Niagara

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Décidément tout flue, tout passe, comme dit Héraclite. Assia Djebar est morte. Je ne l’avais pas lue, mais je suis allée un jour avec elle, et d’autres écrivains venus du monde entier, contempler les chutes du Niagara. Je me rappelle qu’elle avait parlé du poète Adonis, et qu’elle espérait qu’il aurait le prix Nobel. Je vais la visiter sur sa page. J’ai vu évoqué dans la presse la possibilité qu’elle soit remplacée à l’Académie française par Michel Houellebecq, comme le souhaitait il y a quelques jours Hélène Carrère d’Encausse (savait-elle qu’Assia Djebar était mourante ? il faut espérer que non, ce serait indécent). Que cela arrive ou non, cette seule idée de remplacer une intellectuelle algérienne de culture musulmane éclairée par l’auteur de Soumission est un assez triste signe de l’époque. Mais tout flue, et peu importent l’Académie et ses mortels, ce qui demeure c’est la vie.

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La stratégie du choc, par Naomi Klein (17) Israël, avant-poste et emblème du vieux monde

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Derniers extraits de la série, remonter dans la page pour les lire dans l’ordre du livre ou selon pays ou thématiques.

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Après un chapitre sur le tsunami de 2004 au Sri-Lanka, où l’on voit la même logique de choc économique faire des ravages comparables à ceux que nous avons vus dans le reste du monde (notamment en chassant de la côte les pêcheurs pauvres, sans compensation, pour les remplacer par des installations pour touristes riches), Naomi Klein intitule le dernier chapitre de son livre : Quand la paix ne sert plus à rien – Israël : le signal d’alarme.

« L’économie connaissait une sorte d’ « âge d’or de la croissance généralisée ». En d’autres termes, le monde courait à sa perte, la stabilité était un vain rêve, et l’économie mondiale applaudissait à tout rompre. (…) Aujourd’hui, l’instabilité mondiale ne profite pas qu’à un petit groupe de marchands d’armes ; elle procure au contraire des profits mirobolants au secteur de la sécurité de pointe, à la construction lourde, aux fournisseurs de services de santé qui traitent les soldats blessés, aux secteurs pétrolier et gazier – et évidemment, aux entrepreneurs de l’industrie de la défense. » (p.513)

« Pendant les années 1990, environ un million de juifs quittèrent l’ex-Union soviétique pour Israël. Les immigrants qui s’y établirent pendant cette période comptent aujourd’hui pour plus de 18 % de la population totale d’Israël. (…) À l’échelle de l’Europe, c’est comme si toute la Grèce transportait ses pénates en France. (…) Arrivés en Israël sans le sou après avoir vu leurs économies englouties par les dévaluations qu’avait entraînées la thérapie de choc, de nombreux habitants de l’ex-Union soviétique se laissaient facilement tenter par les territoires occupés, où les maisons et les appartements étaient beaucoup moins chers, sans parler des primes et des prêts spéciaux qu’on leur faisait miroiter. » (pp 521-523)

« Les nouveaux arrivants jouèrent un rôle décisif dans le boom. Parmi les centaines de milliers de Soviétiques qui débarquèrent en Israël dans les années 1990, il y avait plus de scientifiques bardés de diplômes que n’en avait formé le plus important institut du pays au cours de ses 80 années d’existence. On trouvait dans leurs rangs bon nombre de savants qui avaient aidé l’Union soviétique à se maintenir pendant la Guerre froide. Ils furent, ainsi que le déclara un économiste israélien, « le carburant qui propulsa l’industrie de la technologie. (…) L’ouverture des marchés promettait des bénéfices de part et d’autre du conflit, mais, à l’exception d’une élite corrompue entourant Arafat, les Palestiniens ne profitèrent absolument pas du boom de l’après-Oslo. Le principal obstacle fut le bouclage imposé en 1993. (…) La fermeture abrupte des frontières en 1993 eut des effets catastrophiques sur la vie économique palestinienne. (…) Les travailleurs ne pouvaient pas travailler, les commerçants ne pouvaient pas vendre leurs produits, les agriculteurs ne pouvaient pas se rendre dans leurs champs. (…) En 1996, affirme Sara Roy, qui a analysé en détail l’impact économique du bouclage, « 66 % des membres de la population active palestinienne étaient au chômage ou gravement sous-employés. » (p.524)

« La fourniture de produits liés à la « sécurité » – en Israël et à l’étranger – est directement responsable d’une bonne part de la phénoménale croissance économique que connaît Israël depuis quelques années. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’industrie de la guerre contre le terrorisme a sauvé l’économie vacillante d’Israël. [S’ensuit une longue liste, non exhaustive, des villes du monde, notamment américaines, faisant appel aux industries de technologies de surveillance et de sécurité israéliennes]. Comme de plus en plus de pays se transforment en forteresses (on érige des murs et des clôtures de haute technologie entre l’Inde et le Cachemire, l’Arabie Saoudite et l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan), les « barrières de sécurité » deviendront peut-être le plus vaste marché du désastre d’entre tous. C’est pourquoi Elbit et Margal ne se formalisent pas de la réprobation que suscite la barrière israélienne un peu partout dans le monde – en fait, ces sociétés y voient plutôt une forme de publicité gratuite. » (pp 528-531)

