technique mixte sur papier 10×16 cm
D’après mes statistiques, ma traduction de
La Chute de la Maison Usher, d’Edgar Poe, est téléchargée au moins une centaine de fois par semaine (soit en passant par la note, soit par lien direct, trouvable en ligne mais non décompté par Analytics) ; je n’ai pas compté semaine après semaine, mais elle a dû être téléchargée plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de fois depuis 2016. Il existe bien des façons d’être lu pour un auteur, que ce soit Poe, moi-même ou autre. Et je serai heureuse, le moment venu, de reprendre mes traductions.
Je l’ai déjà dit, je ne peux plus lire les livres qui sortent ces dernières années en librairie – trop fabriqués, y compris le dernier Goncourt dont j’ai lu quelques pages ; mais je dois accompagner ce constat de celui qu’aucun, aucune des jeunes que je connais n’en lit non plus jamais, même parmi ceux et celles qui lisent. Ce n’est pas qu’ils n’aiment pas la littérature, c’est que cette littérature, si c’en est, ne leur dit rien. Ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’elle est choisie, fabriquée voire trafiquée, vendue et promue par des vieux de chez vieux, je veux dire des affairistes du vieux monde de chez vieux monde.
Je ne souhaite pas viser les jeunes, je ne vise personne quand j’écris, j’écris gratuitement, c’est la meilleure façon. S’il m’arrive de viser tel ou tel succès auprès de tel ou tel public, je me plante et c’est bien fait, car je n’ai nulle envie de réussir ainsi. Je ne suis pas une commerciale, je vis dans mon temps mais ma création n’a pas vocation à fonctionner dans ce temps plutôt que dans un autre.
Ces derniers jours, je suis accro à la série Breaking Bad, que j’avale à raison de plusieurs heures par jour – je commence la dernière saison. Bien que je trouve détestable le personnage de Walter White, qui partage explicitement ses initiales avec celles du poète Walt Whitman, je ne peux qu’admirer son génie de la chimie et sa recherche intransigeante de la pureté dans sa discipline. Comme j’admire le vouloir bien-faire du personnage de Jesse Pinkman, sa jeunesse, son humanité profonde, sa pure vie.
Il n’y a pas grande différence pour moi entre regarder plusieurs heures par jour une excellente série comme Breaking Bad et traduire plusieurs heures par jour l’Iliade ou un autre excellent texte. J’aime me donner à fond dans ce qui m’intéresse. Pour ce qui est d’écrire, inutile d’en parler, c’est ma vie, autant que respirer, manger, bouger, aimer… une fonction vitale que j’exerce aussi quand je n’écris pas, un mode d’être qui peut ressembler, surtout dans les débuts, à une drogue dont on veut et dont on ne veut pas se défaire, et qui peut devenir, qui est devenue pour moi, la plus grande liberté, du moment où elle se détache du désir de publier chez un éditeur. Ce qui perd Walter White, c’est le désir de faire de son talent un produit. Et ce qui le perd, perd aussi ceux qui consomment son produit – comme la littérature fabriquée aujourd’hui perd les esprits de ceux qui la lisent (encore que cette littérature soit loin d’atteindre la pureté du crystal de Walter White). Même si elle a pu être vendue comme un produit, ma littérature n’a jamais été un produit, mais de la pure vie.
Une infirmière qui était venue chez moi il y a six ans y est revenue par hasard aujourd’hui, pour quelqu’un d’autre. Elle ne m’a pas reconnue, mais a reconnu aussitôt mes peintures sur les murs (plusieurs ont changé, mais le style demeure) et en a déduit qu’elle était déjà venue. Voilà qui me plaît. Breaking Bad aussi, avec White et Pinkman, a ses couleurs. Ce que nous sommes, nous le faisons, ce que nous faisons, nous l’habitons, et notre façon de l’habiter participe à faire le monde.
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