Sourate 20, TaHa, « Au puits de ma béatitude » (1)

au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Nous continuons à tourner autour du Coran et à l’intérieur du Coran à partir de ce centre qu’est la sourate Al-Kahf – tout en nous rappelant avoir dit que le centre du Coran est partout dans le texte, où sans cesse sont repris et déclinés les mêmes thèmes, lesquels peuvent se résumer en un thème unique, le thème eschatologique de la source et de la fin dernière, du but de l’homme, de son passage ici-bas.

Commençons cette fois par resituer la descente du Coran dans son contexte anthropologique, en citant ce passage du livre de Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus, à propos du ‘ilm, le « savoir tribal » :

« Étymologiquement, le ‘ilm tribal est centré autour de la recherche des marques et des traces. Alam, de même racine (‘LM), désigne d’ailleurs ce « signe de piste ». Le savoir tribal est avant tout une science du déplacement. La connaissance, très prisée dans ces milieux, des généalogies et des alliances est aussi de cet ordre. Elle porte sur les relations et sur les réseaux. Comme la science de la piste, elle mobilise la mémoire et prépare à l’action. Il en va de même de ce que l’on pourrait appeler le « pistage du destin », c’est-à-dire du ghayb. »

Nous sommes ici dans le même type de savoir que celui des premiers Hébreux, nomades, ou des Aborigènes d’Australie, nomades aussi, dont Bruce Chatwin a décrit dans Le Chant des pistes la pensée complexe, si étrangère à la pensée des sédentaires. Un système de pensée où l’essence du monde est en quelque sorte semblable aux circonvolutions du cerveau, et qui atteint son but dans le monothéisme juif des origines, lui-même transcendé dans le monothéisme coranique, comme nous allons continuer d’essayer de le montrer, ou de le faire apercevoir.

Citons encore, en guise de mise en route, ce splendide passage d’une traduction par Jacqueline Chabbi, du « récit authentique, Khabar, mis sous le nom de Wahb (Ta’rîkh, I, 130-131) » :

« J’ai placé le premier bayt qui ait été édifié pour les hommes au creux du val de la Mekke, lieu béni (…) ils y viendront, des pieds à la tête couverts de la poudre des pistes, montés sur des chamelles efflanquées (tant ils seront venus de loin), par les gorges les plus profondes ; tout tressaillants de dire sans relâche : me voici venu ! me voici venu !, laissant sans discontinuer couler leurs larmes et rouler dans les gorges comme d’un grondement ininterrompu, le nom de Ma Grandeur. »

En notant que le mot Khabar, qui désigne les « récits authentiques » autour du Coran, est apparenté au nom qui désigne une « dépression toujours humide qui permet la pousse et la survie permanente des jujubiers » – arbres que l’on retrouve au paradis, et dépression qui rappelle celle où est bâtie la Kaaba, autour de laquelle les pèlerins tournent, comme nous autour de La Caverne, Al-Kahf.

Pourquoi certaines sourates commencent-elles par une succession de lettres qui ne veulent apparemment rien dire ?  Le Coran, Livre révélé, jongle avec la lettre à la vitesse de l’éclair. Génie de la langue, proche de celui dans laquelle s’écrivit la Bible, et où déjà, par-delà les deux dimensions visibles de l’Écriture, la littérale et la spirituelle, s’ouvrent secrètement d’autres dimensions, ouvrant sur d’autres sens, d’autres univers (où nous nous sommes aventurés dans Voyage). Nous avons vu que tel était le cas de la sourate Maryam, inaugurée par cinq lettres dont nous avons discerné un sens. La particularité de la sourate Ta-Ha est de porter en titre les deux lettres qui forment son premier verset. Comme dans Maryam, il s’avère que ces lettres indiquent quelque chose de capital qui est voilé par pudeur.

Cette sourate de 135 versets commence par le rappel de la Souveraineté de Dieu, qui « connaît le secret et même ce qui est encore plus caché » (v.7). Pour sa plus grande partie elle reprend l’histoire de Moïse, conclue par une méditation sur la Révélation (v. 9-114). Enfin, introduite par un rappel de l’histoire d’Adam, elle ouvre sur l’appel à suivre la juste voie en vue du Jour de la résurrection et de la rétribution.

