Le mal à l’œuvre

Qu’y a-t-il dans la tête d’hommes qui en assassinent froidement d’autres par idéologie ? Certains prétendent que la religion fait un grand retour, mais non, il ne s’agit pas de religion. Il s’agit d’idéologies, et ce n’est pas nouveau, même si les crimes qu’elles engendrent laissent un sentiment d’horreur qui paraît toujours inédit.

« L’image représente une figure majeure du discours antisémite et un outil non négligeable dans les processus de discrimination et de persécution des Juifs ». Marie-Anne Matard Bonucci. L’islamophobie est un antisémitisme, et les auteurs de Charlie Hebdo, comme bien d’autres, étaient tombés dans ce mal européen séculaire. Il y a cent ou soixante-dix ans, on ne vit pas des extrémistes assassiner pour autant, au nom de la défense du judaïsme et des juifs, les dessinateurs des journaux qui préparaient les esprits à leur persécution en masse.

La haine est toujours là, mais le monde a changé, et on la trouve maintenant des deux côtés. Les hommes ont montré de quelle horreur à très grande échelle ils étaient capables, la guerre a fait des dizaines de millions de morts, mais les leçons de l’histoire n’ont pas été tirées. La radicalisation politique sert d’exutoire aux violents et l’islam, insuffisamment défendu de l’intérieur (par des musulmans pacifiques mais souvent prisonniers d’un réflexe identitaire) comme de l’extérieur (par les pouvoirs politiques souvent méprisants et agressifs à son égard), est devenu leur otage. Trop d’intellectuels et de médias se comportent de façon irresponsable, organisant l’amplification et la publicité de la stigmatisation, et par suite, de la division. Tandis que les irresponsables politiques de tous bords, depuis des décennies laissent empirer la situation de la société, où les inégalités se creusent non seulement sur le plan matériel mais sur celui de l’éducation. Au bas de l’échelle certains pratiquent le trafic d’armes et de drogues comme d’autres, en haut de l’échelle, pratiquent le trafic de la vérité, les trafics politiques et les trafics financiers. Le viol de la loi et le faux règnent du haut en bas de la société, et les uns les autres se regardent au miroir de la mort. Ils croient se combattre mais ils œuvrent pour le même camp, et c’est le pays entier, y compris les innocents et les hommes de bonne volonté, qui en est victime.

Rentrée 2015, et cette odeur de nazisme, toujours…

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Il y a quelques semaines les personnes sans abri étaient invitées, à Marseille, à porter un signe distinctif jaune. Dans une autre ville française un bâilleur hlm interdisait aux locataires de « nourrir les SDF » sous peine d’être expulsés. Un prêtre était condamné par un tribunal pour avoir logé des sans-abri. Le maire d’une autre ville transformait des bancs publics en cages pour empêcher les gens sans toit d’y dormir ou de s’y asseoir. Les scandales s’enchaînent dans notre pays mais devinez quoi ? Les intellectuels au portefeuille bien rempli ont peur d’autre chose et se réfugient dans de bien sales draps.

À Champlan dans l’Essonne le maire refuse le permis d’inhumer un bébé rom dont les parents habitent dans la commune.
À Lille un bébé rom meurt dans les bras de sa mère qui mendiait à la gare. Un élu FN commente sur twitter : « utiliser un bébé comme appât comprend des risques ».
Le magazine ELLE fait l’apologie des « combattantes ukrainiennes », avec en pleine page la photo et l’interview de l’une d’elles… qui s’avère être une néo-nazie.

Dans la revue La Règle du Jeu, Bernard-Henri Lévy chante l’Ukraine, dont il ne semble pas avoir vu les néo-nazis, qui défilaient ce 1er janvier dans les rues de Kiev. La même revue vante le roman de Houellebecq publié cette semaine, intitulé Soumission, « ce qui est le sens du mot islam » et destiné, selon les déclarations de l’auteur à un journal américain, à « faire peur » à propos de l’islam « modéré ». Pour changer du registre «  que dirait-on si le roman s’appelait Juden et était destiné à faire peur à propos du judaïsme », pensons à d’autres stigmatisations : si le roman s’appelait Sodomie et était destiné à faire peur à propos du « lobby gay », ou bien Roms, ou encore SDF, et était destiné à faire peur à propos de l’envahissement de l’espace public par des personnes dans la misère ? Dérouler un tapis sous les pieds du Front National et autres partis puants d’ici et d’ailleurs, voilà à quoi conduit la soumission à sa propre peur de perdre son confort. La France et sa tentation de retomber dans la honte et de s’y rouler, à la suite de quelques élites bien à l’abri.

