Les crues

laffont08708Alina Reyes Lilith e kitapimageslilith,,  lilith,lilithLa température monte, les fleuves sont en crue, la parole féminine balance la domination masculine. Exactement comme dans mon roman d’anticipation Lilith, paru en 1999. Ce livre est lui-même une parole en crue, ce pour quoi l’édition italienne l’a retitré La donna da uccidere, « La femme à abattre ». Ce pour quoi la presse française l’a occulté ou sali, à quelques exceptions près. Catherine Millet y a trouvé le thème d’un livre qu’elle a fait passer, à des fins commerciales, pour autobiographique, mais en inversant complètement le sens de la distribution de plaisir, dans mon livre, à des ouvriers à leur sortie du chantier, « graves et disciplinés, attendant leur tour comme ils l’auraient fait à l’église pour recevoir la bénédiction » (et son livre trafiqué ne vaut rien, la preuve en est qu’elle se déclare aujourd’hui toujours soumise, du côté de la domination masculine, allant jusqu’à regretter de ne pas avoir été violée).

Une mégapole, Lone, entourée de barbelés et de policiers chassant ceux qui viennent d’ailleurs, des « zones », et veulent passer. Une femme, paléontologue et directrice du Museum d’histoire naturelle. Montée des températures, montée des eaux, montée du vieux fond humain enfoui et déterré. Quelques extraits :

Comme une chienne lasse, Lone se couche sous le ciel. Un crépuscule orangé encercle la mégapole dont les flancs en cet instant tressaillent, alanguis contre l’énorme courbure du fleuve qui la traverse en rougeoyant, veine gonflée de tous les déchets organiques et industriels du peuple humain, troupeau domestique de la bête.

Lilith au milieu de la tourmente devenait chaque jour un peu plus l’emblème idéal de la femme à abattre. Les pouvoirs publics lui reprochant son obstination à vouloir défendre le Museum, sans parler de son refus de reconnaître que les trois squelettes préhistoriques trouvés dans la grotte étaient ceux d’humains de race blanche – un critère d’antériorité qui eût pour beaucoup suffi à justifier l’actuelle suprématie de cette même race dans la cité -, le promoteur Vivat lui reprochant de faire obstacle à la construction de logements sur l’île, les vertueux lui reprochant sa débauche de femme divorcée et sans enfants, les féministes son culte du pénis, son rajeunissement et son allure de séductrice, les mystico-écologistes son activité d’excavatrice et de profanatrice de tombes, les créationnistes d’avoir choisi le parti du singe contre celui du divin, les femmes sa beauté, les hommes sa beauté, les grégaires sa solitude, les citoyens de souche son origine d’immigrée, la haute société son extraction populaire et son indignité, les pauvres et les classes moyennes sa fréquentation de la haute société, les frustrés sa vitalité sexuelle, les inconnus sa célébrité, les célébrités sa célébrité imméritée, les médiocres sa supériorité intellectuelle et sa dignité, les enchaînés sa liberté.

Le plus souvent, ce sont des hommes de la haute bourgeoisie. Et les quartiers les plus huppés, davantage encore que le reste de la ville, sont tétanisés par la terreur. Mais les hommes du peuple ne sont pour autant pas à l’abri de cette mort mystérieuse. En interrogeant l’entourage des victimes, les enquêteurs notent que le plus constant de leurs points communs est une tendance aggravée à la tyrannie familiale et au machisme. (…) Presque tous les conseillers municipaux ont été retrouvés un matin morts dans leur lit, vidés de leur sang, malgré le luxe de protection dont ils sont l’objet. Les patrons de presse et de télévision, les industriels, nombre de personnalités en vue y passent aussi. En quelques semaines Lone elle-même est exsangue.

L’Histoire, ce serpent que l’Homme a tenu dans sa main comme son sexe, volontariste et excité, lui file entre les doigts et s’en va, égarée dans les eaux, d’un muscle puissant se retournant sur elle-même, se mordre la queue, se l’enfoncer dans la gorge, et dans un dernier hoquet s’avaler tout entière et disparaître.
Implosant, aspirant la Matière dans l’étroit fourreau du Temps.

Un oiseau sort des profondeurs de mon corps ouvert, une belle chouette effraie à l’intérieur de laquelle j’étire mes membres.