« Ôte tes sandales, car tu es dans le val sacré de Tuwa », dit Allah à Moïse quand il s’approche du buisson ardent, au verset 12. Nul ne sait d’où vient ce nom, Tuwa. Mais il est certain que ce nom, placé en cet endroit absolument essentiel de la Révélation, fait signe. Et pénétrer dans ce signe, c’est rejoindre aussi les deux lettres initiales qui donnent à la sourate son nom. Pour cela il nous faut nous aussi ôter nos sandales, et entrer pieds nus dans le lieu immaculé de la langue. Ici ce n’est plus nous qui nous servons d’elle pour communiquer, mais elle qui vit, indépendante de nous, sans besoin de nous, souveraine et ne se laissant approcher que de ceux qui se sont dépouillés de toute protection et de toute prétention sur eux-mêmes et sur elle.

Avançons-nous comme des nouveau-nés dans les profondeurs de la langue, où elle palpite et évolue dans la lumière. Tuwa s’y trouve entre Tawa et Tuba. Nous y voyons Tawa désigner tout ce qui est plié ou qui se ploie, un rouleau ; un mouvement de va-et-vient ;  la maçonnerie intérieure d’un puits. Et Tuba, qui est aussi le nom d’un arbre du paradis, exprimer la béatitude.

D’autant plus qu’il est question de Moïse, nous nous rappelons que pour les juifs, la béatitude consiste à lire le rouleau de la Torah. Nous nous rappelons que nous avons vécu cette béatitude, que nous retrouvons en lisant le Coran, aussi près de sa langue que nous le pouvons. Et nous comprenons que le nom Tuwa exprime plus que cela encore. Le Ta initial de la sourate est aussi la lettre initiale de Tuwa (et de Tawa, et de Tuba). Quant à la deuxième lettre, le Ha, elle sert d’affixe pronominal. Sans fatha (accent-voyelle a), comme ici, elle indique le génitif ou le datif. Si bien qu’il nous est possible d’entendre, dans ce TaHa : « De mon T », ou « À mon T », T pouvant signifier le confluent de la béatitude et tout à la fois, comme nous allons maintenant le voir, des plis et du rouleau, du va-et-vient, du puits.

Rappelons-nous ce que nous avons indiqué, au début, de la pensée nomade. Je ne ferai pas ici l’analyse détaillée du contenu de la sourate, ce serait trop long et nous y reviendrons plus tard. Mais tout un chacun peut la lire en y notant le thème constant du déplacement, des allées et venues, tant dans l’espace physique, géographique, que dans l’espace mental et spirituel. Le texte arpente les pistes de l’existence et leurs replis, et c’est pour guider l’homme, lui éviter les égarements.

Au verset 39, Dieu explique à Moïse qu’il l’a sauvé des eaux, nouveau-né, afin qu’il soit élevé « sous mon œil », dit-il. Le mot Ayin, qui signifie en hébreu à la fois œil et source, signifie en arabe œil ; personne ; essence. Et encore, entre autres : pluie qui tombe plusieurs jours de suite. Ou : tourbillon d’eau dans un puits. Par où nous revenons à la source, à l’œil, au puits de Laaï Roï, « Le Vivant qui me voit » où Agar entendit l’Ange lui annoncer la naissance de son fils Ismaël. Voici comment nous commentions cet épisode dans Voyage :

« C’est là que l’Ange du Seigneur la trouve, à la source. La source se dit en hébreu : l’œil. Ici il est question de « l’œil des eaux ». Agar pleure, sans doute. Agar est révoltée par le traitement qui lui est fait. À l’œil des eaux, au lieu de désespérer, elle voit Dieu. L’Ange du Seigneur lui indique la voie du salut : voir plus loin. Plus loin que la tribulation immédiate, sa vie perpétuée dans une immense descendance – en laquelle se reconnaîtront les Arabes. »

Enroulement et déroulement vertigineux du sens dans le texte.

Je m’arrête là pour aujourd’hui, je reçois tous mes fils ce soir, j’ai à préparer. Lis ! Et sois bienheureux.

