur, ces « canailles »)

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van-gogh-autoritratto-1889-orsay-1Vincent Van Gogh, mort harcelé par des petits bourgeois, mort d’avoir peint plus puissamment que tout autre

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eriksatieErik Satie, mort dans la misère, dans un monde qu’il continue pourtant à enchanter

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artaud par artaudAntonin Artaud, enfermé et affamé pendant l’Occupation, mort de lucidité

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Bien entendu ils sont beaucoup plus nombreux, y compris parmi les scientifiques (voir par exemple Alexander Grothendieck, présent ici), et y compris aujourd’hui. Il faudrait s’interroger sur cette tendance de l’époque moderne à être incapable d’accepter le génie humain quand il est incarné, son incapacité à le laisser vivre librement dans la société.

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Crime et châtiment, par Piotr Dumala (animation)

Nous avons vu dans la note précédente le film d’animation de Piotr Dumala sur Franz Kafka. Celui-ci, inspiré « comme en rêve », dit-il, du roman de Dostoïevski, est d’une peinture encore plus belle.

Un extrait de la présentation de ce cinéaste, qu’on peut lire en entier ici : « Sa technique impressionnante s’appelle « l’animation destructive » : une image est effacée et redessinée pour créer l’image suivante. Sur des plaques de plâtre, il peint, repeint, efface et repeint sans cesse ses personnages, comme sculptés de lumière… « 

« Dumala est bien sûr un artiste renommé sur la scène internationale du film d’animation et son travail est acclamé pour ses thèmes philosophiques mais aussi, spécialement, pour sa technique artistique particulière », lit-on dans cet article consacré à ce film (en anglais).

Voici donc le film (de 29mn), retenant quatre personnages du roman : Raskolnikov, Sonia, la logeuse et le vieux voyeur – plus l’enfant en Raskolnikov.

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« La photo d’Ai Weiwei reconstituant la mort d’un petit réfugié ne devrait pas exister », par Nitasha Dhillon

J’ai traduit de l’anglais ce texte lu ici sur hyperallergic.com, où l’on peut voir l’image en question. 

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Je vois cette image et je m’interroge. Les questions se pressent dans ma tête. L’état pourri du monde de l’art, des États-Unis à l’Inde et à la Chine, m’éclate au visage.

Pourquoi cette image a-t-elle été faite, et pourquoi circule-t-elle ? Je reconnais comme tout le monde la figure internationale : il s’agit d’Ai Weiwei, le célèbre activiste et artiste, qui attire l’attention sur le sort des réfugiés syriens. Et je m’interroge.

Est-ce qu’un privilégié au cœur compatissant pense que c’est à cela que ressemble aujourd’hui l’activisme ou l’art engagé ? Cela que je regarde, stupéfiée de sa stupidité, est-il l’effet d’un simple manque d’imagination, d’une tentative de se servir de sa position privilégiée dans le combat pour la justice sociale, en une stratégie qui aurait terriblement mal tourné ?

Je me souviens des mots de Gayatri Spivak : « l’histoire est plus grande que la bonne volonté personnelle » et : « élever les consciences est trompeur… c’est une façon d’éviter d’accomplir son devoir » ; et « la philanthropie de haut en bas n’est pas grand-chose ». Elle m’aide à regarder l’image et à mieux réfléchir à propos d’Ai Weiwei et de notre communauté d’artistes.

Je vois d’avance venir la polémique sur la liberté de l’artiste et la liberté d’expression et de création, et je me demande si je dois en dire plus ou plutôt renoncer à perdre mon temps. Mais je dois assumer le fardeau, maintenant que j’ai dit que cette image ne devrait pas exister. Ai Weiwei devrait présenter des excuses, qui pourraient s’exprimer de diverses façons, selon les raisons qui l’ont conduit à faire cela :

– C’était une impulsion.

– Je ne sais pas mieux.

– Je l’ai fait pour l’argent.

