Edgar Poe : figures de l’Américain hanté

Voici le texte de la communication que j’ai faite lors de la journée d’études sur « L’Homo Americanus » au château de La Roche-Guyon (note précédente) organisée par des historiens de l’université de Cergy-Pontoise. J’ai ajouté divers détails à l’oral, comme des résumés des textes évoqués, des lectures d’extraits de La Chute de la Maison Usher et du Corbeau (dans mes traductions), et une présentation où j’évoquais la lumière américaine qui sort des frigos dont on ouvre la porte dans les films, et le fait que pour ma part j’allais évoquer les placards, qu’on ouvre moins volontiers car il s’y trouve beaucoup de cadavres.

1) De l’ancien au nouveau monde, déplacement du crime
2) Le viol de la chambre close
3) Poe et Freud sont dans un bateau, Freud tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ?

 

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1) De l’ancien au nouveau monde, déplacement du crime

L’univers d’Edgar Poe (1809-1849) est une scène théâtrale qui tire vers l’infiniment petit et vers l’infiniment grand – que l’on songe à l’importance de la minutie et du détail dans ses enquêtes (La lettre volée (1844), Double assassinat dans la rue Morgue (1841)) ou à son essai scientifique sur ce qu’il appelle « le groupe omnicompréhensif de l’univers » (Eurêka, 1848). Mais sur quoi enquête cet inventeur américain du roman policier ? De l’autre côté du monde, et dans un autre temps, Edgar Poe eut un illustre prédécesseur : Sophocle, inventeur d’une enquête policière (revenons ici à l’étymologie grecque de policière : qui concerne la polis, la cité) dont l’enquêteur et le coupable sont la même personne, Œdipe. Œdipe dans Œdipe roi (430-420 av J.-C.) enquêtait sur un double crime dont il était l’auteur : le meurtre de son père et l’inceste avec sa mère. Mais le double assassinat qui hante Poe est autre. Dans la morgue imaginaire de l’auteur américain se rencontrent nombre de femmes mortes, tantôt violemment, de façon explicite, tantôt mystérieusement, de façon à laisser s’étendre le doute sur la cause de leur mort – n’auraient-elles pas été assassinées, sinon par une violence physique, par quelque violence psychique ? Cette question trouve un écho dans la biographie de Poe, qui, à l’âge de deux ans, perdit sa mère, seule avec ses enfants après le départ de son mari, puis, à l’âge de vingt ans, sa mère adoptive, très aimée. Les femmes mortes (ou enterrées vivantes) dans l’œuvre de Poe peuvent être des épouses (Morella, Ligeia dans les nouvelles éponymes… (1835, 1838), des fiancées (Lenore du Corbeau (1845)), des sœurs (lady Madeline dans La chute de la Maison Usher (1839)), des cousines (Bérénice, 1835), une fille et une mère (Double assassinat dans la rue Morgue, 1841). Pour les personnages explicites de femmes assassinées ou profanées, il y a aussi des personnages explicites d’assassins ou de profanateurs. Les autres personnages de femmes mortes ouvrent un espace d’incertitude dans lequel la hantise se déploie. Hantise de l’inavoué, de la culpabilité cachée. Hantise du tueur et du profanateur.

Ainsi, en passant d’un monde à l’autre, en traversant l’Atlantique, le thème du parricide couplé à l’inceste dont Freud allait bientôt faire la scène originelle européenne, et le motif de l’enquête sur ce thème, se sont-ils transformés en thème et motif d’enquête de la femme tuée et de l’homme tueur/profanateur. Le père n’est plus tué mais tueur, la mère n’est plus épousée mais morte et toute épouse, sœur ou fille devient une figure de cette mère morte. L’aveuglement du fils sur son propre crime (et Œdipe en résolvant l’énigme de son identité et de son double crime finira par se crever les yeux) se trouve chez Poe transposé dans le texte lui-même, avec, toujours, son point aveugle, son non-dit, son trou noir autour duquel le texte tourne sans jamais l’éclairer complètement.