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À la maison dans la Bible, l’Évangile et le Coran

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Le mot bayit en hébreu, bayt en arabe, désigne un contenant, une demeure : maison, tente, cimetière, temple, et aussi famille avec descendance – non limitée aux liens de sang. En arabe, au pluriel, il a un sens supplémentaire : vers. Le dictionnaire Kasimirski indique : « De même que le vers est homonyme de tente, de même chaque partie dont un vers se compose répond à quelque partie de la tente, comme pieu, etc. » Avant d’être appelé Allah, Dieu est nommé dans le Coran Rabb al-Bayt, Seigneur de la Maison. Cette maison est la Kaaba, élevée à La Mecque par Abraham (sourate II, 127).

Bayit, qui prend souvent la forme beyt en hébreu, en raison de sa forme, dit le dictionnaire de Sander et Trenel,  a donné son nom à la deuxième lettre de l’alphabet hébreu : beth. Cette lettre est la première de la Bible. Lorsque Jacob s’endort, la tête sur une pierre, et voit en rêve les anges descendre et monter à l’échelle entre terre et ciel, puis entend Dieu lui annoncer sa descendance, il s’exclame en se réveillant que c’est ici « la maison de Dieu, la porte du ciel ». Il dresse la pierre sur laquelle sa tête a reposé, en fait une stèle, qu’il appelle Béthel, « maison de Dieu » – bétyle (Genèse 28, 10-19), en promettant que si Dieu le garde dans son voyage et lui donne du pain et lui permet de rentrer à la maison, il sera son Dieu.

Bethléem, « Maison du pain », est le lieu où naquit Jésus-Christ, « le pain de la vie », au creux d’un rocher, d’une grotte qui est aussi un mot. Béthel, où Abraham éleva aussi un autel (Genèse 12, v.8) est considéré comme le village nommé autrement Emmaüs (par déformation d’un nom contenant Luz, ancien nom du lieu renommé Béthel par Jacob), où les compagnons rencontrèrent, au soir du premier dimanche, le Christ ressuscité – qu’ils reconnaissent quand il leur partage le pain et leur explique les Écritures.

La lettre B, en arabe comme en hébreu, signifie dans. De nouveau l’idée de demeure. Elle est la première lettre de la Bible et aussi du Coran, avec ce sens. Dans la Bible, littéralement : « Dans le commencement », et dans le Coran : « Dans le nom » (de Dieu). Ce B est en quelque sorte un bétyle. Que nous dit-il, d’entrée ? Que dans la lettre est Dieu. La première lettre est en quelque sorte la maison d’où jaillit, comme en Big Bang, la parole de Dieu, à la fois source, pain et nom.

Les vêtements liturgiques et le pectoral d’Aaron seront couverts de pierres précieuses (Exode 39), comme la Jérusalem céleste (Apocalypse 21). Le Temple de Jérusalem est le béthel, la maison de Dieu. Dans la Kaaba est enchâssé le bétyle. Le Christ renomme l’apôtre à qui il confie de fonder son église, il l’appelle Pierre. La pierre est à la fois le lien entre la terre et le ciel, et la maison où demeure le ciel descendu sur terre. Une maison tout à la fois aussi concrète qu’une pierre et aussi spirituelle qu’une lettre. Comme le dit Al-Fatiha, L’Ouvrante, la première sourate, Dieu est le « Maître de l’univers », « Maître des mondes ». En Lui les mondes se répondent et communient, aussi étrangement parfois que la pierre et la lettre. En lui les mondes, et la terre et le ciel, forment une unique maison, famille, descendance et poésie, Sa demeure, dont la porte est ouvrante.