D’autres extraits du livre : ici

Faillite de l’Éducation nationale

vu du Transilien, avant-hier en allant au rectorat, photo Alina Reyes

vu du Transilien, avant-hier en allant au rectorat, photo Alina Reyes

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Le problème n’est pas la suppression du bac ou la sélection à l’entrée de l’université. Le problème est de savoir comment des élèves sont parvenus, comme les miens, en Seconde générale ou en Première technologique, en croyant dur comme fer que Molière est un auteur de romans (ils sont nombreux à le croire, et vous avez beau les détromper, ils continuent à le dire, ne comprenant absolument pas la différence entre roman et théâtre, vous expliquant que puisqu’il a fait des livres, c’est un romancier), ou que Molière est un auteur qui a vécu « il y a quelques années » (écrit très sérieusement dans un commentaire de texte), ou encore « au Moyen Âge », etc. Je ne vais pas recenser ici des perles, je n’aime pas du tout ce principe, je donne seulement un ou deux exemples pour faire comprendre l’ampleur du problème – en orthographe aussi c’est la catastrophe : qu’a compris de sa langue un élève qui écrit « ne ceresse que » ? Comment se fait-il que certains lycéens, y compris comme je l’ai observé en Seconde générale ou bien l’année où ils doivent passer le bac de français, sachent à peine lire et écrire, soient incapables de lire un texte de plus d’une page, et même parfois comprennent tout le contraire de ce que dit un texte d’une page écrit dans une langue simple ?

Le problème est que la sélection à l’entrée de l’université arrive là comme un pansement sur une jambe de bois. Puisqu’on a été incapable de donner une base correcte, une instruction moyenne, à tous les élèves, le diplôme obtenu aux alentours de 90% ne signifie plus rien et l’impossibilité de suivre un enseignement supérieur doit être sanctionnée par une autre sélection. Le problème est d’empirer le problème en le cachant sous le tapis, au lieu de s’atteler à le traiter, et à éduquer chaque enfant comme il mérite de l’être, comme la société doit le faire si elle ne veut pas régresser et sombrer.

Durant ma courte mais intense vie de prof, je me suis engagée corps et âme pour, tout en suivant les programmes, commencer à apprendre aux élèves ce qu’on ne leur apprend pas : à réfléchir par eux-mêmes. Leur apprendre à réfléchir, c’est leur donner les moyens de comprendre et de progresser. Mais j’ai pu constater au lycée comme à l’Espé, l’institution qui forme les profs, que ce principe en est complètement absent : l’intelligence des profs est elle-même bridée, voire sanctionnée. L’Éducation nationale est un univers concentrationnaire de la pensée. En tout cas pour ce qui est de la littérature, on l’y assassine. Tout est rangé en cases, rien n’a de sens. Malheureusement, la preuve en est faite tous les jours, tant sur le terrain que dans les études qui pointent la dégringolade des résultats de l’école française par rapport à celle des autres pays.

C’est pour avoir fait ce constat et pour avoir lutté contre les mauvaises pratiques et pour une autre vision de l’enseignement que j’ai été sanctionnée, tant dans mon lycée qu’à l’Espé où je me suis opposée à l’infantilisation qu’on voulait m’imposer, nous imposer – par les voies hypocrites et sournoises de petites vexations, abus de pouvoir, refus de dialogue… C’est ainsi que, faute de pouvoir me répondre sur le fond, des tutrices, des collègues ou le proviseur ont établi des rapports mensongers sur mon compte, afin de me faire passer, auprès de la hiérarchie comme parfois auprès des élèves, pour une enseignante qui ne faisait pas son travail. Sans me décourager, j’ai demandé un entretien à l’académie afin de pouvoir rétablir quelques faits dans leur vérité et surtout m’expliquer sur ma façon d’enseigner. Me disant parfois que si les tuteurs et autres responsables auxquels j’avais eu affaire jusqu’à présent n’étaient pas bien malins, c’est qu’ils avaient justement été choisis pour cela, pour leur conformisme, leur absence de pensée, qui les rendait dociles à l’administration ; mais qu’au sommet il se trouvait peut-être tout de même des gens un peu plus intelligents. J’ai pu constater qu’il n’en était rien ; non seulement j’ai dû endurer leurs incessants reproches et leurs sermons en langue de béton, mais à aucun moment je n’ai pu m’expliquer sur ma pédagogie. Ils ne veulent rien en savoir. Celle qui sort du rang doit être condamnée, c’est tout.

Comment ces personnes peuvent-elles être à ce point fermées et soutenir une institution tellement en faillite ? Il faut peut-être relire Le Conformiste d’Alberto Moravia, ou simplement se souvenir de l’attitude de l’administration française, de la fonction publique, sous l’Occupation. Banalité du mal, comme dit Arendt. Les racines du mal sont toujours vivaces, et prêtes à injecter leur poison dans toute une société.