Voir aussi : cette esthétique nazie qu’on nous promeut

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Vie du Prophète Mohammed

Aujourd’hui beaucoup de musulmans font mémoire de la naissance de leur Prophète – paix et bénédiction sur lui. Ils célèbrent le « Mawlid Nabawi ». Une occasion de se rappeler ce que fut sa vie, et de revenir aux sources de l’islam, afin de mieux comprendre et méditer ce qu’il en est aujourd’hui. Voici un documentaire diffusé par la chaîne Histoire.

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« La Lionne blanche », par Henning Mankell

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Milena Jesenska écrivait peu avant la Deuxième Guerre mondiale, en pleins ravages de l’antisémitisme, que les juifs en Europe n’étaient pas seulement les personnes de confession juive, mais aussi les Noirs, les Tsiganes, les pauvres, les femmes, les étrangers… Toutes catégories de personnes considérées comme ontologiquement inférieures. Je ne me rappelle plus de sa phrase exacte, peut-être écrivait-elle en fait que les Noirs n’étaient pas seulement les personnes qui avaient la peau sombre, mais les juifs, les femmes, les étrangers etc. Milena Jesenska n’était ni juive ni noire ni étrangère mais femme et résistante, et elle allait payer cela elle aussi, et mourir quelque temps plus tard au camp de Ravensbrück.

J’ai pensé à elle en terminant La Lionne blanche, le roman d’Henning Mankell mettant en scène son fameux inspecteur Wallander, en Suède, mais dont l’enjeu se noue en Afrique du Sud en 1992. Un groupe de Boers effrayés par la perspective de la fin de l’apartheid projette un attentat visant à empêcher la victoire de Mandela. Le roman est excellent, je le conseille et n’en dirai guère plus afin de ne pas en déflorer l’intrigue. Je dévoilerai seulement ce nœud central comme symbole de la situation : un Blanc des services secrets, œuvrant pour la perpétuation de l’ordre établi, tout en aimant secrètement une Noire, avec laquelle il a eu une fille. Cet homme s’imagine être aimé de cette femme, qu’il considère inconsciemment comme étant à son service, et de leur fille. Or la femme ne l’aime pas, ne peut pas l’aimer, et rapporte tout ce qu’elle peut savoir de ses activités à un groupe de résistants noirs afin de servir la cause des opprimés. Quant à sa fille, elle le hait. L’aveuglement du Blanc lui sera fatal.

Ainsi en est-il de la situation d’apartheid. Et de toute situation politique comparable, que le « Noir » soit un homme à la peau sombre ou bien un Palestinien, ou bien une femme dans la majorité des sociétés – et particulièrement dans les milieux religieux-, ou bien un pauvre ou un étranger dans les sociétés riches. Le cas de figure inventé par Mankell vaut pour tous ces cas, à l’échelle des peuples comme à celle des individus. L’oppression, même inconsciente ou cachée, ne peut que provoquer la lutte contre l’oppresseur, et grever l’avenir de la haine suscitée dans la génération suivante.

Henning Mankell, qui était en 2010 dans la flottille qui tenta de franchir le blocus de Gaza – opération, on s’en souvient, brutalement réprimée et qui fit neuf morts parmi les militants pacifiques – écrivit que l’intervention israélienne fut « hors la loi, du début à la fin ». Ainsi en est-il aussi de l’occupation, de la colonisation, de toute autre oppression, comme l’espionnage des citoyens. Il faudrait être moralement très pervers pour rappeler dans ces cas la parole évangélique selon laquelle le sabbat est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, et qu’il faut donc fuir l’ « insupportable » légalisme. Ou très aveugle. Je suis venu pour accomplir la loi, a dit au contraire Jésus. Comme tout prophète digne de ce nom. Mankell, à sa façon, fait son travail d’écrivain, qui est d’être aussi prophète, diseur de vérité – comme, parmi la multitude des faux prophètes, tout écrivain digne de ce nom. La vérité vainc, et nul homme ne peut déterminer son heure.

