en Grèce à 17 ans, photographiée par une compagne de voyage allemande, Éva
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Tu me tues fut le premier titre de Forêt profonde. Il s’agissait d’un crime moral, tel que dit par Sade, cité dans mon texte pour expliquer ce qui m’avait été fait. Le fait est que je mourus en effet, perdant mon nom, mon identité. Le fait est aussi que Dieu ne le permit pas, et que je suis redevenue vivante, dans mon intégrité. Je viens d’entendre un linguiste dire que les hommes avaient inventé le langage afin de pouvoir raconter les histoires fondatrices de leur société, comme celle du meurtre d’Abel par Caïn, afin de prévenir que cela ne devait pas se reproduire. Je ne sais s’il a raison, mais s’il a raison, les hommes ont bien échoué. Quant à moi, j’ai d’autres visions sur l’apparition du langage, et je vais les creuser.
Je lis La clef des songes d’Alexander Grothendieck (voir lien dans la colonne), dont j’essaie par ailleurs de comprendre le génie mathématique. Je vois d’ores et déjà que des découvertes que j’ai faites par la langue ont été faites aussi par les mathématiques. Platon dit dans le Cratyle que Socrate dit que selon Héraclite, « tout fait place, rien ne reste en place ». Je lis ceci comme une leçon de géométrie très avancée (disons, au niveau d’Alexander Grothendieck). On interprète le « ta panta rei » hériclatéen (« toute chose coule », « tout coule »), dans le sens « tout passe ». Sans doute est-ce assez fidèle à la pensée d’Héraclite. Cependant j’y entends, moi : tout flue. Il y a là une dynamique propre au vivant. « Tout passe » ne signifie pas seulement « tout meurt ». J’y entends « tout passe à travers », comme le font l’eau et le sable. Je lis ceci aussi comme une leçon de physique quantique. Ce qui était mort a pu paraître vivant, mais est repassé dans la mort. Ce qui était lumière a pu paraître disparu dans l’ombre, mais est toujours lumière. Tout flue : tout voyage, rien de vivant ne se perd.
La connaissance vient par toutes les langues, pas seulement les langues au sens linguistique du terme. Les rêves aussi par exemple, comme l’a compris Grothendieck, sont une langue d’accès à la connaissance. Hier j’ai fait un rêve métaphysique difficile à raconter. Il s’agissait d’une veine, et d’une permutation qui se produisait, ou devait se produire, à l’intérieur de cette veine, la veine qui contenait notre monde.
J’ai des rêves récurrents. Entre vingt et trente ans à peu près, je rêvais souvent de fauves, lions, tigres… avec lesquels je vivais, que j’élevais. J’avais dans mes rêves la conscience du danger que cela représentait, mais pas de peur. Un sentiment de beauté, d’extrême, et de devoir. Ces rêves ont passé quand je me suis mise à écrire, plutôt, pour élever les fauves. Depuis la toute jeune adolescence, je fais aussi, de façon récurrente, le rêve que je marche dans l’air, au-dessus du sol, au-dessus du monde. Ce rêve est si réaliste que chaque fois que je le fais, je reste intimement convaincue une bonne partie de la journée qu’il est vrai, qu’il y a vraiment des temps où je marche en apesanteur, réellement. Après tout, ce n’est pas impossible. Depuis un temps tout aussi lointain, je fais cet autre rêve, de façon très récurrente, d’habiter dans un appartement ou une maison beaucoup plus vaste que je ne le croyais, découvrant sans cesse de nouveaux espaces, de nouvelles pièces, dans la joie, la paix et l’émerveillement. J’ai fait ce rêve encore cette nuit.
Les miracles ne sont pas des événements qui se produisent ponctuellement. Les miracles se suivent continuellement, la vie et l’être, même, sont une suite perpétuelle de miracles, un miracle toujours renouvelé. Si les miracles, comme dans la perception triviale qu’on en a, étaient des événements exceptionnels, il serait loisible de les considérer non comme des miracles, mais comme des exceptions, des productions du hasard. C’est ainsi que les considèrent ceux qui n’ont pas de connaissance réelle. En vérité le miracle est le l’espace où nous habitons.