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2) Le viol de la chambre close

Dans son essai Le Principe poétique (1849), Poe écrit : « Tout poème, entend-on dire, devrait inculquer une morale et c’est à cette morale que doit se mesurer le mérite poétique de l’œuvre. Nous autres Américains avons spécialement patronné cette heureuse idée (…) mais la vérité toute simple est que si seulement nous nous autorisions à regarder dans nos âmes, nous y découvririons aussitôt qu’il n’existe ni ne peut exister sous le soleil d’œuvre plus empreinte de dignité et de noblesse que ce poème même – ce poème par soi-même – ce poème qui est poème et rien d’autre – ce poème écrit pour le seul poème. » Citant ce texte « révolutionnaire » de Poe dans sa préface au numéro de la revue Europe consacré à l’auteur américain (août-septembre 2001, n° 868-869), Henri Justin commente : « La clôture du texte tel qu’il la conçoit a quelque chose de la clôture monastique, elle active la verticalité – vers ciel et enfer, connaissance et anéantissement. » On pourrait ajouter à sa remarque que le poème selon Poe se suffirait à lui-même comme Dieu suffit au moine. Poe ne prône pas l’art pour l’art, mais l’élévation de l’âme par l’effet puissant d’un texte bref. Cette inversion de la conception américaine du poème par l’américain Poe n’est selon moi qu’une façon de dire noir sur blanc (selon un motif capital de la fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838) l’homo americanus.

« Le merle blanc existe, mais il est si blanc qu’on ne peut le voir, et le merle noir n’est que son ombre », écrit Jules Renard dans son Journal (1900). Le narrateur du Corbeau parle de sa maison « hantée par l’horreur » et de son âme finalement tombée dans l’ombre qui flotte sur le sol, pour ne jamais s’en relever. Le merle noir de Poe est un corbeau, qui est l’ombre, le fantôme qui hante l’Américain si soucieux de morale. La méthode pourrait se rapporter à celle de Breton reprenant au début de Nadja (1928) l’adage « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es », en l’inversant en : « Dis-moi qui te hante, je te dirai qui tu es ». Si, comme le dit Hölderlin, « l’homme habite poétiquement le monde » (« En bleu adorable », 1808), son ombre l’habite horriblement. L’univers de Poe est un théâtre d’ombres – et il n’est pas étonnant que ce soit lui, un poète, un poète du nouveau monde, un auteur qui a réalisé la traversée et la transformation qu’elle implique, qui ait compris le premier, avant les astrophysiciens, pourquoi la nuit est noire – grâce à quoi nous pouvons admirer les étoiles, ce qui nous ramène à la contemplation du beau, opération salvatrice selon Poe.

Si un texte de Poe s’apparente comme le dit Henri Justin à une clôture monastique, c’est l’ombre de cette clôture et de l’élévation qu’elle permet qu’il nous montre. Les histoires de Poe ont lieu dans toutes sortes de maisons ou de pièces closes, voire murées (Le Chat noir, 1843), cellules de torture (Le Puits et le pendule, 1842), chambres ou tombeaux. Et pour permettre l’élévation, ces « clôtures » s’effondrent (La chute de la Maison Usher, 1839). Peut-être nous rapprochons-nous là de l’imaginaire américain de la frontière, d’une limite à toujours faire tomber, et qui ne tombe que dans le crime, commis contre les peuples aborigènes. La torture, le mal absolu, la mort, viennent de la vieille Europe et de la chrétienté comme dans Le Puits et le pendule (1842), placé sous le signe de l’Inquisition, mais aussi, dans le fantasme et l’épouvante du chrétien américain qui se souvient d’avoir été européen, d’un continent noir, sauvage, indéchiffré, figuré par l’orang-outan meurtrier de deux femmes dans un appartement parisien complètement fermé, dont on ne sait comment il a pu y entrer ni comment il a pu en sortir – appartement plus fermé encore après son passage, puisque l’animal qui tue pour avoir voulu singer l’homme civilisé a bouché le conduit de la cheminée avec le corps de la jeune fille assassinée. Figuré aussi par d’autres animaux, chat noir, corbeau. Et par l’univers entièrement noir des sauvages, noirs jusqu’aux dents, de l’énigmatique fin de son unique roman, Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838). Si l’Américain a apporté sa « civilisation » mortelle sur le continent, il reste hanté par son crime, perpétré tout à la fois contre les populations autochtones, contre les populations africaines déportées et esclavagisées, contre les femmes également parfois déportées d’Europe et esclavagisées dans le mariage ou la prostitution, et contre la nature. Et cette hantise se renverse en peur de l’autre, du « noir », de l’ombre, du fantomatique « prophète de malheur », comme le narrateur du poème appelle le corbeau perché sur le buste de Pallas, déesse grecque de la raison renversée en folie, corbeau perché jusqu’à la fin des jours au-dessus du jeune homme qui, contrairement à Caïn poursuivi par l’œil dans le poème de Victor Hugo, semble ne pas être coupable du crime qu’il lui faut expier, n’en être que l’obscur héritier, aussi peu éclairé sur ce qu’il lui est imposé de payer que le Joseph K. du Procès de Kafka (1925). Poe n’en a pas fini d’être moderne.