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courant debout dans la joie à sa délivrance

 

Elohim et ha-shamayim ve’et ha’aretz (Genèse 1, 1 : « [Au commencement créa] Dieu les cieux et la terre »

Allāhu Nūru As-Samāwāti Wa Al-‘Arđi (Coran 24, 35) : Dieu lumière des cieux et de la terre

 

Elohim et Allah sont le même mot, l’un hébreu l’autre arabe : El (ici en hébreu à la forme pluriel) signifie Dieu et se trouve dans le lah de Al-lah (le Dieu)

shamayim et samawati sont le même mot, l’un hébreu et l’autre arabe : cieux

aretz et ardi sont le même mot, l’un hébreu et l’autre arabe : terre

ve et wa sont aussi le même mot dans les deux langues : et

 

Nurun ala Nurin : Lumière sur Lumière. Le Coran est Lumière sur la Lumière qu’est la Bible. Leurs langues sont sœurs et épouses d’un même Dieu. Eaux d’en haut et eaux d’en bas, comme dit la Genèse (1, 7), au confluent des deux océans comme dit le Coran (18, 60), l’homme se retrouve dans le même et unique lit de la Vérité, torrent courant debout dans la joie à sa délivrance.

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Sourate 17, Al-Isra, Le Voyage Nocturne

terre et ciel du Sud, reçu tout à l'heure par mail

 

Il est l’Audient, le Voyant, est-il dit d’Allah au premier verset de cette sourate qui évoque, en 111 versets, le fameux voyage que fit le Prophète en prière, de nuit, de La Mecque à Jérusalem et de Jérusalem au Ciel, auprès de Dieu. Ici cependant pas de jument ni de détails pittoresques (comme il s’en trouve dans des hadiths), seulement la Vérité nue. Mohammed (le salut et la bénédiction de Dieu soient sur toi), je crois que tu as chevauché à cru une cavale nommée Audience et Voyance d’Allah. C’est le miracle de la prière profonde, et je me rappelle ton voyage quand au cœur de la nuit je pratique comme toi la prosternation, Essoujoud, ce mot qu’on retrouve dans Masjid, la Mosquée, tout lieu où l’on se prosterne, la terre entière étant mosquée pour un musulman. Et aussi quand, me redressant après m’être inclinée, je prononce « Samia Allahou Liman Hamidahou », « Allah entend celui qui le loue », ce mot Samia que l’on retrouve dans l’appellation As-Sami, l’Audient, et aussi dans le nom du fils d’Abraham notre ancêtre, Ismaël, et dans l’antique invocation juive, redite par Jésus, Shema Israël, Écoute, Israël, le Seigneur, notre Dieu, est Un…  Oui un voyage dans la langue de Dieu, dans sa Parole transmise à Ses prophètes. Afin de lui faire voir Min Ayatina, dit ce même premier verset, De Nos Signes, ou De Nos Merveilles… et j’écoute et je vois que c’est le même mot qui dit Versets. Dieu t’a fait voir de Ses versets, des antiques et des nouveaux sans doute, Dieu t’a transmis comme Signes et Merveilles ses Versets, que j’entends que je sens galoper sous moi dans le désert tandis que je les vois, que je les lis…

Voyage de la « mosquée sacrée », Al-Haram, à « la mosquée la plus lointaine », Al-Aqsa, trajet eschatologique de la source de tout à l’ultime, du nombril de monde au lieu de la résurrection, de la boîte noire de La Mecque au lieu où tomba, comme l’avait prophétisé Jésus, le Temple jamais relevé. Trajet de l’Interdit (le sacré) au Révélé. Trajet de la terre au ciel via Jérusalem, de la forme au sens, de l’ouïe au dit, de la vision au réel, du sujet à son objet. Le Coran est la transfiguration de l’Écriture – c’est pourquoi, au premier temps de la Révélation, l’Ange de Dieu ne demande pas à Mohammed d’écrire, mais de lire. Les signes anciens, il va les lire selon la nouvelle révélation. Et dès le deuxième verset, voici Moïse et le Livre. Et dès le verset suivant, Noé et l’Arche.