Instruisons nos enfants, tous nos enfants. En leur apprenant à penser. À être libres.

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À propos du caca verbal des 100 soumises du Monde

 

La tribune des cent bourges soumises dans Le Monde, réclamant pour les hommes « le droit d’importuner » les femmes (et pourquoi pas le droit pour les voyous d’agresser les hommes dans la rue ?), rappelle la manifestation des prostituées qui ne voulaient pas qu’on pénalise leurs clients. Elles, au moins, étaient franches : elles ne voulaient pas qu’on leur enlève leur gagne-pain, voilà tout. Et les bourges masculins équivalents des Catherine Deneuve et autres attachées à leurs dominants, les Beigbeder et autres germanopratins bon teint, les soutenaient de leur élégante déclaration : « Touche pas à ma pute ».

Tout cela, c’est le même petit monde. Le monde où l’on se vend et s’achète les uns et les unes aux autres, que ce soit de corps ou par d’autres « services » ou dans le cadre des affaires. Le monde dont le capital est le dieu. La bourgeoise comme la fille du peuple qui tombe dans la prostitution vit de la vente d’elle-même à un ou des hommes. L’institution du mariage est une prostitution policée. Et même pour qui, comme Deneuve, tient à se faire appeler mademoiselle, les hommes sont ceux par qui l’argent rentre, pourvu bien sûr qu’on accepte les inconvénients (les indignités) qui sont indissociables de cette situation.

Quant à prétendre, comme certaines de ces cent signataires toutes d’artifices, que de leur temps elles étaient plus libres que les femmes d’aujourd’hui, j’ai assez vécu et je vis encore assez pour témoigner qu’il n’en est absolument rien. La plupart des jeunes filles et des jeunes femmes d’aujourd’hui, en vérité, ridiculisent par leur émancipation toutes ces ex-jeunes qui, pas plus que maintenant, n’avaient compris à vingt ou à trente ans qu’une femme ne se définit ni ne se réalise nécessairement par rapport aux hommes, et notamment aux hommes de pouvoir. Beauvoir, sur l’autre versant de cette aliénation, rejetait et haïssait toute féminité physique, considérant notamment la grossesse ou l’allaitement avec épouvante. Et c’est entre ces deux grilles qu’étouffaient en vérité beaucoup de femmes prétendument libérées des décennies suivantes : la soumission au regard des hommes et la haine de leur propre corps (voir ce que rêvait d’en faire l’une de ces signataires, Catherine Millet : le faire souiller par des hommes, à la chaîne – capitalisme quand tu les tiens).

Pour paraphraser Brel : les bourgeoises c’est comme les cochonnes, plus ça devient vieille plus ça devient conne #Deneuve&les100soumises #TouchentPasàleursPorcs

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Céline revient, il est toujours vivant (avec Kenneth White, entre autres)

« Le Matou revient, il est toujours vivant ». C’est le refrain d’une chanson pour enfants de Steve Waring, contant les aventures d’un chat increvable. Ce chat pourrait être Louis-Ferdinand Céline. Voilà que Gallimard réédite ses lamentables pamphlets antisémites, et que bien sûr ça fait jaser la presse. Je ne lis pas les articles, ils ne m’intéressent pas. Je n’ai pas lu les pamphlets en question non plus, ils ne m’intéressent pas beaucoup plus. Céline est un immense auteur, un styliste extraordinaire, un approcheur du genre humain sans pareil, un grand clown, un médecin généraliste – j’ai lu et relu le Voyage, et aussi Mort à crédit, et D’un château l’autre et quelques autres, sans chercher à lire les pamphlets. Je ne dis pas qu’il ne faut pas les lire, je dis que je n’éprouve pas le désir d’entrer dans cette mascarade. C’est toujours la même vieille histoire. Tel ou tel sombre dans un délire antisémite. Et ça fait sensation. Là où il y a sensation, il y a du fric à prendre. Donc Gallimard réédite et la presse s’émeut. On peut imaginer quels tombereaux d’injures leur lance Céline depuis ses os.

 

Hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

Hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

 

Hier j’ai cité Kenneth White sur Saint-John Perse. Ce soir je citerai des passages de son essai consacré à Céline, dans le même livre intitulé Les affinités extrêmes (Albin Michel, 2009) :

« Pour l’instant, précisons la nature du terrain de ma rencontre avec Céline, car, selon certaines déclarations de la PIF (petite inquisition française), tout intérêt pour Louis-Ferdinand Céline serait anathème. Le Céline qui m’intéresse n’a rien à voir avec le radotage de Pétain, le discours d’Henriot, le journalisme de Je suis partout, encore moins avec la milice de Darnand.
Dans tout ce contexte, Céline est, à mes yeux, une anomalie grotesque et absurde.