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3) Poe et Freud sont dans un bateau, Freud tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ?

Selon Lacan, Freud aurait dit à Young, qui le lui aurait rapporté, en arrivant à New York par bateau en 1909 : « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste ». Qu’elle ait été réellement prononcée ou seulement inventée, le succès de cette phrase appelle toujours de nouveaux commentaires. Le fait est que Freud a apporté à l’Amérique, et aux Américains, sinon la peste, en tout cas l’œdipe freudien. Et si les Américains s’en sont si bien emparés, c’est peut-être qu’il les soulageait d’avoir à connaître leur vrai mal, la peste réelle qu’ils avaient apportée avec eux sur ce continent bien avant l’arrivée de Freud, ce mal qu’un Edgar Poe leur montrait comme le plan d’eau reflétait la maison Usher fissurée, en leur donnant à ergoter sans fin sur un autre mal, plus ou moins fictif et en tout cas impliquant beaucoup moins leur culpabilité puisque fondé sur des crimes seulement symboliques et non sur la destruction effective de peuples, de personnes, d’animaux, d’espaces naturels. En débarquant à New York, Freud apportait Woody Allen. La théorie freudienne, comme un dogme religieux, opérait une occultation et un renversement de la vérité en déplaçant la culpabilité de l’homme, en la faisant endosser à l’enfant, désormais plombé, empesté, de désirs incestueux. Si donc tout vient de l’enfant, comme dans le dogme du péché originel, l’adulte recouvre les droits du colon sur tout être en situation de faiblesse par rapport à lui, que ce soit un enfant, une femme, une personne issue d’une minorité. Là encore on peut penser à ce qu’il en résulte non seulement dans l’art mais aussi dans la biographie de Woody Allen et de tant d’autres personnages, à l’instar de Weinstein, dont l’affaire a éclaté comme la révélation de la peste dans Thèbes : une « vapeur pestilentielle », pour reprendre les mots de Poe, s’exhalant de la pourriture générale autour de la maison Usher – prête à s’effondrer, comme, peut-être, à l’heure actuelle un système patriarcal oppresseur et criminel ? Le nouveau monde, cet éden, cet eldorado violés comme les chambres closes d’Edgar Poe, n’en continueront pas moins à regarder, de leur envoyé planté sur le buste d’Athéna, l’homme qui ne voudra pas savoir.

 

street art paris 13 3ces jours-ci à Paris 13e, photos Alina Reyes

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Connais-toi toi-même, c’est chouette

Le mot grec polis, (« cité », assemblée de citoyens), nous a donné aussi bien police que politique ou politesse. En Grèce, comme le montre magistralement Cornelius Castoriadus dans la vidéo qui suit, la polis est indissociable de la sophia, la sagesse, et de la philosophie, « amitié pour la sagesse ». (Et je n’écris jamais le prénom Sophie sans y entendre Sagesse – que ce soit avec reconnaissance ou avec ironie). La cité grecque de la démocratie (et du théâtre à la fois philosophique et poétique), c’est Athènes ; et la déesse d’Athènes, c’est Athéna, déesse de la Sagesse, symbolisée par la chouette, oiseau qui voit la nuit, à tous les sens.

« C’est vrai, ça, je ne le connaissais pas, Dom Juan, moi ! », m’a lancé cet élève du fond de la classe le jour de mon départ, juste après avoir dit « On a appris beaucoup de choses avec vous ».  C’est un élève très « faible » en français, et je sais qu’il n’a pas plus lu la pièce qu’aucun des autres textes que nous avons étudiés. Cependant, grâce à notre travail en cours, il a pu connaître « Dom Juan, moi ». Une incarnation théâtrale, littéraire, de la liberté humaine, avec son hubris (autre mot grec, interrogeant le sens des limites), sa complexité, sa grandeur. Et un questionnement du rapport au « Ciel », comme le dit la pièce de Molière, qui n’enferme pas, pour peu qu’on ouvre suffisamment le texte, qu’on en fasse une lecture assez profonde. Voilà à quoi doit servir un.e prof de lettres : comme me l’avait écrit un Marocain à propos de mon livre Moha m’aime : « Tout le monde à Sidi Ifni le lit, même les femmes illettrées ». Faire lire même les personnes auxquelles on n’a pas appris à lire. Et ce faisant, leur donner accès à leur propre inconnu, leur propre dignité, leur propre grandeur, leur propre plénitude.