« Le boom de la sécurité s’est accompagné d’une vague de privatisations et de compression des dépenses sociales qui ont pratiquement anéanti l’héritage du sionisme travailliste et créé une épidémie d’inégalités comme les Israéliens n’en avaient jamais connue. En 2007, 24,4 % des Israéliens se trouvaient sous le seuil de la pauvreté, et 35,5 % des enfants vivaient dans la pauvreté – contre 8 % vingt ans plus tôt. » (p.532)

« La recette de la guerre mondiale à perpétuité est d’ailleurs celle que l’administration Bush avait proposée au complexe du capitalisme du désastre naissant, au lendemain du 11 septembre. Cette guerre, aucun pays ne peut la gagner, mais là n’est pas la question. Il s’agit plutôt de créer la « sécurité » dans des pays-forteresses soutenus par d’interminables conflits de faible intensité à l’extérieur de leurs murs. (…) C’est toutefois en Israël que le processus est le plus avancé : un pays tout entier s’est transformé en enclave fortifiée à accès contrôlé entourée de parias refoulés à l’extérieur, parqués dans des zones rouges permanentes. Voilà à quoi ressemble une société qui n’a plus d’intérêts économiques à souhaiter la paix et s’est investie toute entière dans une guerre sans fin et impossible à gagner dont elle tire d’importants avantages. D’un côté, Israël ; de l’autre, Gaza (…) des millions de personnes qui forment, a-t-on décidé, une humanité excédentaire. » (pp 534-535)

De la conclusion de cet ouvrage dont bien sûr je conseille la lecture complète, je retiendrai ceci :

Dans le monde, « les mouvements de renouveau populaires partent du principe qu’il est impossible de fuir les gâchis considérables que nous avons créés et que l’oblitération – de la culture, de l’histoire, de la mémoire – a fait son temps. Ces mouvements cherchent à repartir, non pas de zéro, mais plutôt du chaos, des décombres qui nous entourent. Tandis que la croisade corporatiste poursuit son déclin violent et augmente sans cesse les chocs d’un cran pour vaincre les résistances de plus en plus vives qu’elle rencontre sur sa route, ces projets indiquent une voie d’avenir possible au milieu des fondamentalismes. »

Toute notre lecture du livre depuis le début est ici.

Le vieux monde poursuit sa course à la mort, le nouveau monde est en route. Que ceux qui aiment la vie, pour eux et pour leurs enfants, s’engagent dans la bonne voie.

« Pour ne pas périr, Tzigane… »

« Darius », sauvagement lynché, désormais handicapé, après un mois à l’hôpital devrait se retrouver à la rue. Ses agresseurs n’ont pas été arrêtés – qui le dédommagera, qui rendra justice ?

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Tziganesque 13

 

Chante tzigane, chante. Chante pour rendre hommage à l’existence.

Que soit portée à chaque oreille, ta présence.

 

Les cheminées des monstres, régurgitant leurs fumées brûlent yeux et gorges.

Hurle, si tu le peux, de l’horreur de cette nuit.

 

Le secret de vie de chaque monstre se cache dans le ventre d’un poisson rouge,

Baignant dans les eaux dont tu ignores le chemin.

 

La tête de chaque monstre trône sur les cuisses d’une fille,

Telle une bûche sur lingot d’argent.

 

Dans leur soif de saccage, les monstres ont pillé

Soie et rubis des joues et lèvres de ces Vénus.

 

Pour désir de liberté, danse, tzigane, et sur ce rythme,

Envoie un message pour recevoir une réponse.

 

Il faut un signal à la conscience du monde pour croire à ton existence:

Frotte donc un fer sur la pierre, pour déclencher le feu.

 

Les âges noirs reculés, oppriment ton corps,

Sors, ne sois pas une trace sur un fossile.

 

Pour ne pas périr, tzigane, il faut briser la chape du silence,

C’est dire que pour rendre hommage à l’existence, il faut que tu chantes.

 

Simine Behbahan, poétesse iranienne (j’ignore le nom du traducteur) et combattante morte aujourd’hui

« Le droit d’émigrer », par Catherine Wihtol de Wenden

Imaginons un monde où les hommes circuleraient librement, traverseraient les frontières avec un simple passeport, sans visas, sans murs, sans zones d’attente ni centres de rétention, où les reconductions à la frontière concerneraient non plus les sans-papiers, mais uniquement ceux qui porteraient atteinte à la sécurité de l’État. Ce monde existe… »

Telles sont les premières lignes, provocatrices, du tout petit mais percutant ouvrage de Catherine Wihtol de Wenden (CNRS éditions, 4 euros). « Ce monde existe », dit-elle. Vraiment ? Oui, car voici la suite de la phrase :

mais seulement pour les citoyens des pays riches rarement soumis à visas et pour les élites et fortunés des pays pauvres… »

D’emblée, l’injustice est mise en évidence, flagrante. Docteur en sciences politiques, spécialiste des migrations internationales, l’auteur démonte les peurs et les barrages qui s’attachent à la question des migrations.