(…)

Le point de départ de la « sale route » de Céline, c’est un dégoût physique de ce qu’est devenu le genre humain et de sa prolifération sur la face du monde. Voici ce qu’il dit dans un entretien fait à Meudon en mars 1959 :

« Ils s’occupent d’histoires grossièrement alimentaires ou apéritives ; ils boivent, fument, mangent, de telle façon qu’ils sont sortis de la vie […]. Ils digèrent. La digestion est un acte très compliqué (dont je connais le mécanisme) qui les absorbe tout : leur cerveau, leur corps… Ils n’ont plus rien, ils ne sont plus que de la panne. Mettez-vous à une terrasse, regardez les gens : dès le premier coup d’œil, vous allez surprendre toutes espèces de dystrophies, d’invalidités grossières. Ils sont hideux, ils sont pénibles à voir ! (…) « 

D’où, par contraste, son appréciation de la vie animale (« Il faut traverser la vie littéraire en animal de luxe », dit… Saint-John Perse) (…) Seule exception aux yeux de Céline parmi l’humanité dégénérée : la danseuse. Voici, dans Bagatelles pour un massacre :

« Le monde, ses ondes, tous ses rythmes, ses folies, ses vœux sont inscrits !… Jamais écrits !… Le plus nuancé poème du monde !… émouvant ! Gutman ! Tout ! Le poème inouï, chaud et fragile comme une jambe de danseuse en mouvant équilibre est en ligne, Gutman mon ami, aux écoutes du plus grand secret… »

(…)

Si je me sens des affinités avec Céline, seraient-elles, comme le diraient certains, « celtiques » ? Il serait possible de dresser une petite liste de traits de caractère et de tendances qui pourraient se ranger dans cette catégorie.

D’abord, une volonté, ou plutôt non, rien d’aussi conscient qu’une volonté, plutôt un instinct qui le pousse à ne pas s’intégrer, à rester en dehors.

Ensuite, c’est un mouvement rapide à travers l’espace, celui des Celto-Scythes sur les steppes de l’Asie centrale, et qui se traduit chez Céline par des déambulations obsessives à Paris, le voyage au Cameroun, la traversée de l’Amérique.

Et puis il y a le style, le langage, la musique. À travers toute la littérature celtique, on trouve cette recherche, cette écoute d’une musique lointaine. Elle est présente dans la plus ancienne littérature gaélique, elle est là dans la prose de Stevenson. Quant à Céline, s’il connaît les « cris de mouettes à la tempête » (Féérie pour une autre fois), il s’efforce de l’atteindre la plupart du temps à travers le parler le plus populaire. (…)

Il y a chez Céline une autre utilisation du langage qui est typiquement celtique. C’est le désir, qui rejoint la volonté de rester « en dehors » que j’ai évoquée plus haut, de briser le langage convenu. Cela peut prendre plusieurs formes. Par exemple, le mélange de langues que l’on trouve dans les anciennes hisperica famina et que l’on retrouve chez Joyce. Ou bien le langage hautement vitupérateur des anciennes joutes poétiques d’insultes pratiquées autrefois en Écosse. Comment oublier sa formule terrible appliquée à Sartre : « l’agité du bocal » ? Si, dans son discours délirant (et lyrique), Céline vocifère avec virulence à peu près contre tout, c’est pour dénoncer, certes, mais c’est surtout pour décoller. »

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Fake news et passé simple

gravures

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Il ne suffit pas de chasser toutes les personnes qui n’entrent pas dans la ligne, il faut aussi chasser toute parole qui ne s’accorde pas avec la parole officielle. Les milliardaires s’arrangent pour que tous les grands médias soient dans la ligne, les législateurs vont être chargés de faire en sorte que soient désormais contrôlées toutes les paroles qui échappent au contrôle des milliardaires.

 

lelapinlouche

Certains médias, comme Le Monde et son éhonté Décodex, s’engouffrent servilement dans la chasse à la parole autre. Le quotidien 20 Minutes se fend par exemple d’un article dénonçant comme fake news le fait de dire qu’on n’apprend plus le passé simple à l’école. En fait ce n’est pas une fake news, c’est la simple vérité, même si comme l’article l’affirme, le passé simple figure encore dans les manuels. Sur une classe de 35 élèves de Seconde, seuls 2 ont trouvé le passé simple que je leur demandais d’un verbe courant à la troisième personne du pluriel. Au moins les trois quarts, voire 90%, conjuguent la première personne du passé simple du premier groupe en -a : je marcha, je roula, etc. Quand je leur ai dit que la terminaison était en -ai ils m’ont demandé avec suspicion : « Vous êtes sûre ? » Et comme je l’étais, ils ont ajouté, pas convaincus : « Pourtant, tout le monde dit comme ça. » Pour les verbes des deuxième et troisième groupes, c’est un festival de terminaisons fantaisistes : il courit, ils voyurent, tu partas, etc. Même chose avec mes Première. J’en ai parlé avec les autres profs, ils m’ont dit que le phénomène était général.