 

 

Cornelius Castoriadis/ Chris Marker – Une leçon de Démocratie

En 1989, Chris Marker filmait Cornelius Castoriadis.

« À la maison » en Écosse. Par Kirsty Logan et Alan Warner

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J’ai trouvé ce livre dans le hall de la bibliothèque centrale d’Édimbourg ce matin, et c’est dans cette même bibliothèque que j’en traduis quelques phrases et que je poste cette note. Le livre a été publié et distribué gratuitement par une charity, l’une des associations de bienfaisance si nombreuses en Grande-Bretagne. La Scottish Book Trust travaille à la promotion de la littérature, de la lecture et de l’écriture. Le recueil des Scotland’s Stories of Home peut être téléchargé gratuitement (en anglais) ici sur le site. Lors de ma pause-déjeuner (exquis porridge aux fruits rouges et cappuccino) dans un café proche, j’ai commencé à lire les contributions des différents auteurs sur ce thème de la maison (le foyer). En voici quelques passages :

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« nous construirons
nous construirons une maison
de pierre
de pin
ou de glace
ou de n’importe quoi qu’ils nous auront laissé
de n’importe quoi dont ils ne veulent pas.

la chaleur entre nous
fait fondre la maison
brûle la maison.
nous nous réchaufferons
sur le sol de la forêt.
nous nous construirons
sur le sol de la forêt.

quand ils prendront tout
nous aurons ce que nous construisons. »

Kirsty Logan, Homemakers

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« La maison, selon ma vision des choses, doit être à la fois une région et un endroit particulier – et non pas un pays, ni même une communauté, quoique ces deux abstractions me tentent réellement.
(…)
Clouté d’impénétrables pierres levées, cercles et autres exceptions néolithiques, ce ruisseau secret descend d’un ravin boisé puis s’élargit dans une plaine inondable au nord est. Chaque arbre ou presque y est d’une espèce différente.
(…)
Là est mon humble Shangri-La personnel, mon chez-moi (je suis trop égoïste et jaloux pour le nommer et le partager avec vous), où la nature signale une tout autre vélocité de joie, qui s’étend au-delà de moi, dans cette vallée heureuse. »

Alan Warner, Home

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aujourd’hui à Édimbourg, photos Alina Reyes

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De poètes, du temps en hébreu, de la galaxie d’Andromède et nous

Aujourd’hui c’est l’anniversaire de naissance d’André Breton (en 1896) et celui de la mort de René Char (en 1988). Voici quelques considérations sur le temps dans les langues sémitiques, avant l’évocation de la formation d’Andromède et de sa rencontre à venir avec notre galaxie, la Voie Lactée.

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En hébreu biblique, et dans les langues sémitiques, les verbes ne se conjuguent pas selon des temps, mais changent de forme selon qu’ils expriment le ponctuel (accompli) ou le duratif (inaccompli). En français, le passé simple dit un passé accompli, l’imparfait un passé en train de s’accomplir, inaccompli. Mais il n’existe en hébreu ni passé, ni présent ni futur. Le contexte détermine la compréhension et la lecture que nous faisons du verbe, qu’il soit à l’accompli ou à l’inaccompli. Le verbe à l’accompli se traduit le plus souvent par un passé simple ou passé composé, mais il peut aussi dire un plus-que-parfait ou un futur antérieur, ou encore, pour les verbes d’état, un présent. Un verbe à l’inaccompli se traduit le plus souvent par un futur, ou bien, dans un récit, par l’imparfait, ou encore, quand il s’agit de dire une généralité, par un présent.

