Virgile, Bucoliques, églogue 3 : la joute poétique (ma traduction)

J’avais donné, toujours au fur et à mesure de ma traduction, le début de la première églogue, puis la deuxième en entier, et voici maintenant, de la troisième, un large extrait : celui de la joute poétique qui suit la dispute des deux bergers poètes, assis dans la prairie, réglant leurs différends à coups de vers dont les habituelles traductions en prose rendent mal la vivacité et la virtuosité – j’ai fait de mon mieux, devant souvent terminer mes alexandrins par des assonances plutôt que par des rimes, mais enfin l’idée est là.

*

DAMÉTAS

Premier, Jupiter ; tout est plein de Jupiter :
Il veille sur les terres ; il a soin de mes vers.

MÉNALQUE

Moi, Phébus m’aime ; toujours chez moi du laurier,
Des présents pour lui, l’hyacinthe douce et pourprée.

DAMÉTAS

Galatée, la jeune enjouée, me jette un fruit,
Et voulant être vue, vers les saules s’enfuit.

MÉNALQUE

Amyntas, ma flamme, à moi s’offre de lui-même :
Mes chiens ne connaissent mieux Délie elle-même.

DAMÉTAS

J’ai des présents tout prêts pour ma Vénus : je vis
Où d’aériennes palombes firent leur nid.

MÉNALQUE

J’ai envoyé au garçon dix pommes dorées,
Lui enverrai dix autres cueillies en forêt.

DAMÉTAS

O que de mots Galatée m’a dits, et quels mots !
Vents, aux oreilles des dieux, n’en touchez-vous mot ?

MÉNALQUE

Pourquoi m’aimer si, toi chassant le sanglier,
Amyntas, moi je reste à garder les filets ?

DAMÉTAS

Envoie Phyllis, Iollas, c’est mon anniversaire ;
Viens, toi, quand je sacrifie aux fruits de la terre.

MÉNALQUE

Phyllis, ma préférée, pleurait quand je partais,
Répétant « Adieu, Iollas, adieu, ma beauté. »

DAMÉTAS

Triste aux bergeries le loup, aux moissons le givre,
Aux arbres le vent, à moi d’Amaryllis l’ire.

MÉNALQUE

Doux l’humide aux semis, l’arbousier aux chevreaux
Le saule aux brebis, Armyntas à mon propos.

DAMÉTAS

Pollion aime, quoique rustique, notre Muse :
Paissez une génisse pour qui vous lit, Muses.

MÉNALQUE

Pollion fait des vers nouveaux : paissez un taureau
Déjà cornu, levant le sable du sabot.

DAMÉTAS

Qui t’aime, Pollion, vienne où tu te réjouis :
Que le miel coule, et pousse l’amome pour lui.

MÉNALQUE

Qui ne hait Bavius, qu’il aime, Mévius, tes vers,
Attelle des renards, trouve des boucs à traire.

DAMÉTAS

Vous qui cueillez des fleurs, des fraises nées à terre,
Fuyez, enfants ! un froid serpent caché sous l’herbe.

MÉNALQUE

Gardez-vous, brebis, de trop avancer : la rive
N’est pas sûre, le bélier, encor, s’y lessive.

DAMÉTAS

Tityre, éloigne les chèvres de la rivière :
À temps, je les laverai à la source claire.

MÉNALQUE

Groupez les brebis, enfants : si leur lait tarit
Sous la chaleur, nous presserons en vain leur pis.

DAMÉTAS

Hélas ! combien maigre est au pré gras mon taureau !
Même amour est ruine du pâtre et du troupeau.

MÉNALQUE

Eux – l’amour n’en est cause – n’ont plus que leurs os :
Je ne sais quel œil fascine mes doux agneaux.

DAMÉTAS

Dans quels pays, dis – tu seras mon Apollon –
Le ciel ne dépasse pas cinq mètres de long.

MÉNALQUE

Dans quel pays, dis, poussent des fleurs où s’inscrit
Le nom des rois – et tu auras pour toi Phyllis.

*

ici une traduction de l’églogue entière, en prose

à suivre !