Puis voici le grand sujet, celui du mal commis par les hommes, de leur non-écoute de la parole de Dieu, et du châtiment terrible qu’ils encourent. C’est sur ce terrain que galope la monture jusqu’à la fin de la sourate, le terrain des fins dernières de l’homme, qui est aussi avertissement contre l’enfer après la mort pour ceux qui auront placé tout leur désir sur terre, suivi le diable qui « ne fait des promesses qu’en tromperie ». Sur le déluge, il y revient, car l’eau est la parole où Dieu fait naître et où il fait sombrer, par où il sauve, aussi. Moïse la traversa avec son peuple, Noé y navigua avec ses fils et les vivants, elle noie les méchants, sauve les justes. « Êtes-vous à l´abri de ce qu´Il vous y ramène (en mer) une autre fois, qu´Il déchaîne contre vous un de ces vents à tout casser, puis qu´Il vous fasse noyer à cause de votre mécréance? Et alors vous ne trouverez personne pour vous défendre contre Nous ! » (verset 69)  Sachez traverser sains et saufs la nuit, accomplir le pèlerinage périlleux qu’est la vie en ce bas monde, tel est le message de cette sourate, aussi centrale que Al-Kahf et Maryam, que nous avons déjà lues. Et pour cela, les derniers versets sont des appels renouvelés à la prière, des conseils pour la faire et louer celui « qui n’a point d’associé en la royauté », celui qu’on ne doit point évoquer comme s’il était tour à tour tel ou tel homme ou l’homme, comme le font ceux qui ont laissé se dégrader complètement leur foi, leur vision de Dieu. Mais Dieu est miséricordieux, il a fait descendre le Coran. Qu’ils le lisent en priant, et ils découvriront : « quand tu lis le Coran, Nous plaçons, entre toi et ceux qui ne croient pas en l´au-delà, un voile (hidjab) tabou » (v.45). Et tu es parfaitement pur et inatteignable, comme Al-Haram, ton lieu de départ en ce voyage nocturne, parfaitement musulman, c’est-à-dire en paix bienheureuse.

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Sourate 18, Al-Kahf, La Caverne (3). Ses enseignements politiques

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Comprendre ce qu’est, dit et révèle le prodige que sont la Bible, l’Évangile et le Coran, c’est comprendre ce qu’est Dieu, qui il est et ce qu’il veut. C’est bannir la possibilité de l’instrumentaliser. C’est reconnaître qu’en Lui seul réside notre histoire, notre être et notre devenir. Et qu’il est donc de notre devoir absolu d’aider les hommes à comprendre Sa parole, son sens qui n’est pas figé dans le temps mais au contraire vivant, évoluant comme un organisme, un arbre de vie qui jamais ne cesse de produire des fruits beaux et bons à contempler et à manger, pour quiconque va vers lui avec la permission des anges qui en gardent l’accès.

Nous l’avons montré dans nos lectures précédentes, la sourate Al-Kahf n’est pas seulement au centre phonologique du Coran, elle en est comme une matrice, à l’image de ce qui fait son titre, cette Caverne où mûrit la résurrection. C’est en s’isolant lui-même dans une grotte que le Prophète a commencé à recevoir la révélation, signe de résurrection pour son peuple et lui. Or que se trouve-t-il dans ce centre du Livre autour duquel nous tournons comme autour de la Kaaba ? Au centre du centre, nous l’avons dit, un verset qui indique le mystère choquant de la mort. À l’entrée ou au déploiement du centre, une histoire chrétienne de résurrection, celle dite des Sept Dormants d’Éphèse. Suivie d’une parabole sur le sens de l’existence, puis d’une plongée dans les eaux célestes avec Moïse, et enfin d’une expédition aux confins de l’humanité. Une succession de récits de plus en plus énigmatiques, conclue par l’annonce eschatologique du Jour où toutes les âmes auront à répondre à l’appel.

Telle une pierre noire au milieu du Livre, Al-Kahf rayonne au secret d’une intense énergie spirituelle, celle qui transporte quiconque s’en approche dans la voie de la résurrection, transforme la mort en vie, la finitude en vie éternelle. Le Coran tout entier rayonne de ce rayonnement puisé en son centre qui est partout, tout en se trouvant résumé et imagé en Al-Khaf, sourate récitée tous les vendredis. Nous y reviendrons, continuerons à y pénétrer plus avant. Pour aujourd’hui, notons que le sens eschatologique du texte ne nous empêche pas d’y voir aussi un enseignement politique. D’après ce qui nous est montré dans La Caverne, comment devons-nous nous comporter au sein de la Cité terrestre ?