Nous voyons déjà combien est souple, riche et libérale, dans une telle langue, la perception du temps. Tout est possible, dit ainsi le verbe de Dieu. Ce verbe non pris dans un temps linéaire, mais ouvrant le temps, le déployant dans un espace où l’esprit peut respirer, jouer, évoluer, grâce à ces formes accueillantes, qui permettent un dialogue en trois dimensions. Dans nos langues indo-européennes, le verbe corseté dans son temps impose sa situation comme un point sur une ligne. Celui qui parle envoie à celui qui écoute un message défini dans le temps. La communication est à deux dimensions, deux protagonistes, celui qui émet et celui qui reçoit. En ce qui concerne le temps, la langue indo-européenne est sans profondeur. La conjugaison place le verbe au croisement d’une longueur et d’une hauteur. En hébreu biblique, sont en conversation non seulement le locuteur et l’auditeur, mais aussi le temps. Le temps, parce qu’il n’est pas fixé, a son mot à dire. Parce qu’il n’est pas capturé, il se meut et vit librement dans le volume de la langue. Quelle que soit la situation dans le temps que le verbe désigne, celui qui le reçoit ou l’émet le vit présentement. Lorsque, au deuxième verset de la Genèse, est évoqué le souffle de Dieu se mouvant sur le visage de l’Eau, nous sentons, à lire ce récit dont les temps ne sont pas figés, que cela eut lieu, de façon durative, dans le passé (et nous traduisons le verbe à l’imparfait), mais aussi, que cela est, de façon absolue : que non seulement au commencement, mais par principe, l’Esprit de Dieu émeut le visage de l’Eau (autre traduction possible), et qu’il en fut, qu’il en est, qu’il en sera ainsi à jamais, tant qu’il s’agit de donner naissance à la lumière, et de créer et recréer le monde.

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Andromède est née de la fusion de deux galaxies, voici quand et comment :

Et voici une image du rapprochement d’Andromède et de la Voie Lactée dans 3,7 milliards d’années :

Crédits de l’illustration : NASA/ESA/Z. Levay/R. van der Marel (STScI)/T. Hallas/A. Mellinger

Crédits de l’illustration : NASA/ESA/Z. Levay/R. van der Marel (STScI)/T. Hallas/A. Mellinger

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Le texte sur l’hébreu est extrait de mon livre Voyage.

Aux mots-clés André Breton et René Char, ci-dessous, vous trouverez des notes dans ce blog sur ces poètes

Mes traductions sont ici même

Également ici même : la mesure du temps dans diverses civilisations

Un bel article sur le livre d’Andrea Marcolongo, « La Langue géniale, 9 raisons d’aimer le grec », avec notamment des considérations sur le temps en grec ancien : ici sur Slate

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Sur la marelle du monde

Voici, en téléchargement gratuit, mon livre Sur la marelle du monde

Du cœur violent d’une manif à la paix du jardin d’amour en passant à travers différents personnages par les crimes, les génies et les tribulations de l’histoire, de comète en sable, de sable en mosquée et de mosquée en phare, il faut toute une vie pour apprendre à jouer, entre terre et ciel, à la marelle !

la marelle du monde,

Sur la marelle du monde -Alina Reyes

Bonne lecture !

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ÉRECTA

j'ai ecrit avec mon sang,*

Ma tête est bleue comme une orange, me dit un jour Nelida, l’une de mes cousines, qui n’a pas le cerveau plus gros qu’un fruit. Ma foi, elle s’en sort avec ça, et pourquoi pas ? Les mâles, qu’ils soient singes ou hommes, ont-ils le sexe plus gros qu’une banane ? Non, et c’est pourtant le plus souvent avec ce bout de truc qu’ils pensent.

Moi, je suis Érecta, disons. Une « femme-debout ». Ma cousine n’est qu’une « femelle-étoile ». N’allez pas croire qu’elle parle comme vous, ni comme moi. Cela ne nous empêche pas de nous comprendre, de même que là vous pouvez m’entendre, alors qu’en fait je n’ai pas de parler, seulement de l’écriture.

Nous autres, hominidés qui vivons des millions, un million ou un demi-million d’années avant vous qui me lisez, nous n’avons pas encore de parler. Des cris, des borborygmes, des gestes, des mimiques… enfin, de quoi communiquer, ça, oui. Quelle bête n’a pas ce qu’il faut pour communiquer ? Seulement, tout ça se passe dans l’instant où ça se passe. Si moi, je peux vous dire quelque chose à des centaines de milliers d’années de distance, c’est parce que je suis en train d’inventer l’écriture.

Car oui, figurez-vous, l’écriture est venue avant le parler. Je vais vous dire comment c’est arrivé. C’était la première fois que le sang coulait entre mes jambes. J’ai senti, alors j’ai regardé. J’étais debout, j’ai regardé le fil rouge qui descendait lentement le long de ma cuisse. Et à l’intérieur de mon autre cuisse aussi, un peu plus haut. On aurait dit une bête vivante et douce qui se glissait entre mes poils.

