Les âmes mortes

 

Égocentrique :
préférant se punir
plutôt que d’aider, par un aveu,
la victime de sa trahison.

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Famille ! Combien de proches changés en traîtres.

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Enfant, on me fit grand reproche d’avoir,
à la question : « pour qui tu te prends ? »
répondu : « pour quelqu’un d’intelligent ».
Je vois aujourd’hui qu’on me prend pour une imbécile,
et qu’on se donne ainsi raison.
Car imbécile, je l’ai été, comme la plupart des trompés
élevant un mur entre le mal et eux, pour ne pas voir,
pour, surtout, s’y adosser, ne pas tomber.
Mais une fois qu’ils ont pu ouvrir les yeux,
plus bête qu’eux encore sont ceux qui espèrent les leur faire refermer.

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Judas, au moins, après avoir trahi
ne nia pas avoir trahi.
Il y a plus misérable que lui.

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Je rends hommage à ceux qui ont arraché au néant
ces grands livres qui secourent aux pénibles moments.
Qui nous embrassent et nous emmènent.
Hommage à toi, Nicolas Gogol, dont je relis Les âmes mortes
Grâce à toi je ris pendant la tragédie.
Je sais ce qu’il t’en a coûté de vivre parmi les âmes mortes du monde,
ô si vivant dans ton corps de lettres, comme tous mes amis,
vrais amis car pour tant d’autres, comme le chante le poète
Que sont mes amis devenus ?
Ce sont amis que la mort de leur âme emporte.
N’importe, la vie est là.

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«  Quels chemins étroits, tortueux, détournés, impraticables, a choisis l’humanité en quête de l’éternelle vérité, alors que devant elle s’ouvrait une royale avenue, large et droite comme celles qui mènent aux demeures souveraines. Ensoleillée le jour, illuminée la nuit, cette voie dépasse toutes les autres en splendeur ; cependant les hommes ont toujours cheminé dans les ténèbres sans l’apercevoir. Si parfois, obéissant à une inspiration d’en haut, ils s’y engageaient, ils s’égaraient bientôt à nouveau, se rejetaient en plein jour dans d’inextricables fourrés, prenaient plaisir à s’aveugler mutuellement et, se guidant sur des feux follets, arrivaient au bord de l’abîme pour se demander avec effroi les uns aux autres : « Où est l’issue ? Où est le bon chemin? » Nicolas Gogol, Les âmes mortes

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Écrire-sculpter

 

Rêvé cette nuit que debout, nue, parmi des gens habillés, je me sentais solide, sereine et lumineuse comme une statue, vivante de tout mon corps discrètement sculpté, de toutes mes articulations et de tous mes muscles assouplis et renforcés.

Menuhin en torsion, sous la conduite d'Iyengar

Menuhin en torsion, sous la conduite d’Iyengar

Cela après que j’ai lu hier que B.K.S. Iyengar, dont j’ai donné un texte sur la vérité dans la note précédente, avait été surnommé le Michel-Ange du yoga, parce qu’il faisait de chaque asana, chaque posture, une œuvre d’art, ciselée avec précision. Pas étonnant qu’il ait été l’ami de Yehudi Menuhin, son plus fameux disciple.

Je pratique le yoga tous les jours chez moi depuis l’été dernier, c’est une école de la joie et de la patience. Peu à peu des postures qui paraissaient impossibles deviennent possibles, et la joie et la patience de l’entraînement du corps et de la respiration se développent et s’installent dans l’esprit. Et bien sûr c’est surtout de mon esprit que mon rêve parlait, à travers mon corps nu et debout, paisiblement, parmi les humains. Comme Iyengar était le Michel-Ange du yoga, j’essaie d’être une Iyengar de l’écriture.

Iyengar est né difforme, avec une trop grosse tête, puis il a contracté dans son enfance la tuberculose et la malaria. Il s’est guéri de ses infirmités en pratiquant le yoga dix heures par jour, et il a porté sa discipline à de nouveaux sommets, tout en travaillant à la rendre accessible à tous. Il a subi le racisme et la discrimination en Angleterre et aux États-Unis. Il a ouvert des écoles de yoga Iyengar dans le monde entier. Il a vécu et travaillé son art jusqu’à l’âge de 95 ans. Précision, rigueur, alignement, caractérisent le yoga d’Iyengar. Excellent programme pour cette autre discipline, l’écriture, qui travaille avec les articulations et la vitalité de la langue.

