Il ne savait pas parler français mais il le comprenait, et moi je ne savais pas parler italien mais je le comprenais. C’est ainsi que nous avons plaisamment dialogué, un hôtelier italien et moi, cette nuit dans mon rêve. L’étonnant est que sans savoir parler italien je l’entendais parler italien, alors que je n’ai pas lu ni écouté de l’italien, langue que je n’ai jamais apprise, depuis des années. Était-ce un bout d’esprit de l’une ou de l’un de mes lointains aïeux italiens qui rêvait en moi ?
J’ai déjà usé deux stylos bic pour ma traduction. Je souris chaque fois que je vois Ulysse, ou ses fiers guerriers, pleurer et se lamenter bruyamment, en se roulant ou en rampant par terre, ou en se tapant les cuisses, à cause de telle ou telle contrariété de taille. Il n’y a que les enfants pour extérioriser ainsi sans retenue leurs émotions, dans nos sociétés – et encore. Homère décrit-il un comportement habituel à son époque, ou bien accentue-t-il en poète une certaine enfance de l’humanité ? Les deux, sûrement. Du reste il y a encore des sociétés, notamment en Méditerranée, où les gens extériorisent beaucoup, par exemple les pleureuses lors des enterrements. Ce sont des sociétés théâtrales, en fait. Je me souviens combien me réjouissait, enfant, la théâtralité quotidienne de mes grands-oncles et grands-tantes, dont les parents avaient émigré du sud de l’Italie. Mon père, fils de leur frère (mon grand-père mort peu après ma naissance), avait aussi ce sens du monde comme scène où se produire, que ce soit devant les humains ou devant le désert du monde. C’est quelque chose qui vous fait passer la vie comme si vous marchiez sur les eaux. C’est tellement beau.
Tout le théâtre grec, tragédie et comédie, est déjà chez Homère. De plus en plus l’hypothèse de certains savants selon laquelle il aurait pu écrire lui-même, ou dicter à un scribe, son poème, me paraît plausible. L’alphabet grec est apparu à son époque, et avec lui l’œuvre fondatrice de la Grèce, dont nous sommes aussi, en bonne partie, les lointains descendants.


Au yoga ce matin, pour la première fois j’ai réussi à faire la posture de l’oiseau de paradis, qui est une posture de yoga avancé. En fait je ne m’y suis jamais entraînée, mais les deux ou trois fois où je l’ai rencontrée dans un cours et essayé de la faire, quand je me relevais je n’arrivais pas à garder mes mains liées dans mon dos. Mais ce matin, ça a marché. Une vraie joie. La preuve que le yoga quotidien fait doucement progresser le corps jusqu’à le rendre capable même de quelques postures improbables. Cela ressemble à ce qui se passe avec ma traduction. Parfois, soudain, quelque chose de tout nouveau se passe. Et là où j’en suis maintenant, ma traduction pourrait se passer de commentaire, tant elle dit par elle-même. Oui, ce sont des moments de joie indicible – il y a un adjectif grec merveilleux pour dire cela, et intraduisible par un seul mot en français : athesphatos, qui signifie « que les dieux même ne sauraient exprimer, ce dont on ne peut dire la grandeur, la beauté ». Ce que j’ai trouvé de plus grand en traduisant l’Odyssée, et qui se verra avec éclat sans qu’il soit besoin de l’expliquer ni de le commenter (ce que je ferai probablement quand même), je sens que c’est de cet ordre. À la santé d’Homère !