Les histoires ou paraboles successives désignent clairement le mal causé par les abus de pouvoir des hommes. Dans le premier récit, les jeunes gens sont confrontés à la dictature d’une idéologie idolâtre. Face à sa force brutale, se soumettent-ils ? Non. Ils se retirent ensemble. Non pour mourir ou disparaître, mais pour ne pas laisser corrompre leur foi, leur innocence. Leur voilement par la caverne est un témoignage. Le monde veut les forcer à se nier en se faisant discrets ? En se réfugiant en Dieu, dans ce rocher biblique, cette caverne qui est aussi temple, autel, mosquée, ils traversent les siècles et les barrières, deviennent un signe aussi visible que l’étoile au-dessus de la grotte de la Nativité.

Cependant la réaction au monde mortifère ne consiste pas seulement dans le retrait. L’histoire des deux hommes au jardin enseigne que le comportement dominateur, suffisant et méprisant du riche finit par le perdre. Comment réagit le moins favorisé à l’arrogance du dominant ? Non pas en se taisant, mais en lui rappelant les droits de Dieu, sans hésitation ni timidité, en prenant le temps d’argumenter, démontrer, affirmer le vrai.

Dans l’histoire suivante Moïse, en cheminant sous la guidée d’un envoyé de Dieu nous enseigne comment continuer à progresser et à garder la foi même quand l’iniquité à l’œuvre dans le monde tendrait à nous en détourner. Car si l’on rencontre souvent, en plus de l’iniquité des hommes, une apparence d’iniquité de Dieu, c’est seulement parce qu’on en ignore le sens. Le récit constitue donc pour notre vie terrestre, notre politique en ce monde, une incitation à garder la foi et à chercher à pénétrer plus avant dans la connaissance. Le dernier, énigmatique et bref récit des expéditions de Dhu’l-Qarneyn aux confins de l’humanité confirme la nécessité de cette quête de la connaissance, qui est aussi voyage à la rencontre de l’autre.

Nous reviendrons bien sûr de façon plus détaillée sur ces récits. Avant cela nous serons sans doute appelés par la sourate précédente, Le voyage nocturne. D’ici là nous pouvons récapituler les enseignements politiques de La Caverne : se faire témoins de la lumière en se retirant des systèmes idolâtriques ; répondre à l’arrogance par des paroles de vérité ; continuer à avancer dans la connaissance.

Selon le Coran, Dieu seul sait combien ils étaient, dans la caverne. Peut-être trois, est-il dit d’abord. Et je songe : un juif, un chrétien et un musulman, attendant de ressusciter ensemble de leur engourdissement dans un monde troublé ?  Peut-être sept, ou plus, dit encore le texte. Peut-être bien toute l’humanité, réunie dans sa diversité ?

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Précédentes lectures de cette sourate: ici.

 

Sourate 19, Maryam, Marie (3)

 

Les versets de cette sourate qui racontent l’annonce à Zacharie de la naissance de Jean, puis la naissance de Jésus, ont sauvé la vie aux premiers musulmans exilés en Abyssinie, fuyant les persécutions de leurs compatriotes. Quand deux émissaires de La Mecque vinrent les réclamer au Négus, le roi chrétien, ce dernier leur demanda d’abord de s’expliquer sur leur nouvelle religion. Ils affirmèrent leur foi en un Dieu unique, et récitèrent la première partie de la sourate Marie. En l’écoutant le roi mouilla sa barbe de ses pleurs et refusa de livrer les musulmans à leurs compatriotes, leur accordant sa protection.

Marie pour enfanter Jésus, « Parole de Vérité » (v.34), s’éloigne de sa famille, de tout, et se met sous un palmier. J’ai pensé à cette image de Rimbaud en Abyssinie, vêtu de blanc et si seul sous le palmier. Le palmier bien sûr relie la terre au ciel, sa verdure en éventail est comme le déploiement de l’espace et son tronc fait chemin, depuis la racine enterrée qu’est aussi Marie.