Je me trouvais à ce moment-là un peu à l’écart du groupe. Je ne sais pourquoi, ce qui se produisait là m’a paru d’une inquiétante étrangeté. Je n’avais jamais vu ni les femelles ni les mâles du groupe paraître s’interroger sur ce phénomène, mais c’est ce que j’ai fait, moi. M’interroger. Je me suis assise, cachée dans les hautes herbes, et j’ai grand ouvert mes cuisses, pour mieux voir. Voir d’où cela venait, pour commencer. J’ai vu que ma fente était rouge, j’ai vu que cela venait de là. Du dedans, qu’on ne voit pas.

J’ai commencé à toucher, pour essayer de voir avec mes doigts ce qui était invisible pour mes yeux. Et cela s’est révélé agréable, très agréable. Décidément, j’allais d’étonnement en étonnement. J’aurais voulu continuer, explorer encore, mais les herbes et les feuilles se sont mises à faire du bruit, pour me prévenir : « attention, quelqu’un arrive ! »

Je ne me suis pas relevée, j’ai filé à quatre pattes dans la haute végétation, à l’abri des regards. Vous trouvez peut-être bizarre que je puisse décrire tout cela alors que le parler n’a pas été encore inventé. Mais ce n’est pas parce que les herbes me cachent que je n’y suis pas. Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de parler qu’il n’y a pas de pensée. Vous autres avez tout oublié. Les animaux et nous, même si nous n’avons pas de parler, nous savons très bien distinguer ce qui nous entoure. Bien mieux que vous ne le feriez si vous reveniez dans la forêt ou ailleurs dans la nature. Là, j’emploie un langage très simplifié afin que vous puissiez suivre, mais rien ne vous interdit de faire l’effort de vous représenter la richesse des sensations que nous éprouvons dans les échanges avec notre environnement, les animaux et nous, vos ancêtres. De l’imaginer, ou pour dire plus vrai, de vous le remémorer. Car vous le savez bien, tout cela est en vous. Comment quelques petits millions d’années auraient-ils pu l’effacer ? Comme nous, vous avez bien plus ancien que cela dans votre mémoire. Des atomes nés au début de votre monde vous constituent, et vous savez, comme tout ce qui est le sait, tout ce qui s’est passé depuis des milliards d’années. Nous savons tous tout. Seulement notre mémoire a été dispersée en nous et dans le monde comme dans un labyrinthe, dont nous n’avons pas encore trouvé le plan.

Les grandes herbes faisaient sliiish ! et sluish ! et slash ! sur mon passage. La terre devenait boueuse, élastique sous la plante de mes pieds. J’ai continué à descendre vers la rivière. C’est l’heure où les fauves vont boire, mais je n’ai pas peur des fauves. C’est l’heure où les gazelles vont boire, mais les fauves eux aussi sont occupés à boire et les gazelles n’ont pas peur. C’est l’heure où les crocodiles s’approchent subrepticement des rives, la tête et le corps cachés sous l’eau, fourbes qu’ils sont, pour essayer de se saisir de ceux qui vont boire. Si le crocodile veut m’attraper, je sais ce que je ferai : je planterai un bâton dans sa gueule ouverte. Il n’a pas de mains, il ne saura pas le retirer. Le bâton verdira, poussera, se transformera en arbre qui arrachera la gueule du crocodile et le tuera à tout jamais, même pas bon à transformer en sac à main pour femme riche dans quelques centaines de milliers d’années. Ou bien je prendrai une pierre cassée, coupante, et je la lui enfoncerai dans le ventre, là où il est fragile, là où nulle carapace ne le protège. Je lui tordrai les couilles, je les lui arracherai. Si je les trouve. Et s’il en a. En tout cas, il ne me mangera pas.

Je dévale la pente, j’arrive à la rivière. Les berges sont désertes, l’heure n’est pas encore venue, ou bien elle est passée. J’écoute. La marche de l’eau. Sa course, sa danse. Son chant. L’eau parle, je le sais même si moi je n’ai pas encore de parler. J’écoute l’eau parler. Je m’accroupis, je me replie sur moi comme l’enfant dans le ventre de sa mère pour écouter l’eau parler.