 

Iyengar en sirsasana en 1998. Jusqu'à un âge très avancé, il tenait cette posture pendant une demi-heure.

Iyengar en sirsasana en 1998 (à 80 ans). Jusqu’à un âge très avancé, il tenait cette posture pendant une demi-heure.

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Le temps de vivre

Mes cartes de différentes bibliothèques, dans lesquelles je lis et écris

Mes cartes de différentes bibliothèques, dans lesquelles je lis et j’écris

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J’écris de grands livres déraisonnables, mais grands.

Soyons humble, pourtant. Je viens de regarder un beau documentaire d’Arte sur « L’Écosse d’Harry Potter » (qui me rappelle mes séjours dans la fantastique Édimbourg). Et ce que j’en retiens, c’est que l’Écosse réelle est infiniment plus belle que celle des livres de J-K Rowling. Son talent n’est pas ici en question. Le fait est simplement que le réel vivant est sans commune mesure avec la fiction. La fiction a si bien pris le dessus dans le monde des hommes que le réel y est maintenant transporté dans le monde de la fiction : la com dirige le monde, ou tente de le diriger, et les hommes sont comme dans la caverne de Platon.

Dans mon travail, je ne cherche pas la fiction mais le réel vivant de la langue. Mon travail sur la fiction est volontairement faible. Je vais ainsi à contre-courant de toute la production littéraire contemporaine – suis-je très en retard, ou en avance ? J’ai confiance.

 

Le vent tourne

à la boulangerie orientale où j'ai déjeuné ce midi, entre deux séances de travail à la bibliothèque de recherche du Museum

à la boulangerie orientale où j’ai déjeuné ce midi, entre deux séances de travail à la bibliothèque de recherche du Museum

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À la maison, ce soir. Je raconte à O : Sollers, Pierrat, Savigneau, Gallimard, interrogés par le New York Times (article en français) pour leur implication dans l’affaire Matzneff, et qui, bien sûr, se terrent, ne répondent pas. Haha ! Je reconnais que je suis fort aise de voir en si mauvaise posture la bande de ceux qui se sont faits mes ennemis depuis une quinzaine d’années (raison pour laquelle je ne publie plus, mais ça changera). Les masques tombent. La presse française continue à les protéger mais l’histoire retiendra tout ça, et d’autres choses encore.

À la bibliothèque, dans la journée. Je suis en train de devenir une autre, ai-je pensé en me repoussant dans ma chaise après avoir fini d’écrire un paragraphe. Encore ? Oui. Face à moi l’étoile verte et le croissant de lune jaune de la mosquée, à hauteur de mes yeux en cette bibliothèque du Muséum, au dernier étage. Nous sommes nous-mêmes notre livre saint en puissance, celui qui fonde des mondes, des vies. Encore faut-il se donner la peine de l’écrire, ou de le lire personnellement, ce qui est une autre façon d’écrire.

Énormes rafales de vent. Derrière l’autre baie vitrée, les arbres nus s’agitent vivement. De temps à autre la pluie survient, tapote longuement le toit. Puis de nouveau bourrasques bruyantes, tournant autour de la bibliothèque, on pourrait croire qu’elle va décoller, s’envoler, voguer parmi les nuages, par-dessus les paysages, avec tous ses travailleurs dedans, impassibles, naviguant de leurs livres à leurs ordinateurs, de leurs lectures à leurs écritures, peut-être pas même conscients d’être parmi les plus heureux du monde.

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Poésie, esprit de conquête. Armel Guerne, Melville, Rimbaud

bnf,-minAujourd’hui à ma table au rez-de-forêt de la BnF. Quelle merveille de pouvoir se faire apporter n’importe quel livre quand on a soudain envie, au cours du travail, de le consulter. Je m’y rends sur Turquoise, ma monture (mon vélo) et y passe des journées entières.