 

dragons

 

Or si l’on suit la loi anti fake news que Macron annonce, c’est donc la parole officielle qui a raison sur la vérité des faits. L’ancien président du Conseil supérieur des programmes l’affirme : le passé simple est enseigné selon une procédure pédagogique qui a fait ses preuves. Ses preuves de quoi ? Qu’elle ne marche absolument pas, voilà la vérité des faits, mais selon la vérité officielle dire ce qui est constitue une fake news. C’est que le passé simple n’est plus employé à l’oral, ajoute le pédagogue, qui dit tout et son contraire. L’était-il il y a quelques décennies ? J’en doute fort. Mais le passé simple est employé à l’écrit, en littérature. Si la littérature était enseignée aux élèves, ils le connaîtraient. Le fait est, comme je l’ai déjà dit beaucoup ici, que la littérature ne leur est pas enseignée.

 

oursAujourd’hui à Paris 5e, photos Alina Reyes

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Têtes creuses, policées, évacuatrices d’humain et de littérature

vu du RER, ces jours-ci, photo Alina Reyes

vu du RER, ces jours-ci, photo Alina Reyes

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Quand je vois ce qu’on fait de la littérature et de son enseignement, je songe aux évacuations de camps de Roms, de migrants, de pauvres divers. Je ne dis pas que tous les éditeurs, que tous les professeurs participent à cette entreprise de solution finale. Mais c’est le sens dans lequel on est poussé à aller.

J’ai assisté à des journées d’étude dans une université qui a mis en place un Master de création littéraire, comme cela se fait de plus en plus.  Du néant figé. Formalisme, médiocrité, absence de sens. Des auteurs invités, donnés en exemple, qui écrivent à partir d’images trouvées en ligne. J’ai demandé ce qu’il en était de l’écriture à partir de la vision intérieure, personne n’a compris ma question, même après que j’ai essayé de l’expliciter.

L’une de nos formatrices de l’Espé (qui un jour nous envoya une vidéo d’elle fraîchement manucurée pour nous dire en six longues minutes ce qu’elle aurait pu nous communiquer par écrit en deux phrases) a repris cette pratique en guise d’atelier d’écriture avec ses Seconde en AP (« aide personnalisée », pour juste une petite poignée d’élèves les plus faibles). Elle leur propose un choix d’images qu’elle a prises religieusement sur un site officiel, autorisé, et que chacun consulte sur sa tablette numérique avant d’en choisir une à son tour et d’écrire un texte à partir d’elle. Chaque élève a donc les yeux fixés sur son Ipad. Il doit s’imaginer être le créateur de l’image et dire pourquoi il la fait. Chaque élève est chassé de lui-même, projeté dans une image fixe toute faite, neutralisé dans la fascination numérique. L’humain est évacué, le résultat est comme le dispositif clean, lisse, sans aucun problème publiable à son tour en ligne, avec l’image autorisée en regard, de façon parfaitement proprette.

Rien à voir avec les ateliers d’écriture que je fais avec mes élèves, à partir de mises en danger verbales. Par exemple l’un des tout premiers : « Un loup sans forêt. Racontez ». Ou le dernier : « Qu’est-ce que, selon vous, le courage de la vérité ? » Avec rien d’autre qu’une feuille de papier, un stylo, et vingt minutes pour aller chercher au fond de soi les mots et les écrire, écrire. Dire l’humain, comme l’humain le fait depuis la dite Préhistoire (c’est le sujet de ma thèse). C’est ce que je leur fais faire, c’est ce que l’éducation contemporaine s’emploie à empêcher, à gommer, à recouvrir d’images toutes faites, comme on collerait des affiches sur les parois des grottes ornées, comme on immolerait les livres sur l’autel de la Bêtise – « bienveillante », il va sans dire.

Certes les écrits de mes élèves ne pourraient être publiés sans, souvent, scandaliser l’institution et leurs parents. C’est que la mort n’est pas mon métier. Je n’assassine pas la littérature à peine née, je n’assassine pas l’humain, je les fais vivre.

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