L’eau parle et je pense, le visage dans l’ombre de ma chevelure je pense au monde, au ciel, à la terre, à l’eau, aux animaux, aux plantes, à ceux du groupe qui me cherchent peut-être. Pourquoi ne suis-je pas avec eux, pourquoi suis-je à l’écart ? Pour avoir voulu comprendre d’où le sang venait. Et moi ? D’où est-ce que je viens ? Je relève la tête, je regarde le ciel au-dessus des arbres, je regarde la rivière, je regarde la glaise sous mes pieds. J’éprouve le sentiment de la beauté. De la vie. J’entends battre mon cœur. Je sens que quelque chose me touche, je ne sais pas quoi. Tout mon être se soulève, de joie, de gratitude. Quelque chose pousse un cri qui déchire tout, qui m’appelle. Je tends mon doigt dans le vent qui se lève, je le baisse, je l’enfonce un peu dans la terre mouillée, je trace un trait. Je fais des points, d’autres traits. J’ai changé d’état. Je lévite. Tous les bruits de la nature se sont fondus en une seule rumeur d’amour. Je continue à écrire, dans l’immense douceur de la vie.

À l’amont de l’écriture se trouve la pensée, à l’aval, le parler. Une inquiétude me prend, je sens que là, du côté où le soleil se couche, il y a un corps. Un petit corps d’enfant. Un petit corps d’enfant mort.

Je me relève, je marche dans le sens de la rivière, dans le sens où va l’eau. Étrangement les autres ne me manquent pas, je désire prolonger ce temps de solitude, sans lequel je ne trouverais pas l’enfant. Si les autres savaient que je suis passée sans eux de l’autre côté du temps, ils ne seraient pas contents. Mais si je m’absente trop longtemps, ils risquent de ne plus vouloir de moi. Je marche jusqu’à la proche boucle de la rivière, et je remonterai vers eux. Même s’ils se sont déplacés, les traces de leur passage dans les herbes et leur odeur dans l’air me conduiront à eux.

Voilà l’enfant. Je m’approche de lui, je le touche. Il est couché sur le ventre, la tête sur le côté, les bras le long du corps, paumes tournées vers le ciel, comme souvent dorment les tout-petits. Je voudrais qu’il ne soit pas mort, mais il est froid. La chaleur l’a quitté, son sang ne court plus sous sa peau, mais moi je ne suis pas d’accord, je veux qu’il soit vivant.

Je prends le bébé dans mes bras, je le serre dans mes bras, qu’il prenne ma chaleur. Assise, je me balance avec lui d’avant en arrière, d’arrière en avant, au rythme des incantations qu’il y a dans ma tête. Au rythme des sons qui chantent les traits, les points que j’ai inscrits tout à l’heure dans la terre. Le petit corps est pressé chaque fois entre ma poitrine et mes genoux, et voilà que soudain de l’eau sort de sa bouche, d’un jet. Je continue, pousse de mon corps sur son cœur. Pousse Érecta, pousse sur le petit corps, doucement, fort et doucement, encore. L’eau s’éjecte une nouvelle fois, ses poumons se libèrent, il aspire l’air, il crie, il est vivant !

Je me lève, le bébé dans les bras. Un bébé déjà grand, maintenant qu’il n’est plus inanimé je peux le caler sur ma hanche, il y tient.

Cet enfant n’est pas des nôtres, si je reviens avec lui les mâles dominants vont vouloir le tuer ou le manger. Et les autres s’écarteront de moi ou regarderont ailleurs, même celles et ceux qui voudraient bien garder l’enfant. Car les autres, quand ils ont peur, se soumettent aux dominants. Et ils ont souvent peur.

Je pense à ma cousine Nelida, peut-être devrais-je aller plutôt parmi les siens avec mon bébé. Le jour où elle m’a présentée à son groupe, aucun d’eux n’a fait preuve d’agressivité envers moi, bien que j’y fusse une étrangère. Ils forment une famille plus pacifique et douce. Peut-être nous accueilleront-ils, mon enfant et moi, nous, les grosses têtes ? Oui, c’est ce que nous ferons, mon bébé et moi. Demain, dès que le jour sera levé, nous nous mettrons en chemin, je chercherai les traces de Nelida et des siens, et nous commencerons une nouvelle vie, parmi le peuple des étoiles.

Pour l’instant le soir tombe et nous rejoignons un abri que moi seule connais. Dans l’ombre de notre chambre étroite, couchée avec Sapienza, première du nom, entre les vivants feuillages, je sens monter le lait dans mes seins de vierge, tandis qu’elle tète.