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Voici des passages de la très belle préface du grand Armel Guerne à sa traduction de Moby Dick – j’ai photographié la page, je la recopie ici, avec une pensée pour les chercheurs d’avant notre technologie, comme Marcel Schwob par exemple, qui devaient recopier à la main toutes les pages qu’ils voulaient conserver des livres consultés à la bibliothèque. N’importe, quand on aime, on ne compte pas son temps.

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« Laissons là la littérature. Expliquer l’homme par l’œuvre ou l’œuvre par l’homme, dès qu’il ne s’agit plus d’un simple littérateur, n’offre pas le plus petit semblant d’intérêt s’il s’agit de pénétrer l’un ou l’autre. L’homme et l’œuvre vivent ensemble, pour les mêmes raisons, sous les mêmes astres, et ils sont l’un et l’autre de sanglants et douloureux miroirs où se reflète différemment la même chose. La vie, comme l’œuvre, d’un authentique poète (non pas un « créateur », ainsi qu’on se plaît à dire, mais un « obéissant », un perpétuel conquérant spirituel à son corps défendant) est quelque chose sans loisir, un combat de tous les instants, un inimaginable duel à mort, sans repos de nuit, sans répit de jour, que ne comprennent absolument pas ceux qui ont du temps à perdre ici-bas – c’est-à-dire presque tous les hommes – ni et surtout ses plus proches témoins. Car les faits ne sont rien, je le répète, rien que des occasions apparemment visibles entre toutes les occasions manifestement invisibles et d’autant plus invitantes, d’autant plus importantes ; ce qui compte, ce sont les signes et le dessin que dessinent ces signes dans l’ordre où ils se sont présentés, lesquels restent toujours encore à découvrir, à inventer. »

Puis, à propos des folles aventures en mer et dans le monde du jeune Melville, qui, notons-le, ont précédé son œuvre comme celles de Rimbaud ont succédé à son œuvre, Guerne écrit :

« Latitudes, horizons, mondes et univers, terres et cieux – humanités prodigieuses… Comme à tous ceux qui ne traînent pas lamentablement derrière leur propre vie, mais qui portent en eux ce feu dévorant et sacré, on est frappé ici de la rapidité fabuleuse, du nombre et de la profondeur inimaginables de ces « expériences ». L’esprit est prompt, on ne le dira jamais assez. Le génie, de même. Et l’on fera mieux de ne pas trop prendre Herman Melville pour un voyageur. Ce voyage, il l’a habité à peu près comme un météore. Il y a mis autant de temps qu’il en a fallu à Rimbaud pour visiter le paysage de son génie. »

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Bien sentir

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« Une multitude innombrable de races, de peuples, de nations, se presse et s’agite sur la face de la terre. Chaque peuple porte en soi un gage de force, possède en propre des facultés créatrices, des particularités bien tranchées, d’autres dons du ciel encore ; mais il se distingue surtout par son Verbe, qui reflète en toute occasion un trait du caractère national. Le langage de l’Anglais dénote une connaissance approfondie du cœur et de la vie ; celui du Français brille d’un éclat léger, pimpant, éphémère ; l’Allemand rumine longtemps une phrase alambiquée dont le sens échappe à bien des gens ; mais aucune parole ne jaillit aussi spontanément du cœur, ne bouillonne, ne frissonne d’une vie aussi intense, qu’une parole russe bien sentie. »
Nicolas Gogol, Les Âmes mortes, trad. du russe par Henri Mongault

« Tolstoï ou Dostoïevski ? » Les trois, c’est ma réponse à la question de George Steiner : Tolstoï, Dostoïevski, et Gogol. Les trois dans mon cœur, les trois dans mon âme, les trois dans mon travail.

Il est significatif que George Steiner enfant ait vu James Joyce chez lui, son père contribuant à financer le Work in progress, l’écriture de Finnegans Wake ; comme il est significatif que Vladimir Nabokov soit entré en littérature en traduisant Lewis Carroll. Nabokov c’est Humbert Humbert poursuivant LolitAlice, la littérature, et Steiner cherche toute sa vie à comprendre Finnegans Wake, les langues en travail, comme on le dit des femmes en train d’accoucher.

Mon âme russe, et mes autres âmes, sont en travail, pour mettre au monde, dans la joie, une parole bien sentie.

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