– J’ai manqué de temps.

– Ce n’est ni de l’art ni de l’activisme.

Peut-être n’est-ce pas de l’ « activisme » mais de l’ « art politique », si cette distinction peut être de quelque utilité ici. Tu as marché sur la plage avec un photographe, qui a pris un avion pour prendre ta photo, et là tu as rejoué la mort d’un enfant, et ça a été édité, imprimé et exposé à la foire commerciale de l’India Art Fair. La photo a circulé sur les médias sociaux, sur CNN, dans bien d’autres médias. Et de nouveau, je m’interroge. Comment vois-tu le rôle de l’artiste qui fait de l’art politique ? Il faut sûrement se demander, comme le fit un jour Grace Lee Boggs pour nous rappeler que l’art politique vaut la peine : « Quelle heure est-il à l’horloge du monde ? »

T’es-tu demandé ce qu’est un réfugié quand il n’y a pas d’État-nation ? Cette question se pose dans le monde entier aujourd’hui. La crise des réfugiés syriens n’est-elle pas liée aux soulèvements arabes, au changement de climat, aux changements géopolitiques au Moyen Orient et en Afrique du Nord, à la perpétuation de la colonisation de la Palestine et à la redéfinition des cartes par l’Occident dans ces régions ?

Ton « art » tombe tellement à plat face à toutes ces questions… ça fait mal de voir qu’au nom de l’art et au nom de l’activisme, le rôle de l’artiste reste stagnant et inchangé – une partie du tout, un rouage de la machine de ce monde de l’art capitaliste et néolibéral qui contribue à maintenir le statu quo. Un monde qui nous regarde passivement aller de crise en crise, comme si elles étaient sans lien et sans rapport, et participe à faire les guerres et les réfugiés, les dépossessions et le désastre climatique, le néocolonialisme et la suprématie blanche, la dette écrasante qui ne connaît pas de frontières, d’autant plus palpable… mais tel est l’état de l’art. Comme je l’ai dit dans #OCCUPYWALLST: A Possible Story :

Comme nous le savons, l’art est corrompu, épuisé et faible. Nous voyons des œuvres de maîtres postmodernes vendues à des banquiers pour des millions de dollars comme signes de capital culturel et objets d’investissements financiers. Nous voyons de scintillants édifices de la richesse culturelle bâtis sur le dos de travailleurs hyper-exploités – les pyramides et colisées du XXIème siècle. Nous voyons la prétendue « pratique sociale » qui consiste en une bureaucratisation bien financée du désir de communauté des peuples aliénés. Et nous voyons des « plates-formes discursives » théoriquement averties qui parlent de démocratie radicale, d’écologie militante et même de communisation, tout en reculant à l’idée de déployer leurs ressources considérables, les compétences et les potentiels, pour construire un mouvement. Ce n’est plus acceptable.

Nous attaquons l’art pour libérer l’art de lui-même. Non pour mettre fin à l’art, mais pour libérer ses facultés d’action directe et d’imagination radicale. L’art ne se dissout pas dans la vie dite réelle. Il revitalise la vie réelle en la rendant surréelle. Nous attaquons l’art pour nous entraîner à la pratique de la liberté. Et imaginer un processus sans fin d’expérimentation, d’apprentissage et de perte, de résistance et de construction sur le terrain inexploré d’une rupture historique.

Tu veux aider les réfugiés. On ne peut aider sans être en accord. Tu n’es pas en accord. Dans les mots du poète et théoricien Fred Moten sur la solidarité, que tu devrais lire de toute urgence, « La coalition émerge du fait que tu reconnais que c’est foutu pour toi, de même que nous avons reconnu que c’est foutu pour nous. Je n’ai pas besoin de ton aide. J’ai juste besoin que tu reconnaisses que cette merde te tue, toi aussi, quoique beaucoup plus doucement, pauvre connard, tu saisis ? »

Tu saisis ?

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