Pendant l’enfantement, ce qui est sous elle, sans que l’on sache s’il s’agit de l’ange Gabriel ou de Jésus, lui indique de secouer le tronc du palmier, d’où lui pleuvent pour son réconfort, manne dorée, des dattes ; tandis qu’un ruisseau, ou une gloire, s’écoule de sous elle : « Mange et bois, et que ton œil se réjouisse ! » Avant qu’elle ne fasse vœu de jeûner de parole, de passer le restant de la journée sans parler. (v.24-26)

L’Esprit de Dieu lui a parlé. Vierge, elle a conçu, est devenue enceinte, et voici qu’elle enfante. Les douleurs viennent, elle s’exclame :  « Qu’avant cela ne suis-je morte, et totalement oubliée ! » Je ne connais pas encore la grammaire, je ne peux préciser la traduction, mais je vois que le verbe oublier est répété sous deux formes différentes successives, et je songe à la tournure en hébreu qui répète aussi les substantifs pour exprimer un superlatif, comme dans « Cantique des cantiques » – et peut-être dirait-on familièrement en français : « que je sois oubliée de chez oublié ! » Car ne faut-il pas vouloir l’être, soumis à l’oubli, pour pouvoir endurer le fait d’enfanter un Verbe de Dieu, comme Jésus est aussi nommé dans le Coran (4,171) ?

Cet oubli est mort de l’ego, oubli de soi. D’autres éléments renforcent ce sens en cette première partie de la sourate. Le mutisme de Zacharie après l’annonce (v.10) ; l’isolement de Marie (v.16) et son voilement (v.17) avant l’annonce, son mutisme (v.26) après la naissance de Jésus. C’est lui-même, nouveau-né, qui prendra la parole, pour se justifier et la justifier ; lui-même parole, suffisant à justifier ce qui paraît scandaleux, l’enfantement par une fille-mère. Comme dans les rituels soufis, l’ego a été déposé, ce n’est plus lui qui parle, c’est la parole de vérité elle-même, la parole venue de Dieu.

Marie de retour dans sa famille avec l’Enfant est appelée sœur d’Aaron. Les exégètes cherchent à expliquer que cet Aaron ne peut être le frère de Moïse, que le Coran sait très bien que la confusion avec Marie, sœur de Moïse et d’Aaron, n’est pas possible. Mais justement, n’y a-t-il pas là un signe ? Revient ensuite le rappel de l’unicité absolue de Dieu, et de l’erreur que commettent ceux qui croient qu’il ait pu se donner une progéniture. (Cette question de divergence avec les chrétiens est bien sûr capitale, et il faut se placer à des niveaux de signification différents pour voir en chacune de ces visions sa propre logique, étroitement liée à la question de la mort du Christ, vue très différemment aussi dans le Coran – nous y reviendrons une autre fois).

Puis c’est Abraham qui est évoqué : son éloignement des siens (comme Marie) pour aller à la rencontre du Dieu unique, grâce à quoi lui seront donnés ses descendants Isaac et Jacob, à qui Dieu accorde « une sublime langue de vérité » (v.50). Là aussi nous voyons la concordance avec ce qui advient à Marie. Puis est rappelé Moïse, à qui Dieu parla sur la montagne : toujours l’appel à l’isolement suivi de la Parole de Dieu.

La sourate se termine par la mention d’autres prophètes, Ismaël, Idris (Énoch), Adam, Noé, de nouveau Abraham et Israël… Marie ne serait-elle pas leur sœur, comme celle d’Aaron et de Moïse ? J’ai trouvé dans le dictionnaire cette indication : avant d’être un prénom, maryam désigne une « femme qui aime et recherche la société des hommes, mais qui est chaste et vertueuse ». Et celle qui enfante le Verbe de Dieu, n’est-elle pas un prophète parmi les prophètes ? La sourate se conclut par de longs et vigoureux avertissements aux mécréants, « tandis que ceux qui croient, effectuent l’œuvre salutaire, le Tout miséricorde les comblera d’amour » (v. 96, trad. Jacques Berque). « Et tout cela sera le commencement des douleurs de l’enfantement », a dit un jour Jésus (Matthieu 24, 8), parlant de ces derniers temps qu’évoque aussi l’Apocalypse, avec ses grands combats au milieu desquels une femme enfante dans le ciel.

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Nous avions déjà parlé de cette sourate ici et ici.