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Aller vers le commun avec Héraclite et les Grecs

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« Il faut donc aller vers le commun. Car le commun appartient à tous. Mais bien que le Logos soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils avaient une intelligence à eux. » Héraclite

L’empire empire. L’ONU refuse de reconnaître le commun. Or il est impossible d’établir la justice sans avoir d’abord reconnu le vrai (dans le cas d’Israël et de la Palestine, une situation coloniale, donc inique : vérité commune universellement valable). Et il est impossible d’établir la paix sans avoir fait justice.

N’ayant plus mon dictionnaire de grec ancien à disposition, j’ai commandé un Bailly d’occasion, je l’aurai dans quelques jours, une belle façon de marquer la nouvelle année. Je pourrai traduire plus aisément qu’avec le dictionnaire en pdf dont je dispose, utile mais beaucoup trop lent à l’usage. Or le monde égaré, le monde tombé dans le faux, a besoin de revenir aux sources de la pensée. Est-ce un paradoxe que les tenants des monothéismes soient tombés dans le polythéisme en croyant chacun de leur côté avoir une intelligence à eux, et que d’un monde archaïque et dit païen, des hommes nous transmettent encore l’urgence du sens du logos unique et commun ?

« Il faut voir que le combat appartient à tous, que la lutte est justice, et que tout se transforme et s’entreprend par la lutte. » Héraclite

« Le penser-vivre est commun à tous. » Héraclite

(Les traductions de ces fragments d’Héraclite sont les miennes)

Voir aussi Parménide.

Bon passage à la nouvelle année ! avec Héraclite, pour qui tout est barque et flux.

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Vs nihilisme

La dernière fois que nous étions en Espagne, j’avais inventé cette formule que nous répétions en riant pour caractériser une certaine âme espagnole : « me gustan la muerte y los calamares ». Un nihilisme solaire dépassant l’ordinaire morbidité catholique, dont la foi est dévoyée en vision de l’existence comme porte-croix, par le vieux fonds païen sacrificiel injecté dans la figure du Crucifié, toujours à recrucifier, en soi et en autrui, et accompagnée de rites aussi barbares que baroques. Cependant ce nihilisme était en quelque sorte un nihilisme de jeunesse de l’humanité, par comparaison à celui qui s’exprime aujourd’hui, notamment à travers le travail de Castellucci, celui qui faisait jeter de la merde sur le visage du Christ, et qui met en scène aujourd’hui un Sacre du Printemps complètement machinisé et déshumanisé. Inutile de dire que cela plaît beaucoup. Une grande partie des intellectuels de ce temps et ce monde ayant une faim de mort insatiable, et souhaitant faire entrer dans cette goule toute l’humanité. Eh bien, ceux qui les suivent y entreront avec eux.

Je propose, pour ma part, la voie de la vie, de la légèreté et de la joie, plus fortes que tout.

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Une histoire de rééducation et de neutralisation des marginaux

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Quand j’étais bénévole dans une petite association paroissiale qui accueillait des personnes sans abri, j’ai proposé au président de l’association d’y faire un atelier d’écriture. Je me sentais très proche des personnes qui venaient là, et je savais qu’elles avaient beaucoup à dire, et que cela ferait grand bien d’aller chercher les mots tout au fond, pour le dire. J’étais allée un soir chez les Compagnons de la Nuit, où ont lieu régulièrement des ateliers d’écriture pour les sans-abri ou autres personnes du quartier désireuses d’y participer. Ce fut une expérience extrêmement simple et extrêmement forte – je l’ai racontée dans Voyage. J’aurais pu faire quelque chose de semblable dans notre association.

Mais au lieu de me laisser faire à ma façon, le président de l’association contacta un animateur d’atelier d’écriture – un gars qui n’était pas écrivain, donc ignorait le travail de profondeur de l’écriture, et ne connaissait pas les sans-abri. Il vint avec son petit attirail, ses petits jeux pour employés de bureau ou autres bobos en mal de « créativité ». Quelques jours après, je dus quitter l’association, parce qu’il s’avéra que, comme ailleurs, j’y étais trahie au profit d’un harceleur qui me poursuit partout en utilisant les autres. C’était il y a quatre ans à peu près.