Un examen des tendances migratoires, écrit-elle, montre que beaucoup de peurs liées aux migrations du futur sont infondées, car les flux se caractérisent aujourd’hui par l’émergence des Suds comme pays de destination, notamment grâce à l’attraction exercée par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), et l’importance croissante des migrations Sud-Sud et Nord-Sud (pour le tourisme ou l’expertise). Les migrations vers le Sud sont en train de rejoindre numériquement, avec 110 millions de migrants, les déplacements vers le Nord au nombre de 130 millions.

L’auteur met également en avant le fait que l’énergie énorme déployée pour restreindre l’immigration peut avoir un coût au moins aussi important que l’émigration, et cela sur plusieurs plans :

Aujourd’hui murs, camps, enfermements aux frontières se sont multipliés, avec une militarisation des contrôles à la clé. Les effets de la dissuasion n’ont pas été totalement démontrés et le coût financier, diplomatique, politique, voire commercial de telles pratiques est perpétuellement dénoncé, sans parler des violations des droits de l’Homme pratiqués par des pays qui, pourtant, s’en réclament. »

Des penseurs sont pris à témoin. Kant, est-il rappelé, au nom d’une liberté d’émigrer fondée sur la raison morale, prônait l’hospitalité et dénonçait le colonialisme. Pour Hannah Arendt, le droit d’émigrer s’opposait au totalitarisme. Pour Zigmunt Bauman, l’État moderne, avec son arsenal de contrôle des déplacements humains, créant apatrides et sans-papiers, « réhabilite la version antique de l’homme maudit ». Étienne Balibar prône « une citoyenneté dans le monde, s’accompagnant de la démocratisation contractuelle des frontières et de l’universalité des droits de résidence et de circulation ». Des sociologues ont aussi pointé le fait que la gestion des migrations crée de plus en plus d’exclus de la citoyenneté, ce qui mine l’État-Nation.

Après un bref rappel de l’histoire des migrations et de l’histoire des droits concernant les migrations, l’auteur dresse un tableau mondial des migrations aujourd’hui, et de leurs enjeux. Un texte de Kofi Annan paru en 2006 dans Le Monde est en partie cité :

« Depuis qu’il y a des frontières, les hommes les franchissent pour visiter les pays étrangers, mais aussi pour y vivre et y travailler… L’histoire nous enseigne que les migrations améliorent le sort de ceux qui s’exilent mais font aussi avancer l’humanité tout entière… Tant qu’il y aura des nations, il y aura des migrants. Qu’on le veuille ou non, les migrations continueront, car elles font partie de la vie. Il ne s’agit donc pas de les empêcher, mais de mieux les gérer et de faire en sorte que toutes les parties coopèrent davantage et comprennent mieux le phénomène. Les migrations ne sont pas un jeu à somme nulle. C’est un jeu où il pourrait n’y avoir que des gagnants ».

Je finirai de résumer ma lecture de ce petit ouvrage propre à démonter les préjugés et à susciter le désir d’aller de l’avant, plutôt que les réflexes de renfermement, par ces phrases prophétiques de Catherine Wihtol de Wenden :

La partie est loin d’être gagnée, mais la mobilisation pour le droit d’émigrer et pour les droits des migrants va prendre, au cours du XXIème siècle, une ampleur comparable à ce qu’a pu représenter, en son temps,la campagne pour l’abolition de l’esclavage…

Et j’ajouterai simplement : n’ayons pas peur non plus de faire et voir migrer la pensée – et ses expressions, les cultures et les religions –, façon d’abolir les esclavages aux schémas dépassés, et de voyager vers la libération de l’homme.

Antoinette Fouque, le clergé et moi

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Antoinette Fouque est morte. Je me rappelle qu’elle m’avait invitée chez elle, quand j’étais jeune écrivain. J’avais été frappée par les canapés de cuir blanc, le luxe bourgeois. D’autres femmes étaient là, des féministes, je ne sais plus qui. Je n’avais à peu près rien dit, tout ce langage me semblait si froid. Je lui étais reconnaissante pourtant d’avoir pensé à m’inviter, et d’avoir publié mon premier roman, lu par Marie-Christine Barrault, dans sa collection audio Des voix. Cela changeait tellement des féministes anglaises avec lesquelles j’avais eu affaire, celles qui étaient venues de Londres à Paris pour m’interviewer ou qui m’avaient interviewée quand j’étais allée à Londres. Pour ces membres du clergé féministe, j’étais une adoratrice du pénis, comme elles disaient, autant dire une sorcière. Je n’ai jamais adhéré au féminisme d’Antoinette Fouque, mais au moins elle était ouverte. Je ne l’ai pas revue quand j’ai accompagné par mes poèmes l’exposition de Sophie Bassouls à l’espace Des Femmes. Les poèmes peuvent être lus ici, je me rends compte que j’en avais perdu certains, je vais les récupérer, merci Antoinette.

Quel ennui, ces grands prêtres mâles ou femelles de toutes sortes de chapelles, à Londres, à Rome, à Paris et ailleurs, qui font la leçon à Jésus. Ils sont fichus.