Alina Reyes (inédit)

Les crues

laffont08708Alina Reyes Lilith e kitapimageslilith,,  lilith,lilithLa température monte, les fleuves sont en crue, la parole féminine balance la domination masculine. Exactement comme dans mon roman d’anticipation Lilith, paru en 1999. Ce livre est lui-même une parole en crue, ce pour quoi l’édition italienne l’a retitré La donna da uccidere, « La femme à abattre ». Ce pour quoi la presse française l’a occulté ou sali, à quelques exceptions près. Catherine Millet y a trouvé le thème d’un livre qu’elle a fait passer, à des fins commerciales, pour autobiographique, mais en inversant complètement le sens de la distribution de plaisir, dans mon livre, à des ouvriers à leur sortie du chantier, « graves et disciplinés, attendant leur tour comme ils l’auraient fait à l’église pour recevoir la bénédiction » (et son livre trafiqué ne vaut rien, la preuve en est qu’elle se déclare aujourd’hui toujours soumise, du côté de la domination masculine, allant jusqu’à regretter de ne pas avoir été violée).

Une mégapole, Lone, entourée de barbelés et de policiers chassant ceux qui viennent d’ailleurs, des « zones », et veulent passer. Une femme, paléontologue et directrice du Museum d’histoire naturelle. Montée des températures, montée des eaux, montée du vieux fond humain enfoui et déterré. Quelques extraits :

Comme une chienne lasse, Lone se couche sous le ciel. Un crépuscule orangé encercle la mégapole dont les flancs en cet instant tressaillent, alanguis contre l’énorme courbure du fleuve qui la traverse en rougeoyant, veine gonflée de tous les déchets organiques et industriels du peuple humain, troupeau domestique de la bête.

Lilith au milieu de la tourmente devenait chaque jour un peu plus l’emblème idéal de la femme à abattre. Les pouvoirs publics lui reprochant son obstination à vouloir défendre le Museum, sans parler de son refus de reconnaître que les trois squelettes préhistoriques trouvés dans la grotte étaient ceux d’humains de race blanche – un critère d’antériorité qui eût pour beaucoup suffi à justifier l’actuelle suprématie de cette même race dans la cité -, le promoteur Vivat lui reprochant de faire obstacle à la construction de logements sur l’île, les vertueux lui reprochant sa débauche de femme divorcée et sans enfants, les féministes son culte du pénis, son rajeunissement et son allure de séductrice, les mystico-écologistes son activité d’excavatrice et de profanatrice de tombes, les créationnistes d’avoir choisi le parti du singe contre celui du divin, les femmes sa beauté, les hommes sa beauté, les grégaires sa solitude, les citoyens de souche son origine d’immigrée, la haute société son extraction populaire et son indignité, les pauvres et les classes moyennes sa fréquentation de la haute société, les frustrés sa vitalité sexuelle, les inconnus sa célébrité, les célébrités sa célébrité imméritée, les médiocres sa supériorité intellectuelle et sa dignité, les enchaînés sa liberté.

Le plus souvent, ce sont des hommes de la haute bourgeoisie. Et les quartiers les plus huppés, davantage encore que le reste de la ville, sont tétanisés par la terreur. Mais les hommes du peuple ne sont pour autant pas à l’abri de cette mort mystérieuse. En interrogeant l’entourage des victimes, les enquêteurs notent que le plus constant de leurs points communs est une tendance aggravée à la tyrannie familiale et au machisme. (…) Presque tous les conseillers municipaux ont été retrouvés un matin morts dans leur lit, vidés de leur sang, malgré le luxe de protection dont ils sont l’objet. Les patrons de presse et de télévision, les industriels, nombre de personnalités en vue y passent aussi. En quelques semaines Lone elle-même est exsangue.

L’Histoire, ce serpent que l’Homme a tenu dans sa main comme son sexe, volontariste et excité, lui file entre les doigts et s’en va, égarée dans les eaux, d’un muscle puissant se retournant sur elle-même, se mordre la queue, se l’enfoncer dans la gorge, et dans un dernier hoquet s’avaler tout entière et disparaître.
Implosant, aspirant la Matière dans l’étroit fourreau du Temps.

Un oiseau sort des profondeurs de mon corps ouvert, une belle chouette effraie à l’intérieur de laquelle j’étire mes membres.

D’autres extraits du livre : ici