Hier j’ai reçu le bulletin de l’association, avec l’appel aux dons. J’ai vu ce qu’ils font maintenant. Ils ont emmené les sans-abri en pèlerinage au Mont Saint-Michel, et à Rome voir le pape. Ils les emmènent voir des expositions, ou au théâtre. Les gars se laissent trimballer, du moins certains. J’imagine bien que certains autres ne marchent pas là-dedans. La société du spectacle. L’argent utilisé pour la vitrine. Tout dans la surface, l’apparence, le divertissement. Spiritualité et culture en mode consommation. Ils publient un recueil de poèmes de l’un des « accueillis », préfacé par un grand nom. Un « accueilli » que je connais, c’est moi qui avais remarqué l’intérêt de ses textes lors de l’atelier d’écriture chez les Compagnons de la Nuit, où il se trouvait aussi – et l’avais dit dans Voyage. Mais pourquoi publier lui plutôt qu’un autre ? Pourquoi, sinon pour la vitrine ? Pour éviter de faire le travail de fond qui aurait pu être fait avec chacun et tous, au bénéfice profond de chacun et tous ?

Une telle entreprise me rappelle l’analyse de Muray dans Festivus Festivus : « lorsqu’elle est au pouvoir, la crée, elle, sa clientèle, l’invente, la fabrique en vidant les individus de toute possibilité d’initiative personnelle, comme on sectionne les nerfs d’un animal de laboratoire, et en les rendant ainsi absolument dépendants d’elle, jusques et y compris pour les gestes les plus simples, et cela probablement sans retour. » Ou encore, dans L’Empire du bien : « Ce Bien réchauffé, ce Bien en revival que j’évoque est un peu à l’ « Être infiniment bon » de la théologie ce qu’un quartier réhabilité est à un quartier d’autrefois, construit lentement, rassemblé patiemment, au gré des siècles et des hasards ; ou une cochonnerie d’« espace arboré » à de bons vieux arbres normaux, poussés n’importe comment, sans rien demander à personne ; ou encore, si on préfère, une liste de best-sellers de maintenant à l’histoire de la littérature. »

Les guides spirituels véritables (ils sont rares) font augmenter la liberté de l’homme. Les faux guides (ils sont légion) réduisent la liberté de l’homme. Je dis qu’infantiliser des hommes en les embarquant dans des « activités » « créatives » ou récréatives, comme on dit dans les clubs de vacances, et en les prenant en charge à condition qu’ils suivent docilement, c’est les faire reculer dans leur dignité et dans leur liberté, en même temps que se servir d’eux « pour la bonne cause ». Ces hommes qui connaissent la rue, l’exclusion, la marginalité, la nécessité de survivre, possèdent une expérience et un savoir qui dépassent infiniment le fait d’aller voir les sculptures de Niki de Saint Phalle au Centre Pompidou ou le pape sur la place Saint-Pierre. Or, prétendre leur apporter la culture et la religion sur un plateau, c’est idolâtrer la culture et la religion et surtout, leur laver le cerveau. À quand les camps de rééducation soft pour tous les sans-abri, pour les Roms, pour les étrangers, pour les marginaux, pour les artistes, pour tous ceux qui n’avaient pas vocation à rentrer dans le rang, à devenir de gentils toutous entre les mains de gentils animateurs ?

« Le spectacle, écrit Guy Debord (dont je ne suis pas plus inconditionnelle que de Muray ou de n’importe quel autre auteur, mais dont la pensée vaut aussi d’être (re)lue, surtout en ces temps de falsification de la pensée), est… l’effacement des limites du vrai et du faux par le refoulement de toute vérité vécue sous la présence réelle de la fausseté qu’assure l’organisation de l’apparence. (…) Le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infantile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale. »

Certes j’ai toujours su ce que je faisais en refusant de laisser les mêmes personnes, ou des personnes animées d’un même esprit, mettre la main sur Voyage et sur mes Pèlerins d’Amour. Le résultat eût été le même : affadissement, récupération, dé-signification totale. Tout cela est infiniment triste. Mais la bonne nouvelle, c’est qu’ils n’auront pas tout le monde. Loin de là.

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