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Sourates 18 et 19, Al-Kahf et Maryam, La Caverne et Marie (2). Le sens du hidjab

 

104 Ceux-là dont l’élan se fourvoya dans la vie d’ici-bas, et qui s’imaginaient que c’était là pour eux bel artifice,

105 ceux-là qui dénièrent les signes de leur Seigneur et Sa rencontre : leurs actions ont crevé d’enflure. Je ne leur attribuerai nul poids au Jour de la résurrection

106 telle sera leur rétribution : la Géhenne, pour avoir dénié, pour avoir tourné en dérision Mes signes et Mes envoyés

107 tandis que ceux qui croient, effectuent les œuvres salutaires auront en prémices les jardins du Paradis

108 où ils seront éternels, sans nulle envie d’y rien substituer.

La Caverne, traduction de Jacques Berque

 

Le Coran tourne autour de son centre, qui est partout. Partout reviennent les avertissements aux mécréants, la promesse à ceux qui croient à l’Unique source, créateur et vérité, révélée par le Prophète et ses autres messagers, la révélation eschatologique du sens de la vie, du temps, de l’univers. Nous avons reconnu (Al-Khaf, 1) l’un de ses centres en son centre phonologique, Al-Kahf, cette Caverne, ce trou noir de la mort qui ne retient la lumière que pour la libérer, splendide, dans l’éternité de la résurrection. Et nous allons lire le Livre en tournant autour de ce centre.

Nous l’avons dit, la sourate suivante, Marie, est comme une émanation de La Caverne.  Marie vient de la Caverne. Marie, mère de Jésus, l’un et l’autre intimement liés, témoignant de la Résurrection issue du temps de la Caverne, de la mort en Dieu, qui dépasse la mort. Nous sommes ici au plein cœur du seul thème qui compte : le voile et le déchirement du voile. La Caverne et Marie sont l’habitation de l’homme en ce monde, une habitation que Dieu voile afin d’y préserver la vie et lui donner, en la dévoilant, sa révélation, celle de la résurrection.

Marie, nous dit le Coran, s’isola des siens dans un lieu oriental (à la source donc) et mit « entre elle et eux un voile ». Un hidjab. Le verbe arabe contient aussi le sens d’élever un mur de séparation. De voiler, de garder l’entrée. Le nom désigne tout ce qui peut s’interposer entre l’objet et l’œil, aussi bien : un voile, la nuit, ou l’éclat du soleil. Le Coran lui-même est considéré comme hidjab, au sens de moyen le plus puissant pour détourner le mal. Le verbe signifie aussi le fait d’entrer dans le neuvième mois de sa grossesse.

Rappelons-nous la dernière histoire de La Caverne, la plus mystérieuse, avec ce mur de séparation qu’élève l’envoyé de Dieu pour protéger jusqu’au jour du Jugement le peuple primitif qui vit au bord d’une source en plein sous le soleil.

Rappelons-nous la Kaaba voilée, autour de laquelle tournent les fidèles.

Rappelons-nous la légende de la toile d’araignée et du nid de la colombe sauvant la vie du Prophète et de son compagnon de voyage, lorsqu’ils quittèrent La Mecque pour Médine, pourchassés par les ennemis. Quand ces derniers arrivèrent devant la grotte où ils s’étaient cachés, ils virent qu’une araignée avait tendu sa toile devant, et qu’une colombe y avait fait son nid, où elle couvait ses œufs. Ils en déduisirent que personne ne venait d’y pénétrer, et passèrent leur chemin. L’anecdote est légendaire mais la nuit dans la caverne est réelle et évoquée dans le Coran : c’est à partir d’elle que commence le temps de l’islam, le nouveau calendrier. Et il est clair que cette toile et que cette colombe signifient à la fois la virginité de Marie, sa grossesse miraculeuse et son prochain enfantement.

Voici aussi où nous voulons en venir. Quand dans l’adhan, l’appel à la prière, le muezzin dit : venez à la prière, venez à la félicité, le mot arabe pour dire félicité signifie aussi : lèvre fendue. La prière consiste à réciter la révélation venue de Dieu. À parler la parole de Dieu. À ouvrir la bouche, le voile qu’elle est, ouvrir la parole, pour en faire jaillir la vie, la lumière, la vérité. À en reconnaître et faire le centre autour duquel, cosmique, notre être tourne jusqu’en son accomplissement, éternelle et indestructible félicité.

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à suivre