Virgile, Les Bucoliques, Eglogue 2 (ma traduction)

C’est l’histoire du berger Corydon qui aime le bel Alexis, sans espoir. J’ai traduit en alexandrins son monologue discrètement érotique, qui charme et fait sourire, le voici :

(N.B. Il ne s’agit pas de ma traduction définitive, je la corrigerai au fil de mon travail, de ma traduction de toute l’œuvre)

Églogue II

Le berger Corydon, pour le bel Alexis,
Joie du maître, brûlait, sans espoir d’être admis.
Il venait assidu sous les faîtes ombrés
Des hêtres denses. Là, seul et désordonné,
5 Il jetait aux monts, aux forêts, sa vaine ardeur :
« Ô cruel Alexis, tu dédaignes mes chants ?
Sans pitié de moi ? J’en mourrai finalement.
C’est l’heure où les bêtes cherchent l’ombre et le frais,
L’heure où les lézards verts se cachent dans les haies,
10 Où Thestylis broie aux moissonneurs fatigués
Par la rude chaleur l’ail et le serpolet.
Avec moi, qui tourne dans tes traces, s’exhale
Des arbres, au soleil, le son rauque des cigales.
Mieux ne vaut-il tristes colères et mépris
15 Hautains d’Amaryllis, mieux ne vaut être épris
De Ménalque, lui, noir autant que tu es blanc ?
Ne te fie pas trop à la couleur, bel enfant !
Blanc troène tombe, noirs vaciets sont cueillis.
Tu me prends de haut, ne veux savoir qui je suis,
20 Combien riche en troupeaux, en laitages neigeux.
J’ai mille brebis en Sicile aux monts herbeux ;
Le lait frais ne me manque, l’hiver ni l’été ;
Je chante ce qu’appelant ses bêtes chantait
Amphion de Dircé sur l’Aracynthe actéen.
25 Je me suis vu hier, je ne suis pas vilain,
Miré dans la mer calme ; je ne craindrais pas
Daphnis à tes yeux, si l’image ne ment pas.
Veuilles-tu habiter avec moi les cabanes
Et transpercer les cerfs dans ces humbles campagnes,
30 Pousser aux vertes mauves les chevreaux, d’un chant
Imiter avec moi, unis dans les bois, Pan !
Lui qui, à la cire, conjoignit les pipeaux,
Pan qui veille aux brebis et aux chefs des troupeaux.
N’aie regret de frotter ta lèvre au flageolet ;
35 Pour connaître ces airs, qu’Amyntas n’a-t-il fait ?
J’ai une syrinx à sept tuyaux inégaux,
Dont autrefois Damète me fit le cadeau.
« Te voilà son second », me dit-il en mourant,
Et le sot Amyntas en fut tout jalousant.
40 De plus j’ai trouvé au fond d’un ravin risqué
Deux petits chevreuils encor de blanc tachetés,
Qui chaque jour épuisent deux pis de brebis ;
Je te les garde ; mes dons t’inspirent mépris ?
Les auront donc qui les demande, Thestylis.
45 Viens, bel enfant : voici pour toi, pleines de lis,
Des corbeilles portées par les nymphes ; pour toi,
La blanche Naïade cueille violettes pâles
Et pavots, puis narcisse et aneth aromale,
Les tresse avec herbes suaves et daphné,
50 Peint de jaunes soucis les flexibles vaciets.
Moi je cueillerai des coings au tendre duvet,
Des châtaignes que mon Amaryllis aimait ;
Puis de blondes prunes, fruit honoré aussi ;
Et vous, lauriers, et toi, myrte bien assorti,
55 Qui, tout proches, mêlez vos suaves parfums. 
Simple es-tu, Corydon : Alexis n’a aucun
Souci de tes dons ; Iollas n’y céderait pas
Non plus. Hélas ! qu’ai-je voulu, pauvre de moi ?
Perdu, lançant l’Auster aux fleurs, le sanglier
60 Aux sources. Qui fuis-tu, fou ? Les dieux habitaient
Aussi les forêts, et le Dardanien Pâris.
Que Pallas réside entre les remparts bâtis 
Par elle ; et qu’à nous, les forêts plaisent, avant tout.
La lionne aux yeux farouches suit le loup ; le loup,
65 La chèvre ; la chèvre lascive, le cytise ;
Toi, Corydon, Alexis : chacun, qui l’attise.
Regarde, les taureaux ramènent les charrues,
Le soleil bas double les ombres étendues :
Moi je brûle encor ; quelle mesure à l’amour ?
Ah, Corydon, Corydon, quel démentiel tour !
Ta vigne dans l’ormeau est taillée à moitié ;
Que ne tresses-tu donc quelque chose en osier
Et jonc souple, dont tu aurais besoin ? Et puis,
S’il ne veut, tu trouveras un autre Alexis.

*
Pour comparaison, on peut voir cette traduction en prose disponible en ligne ; on peut comprendre que j’ai dû çà ou là renoncer à un adjectif ou à quelque substantif, l’alexandrin forçant à la concision. Mais il me semble que l’essentiel y est ! Je viens à l’instant de terminer cette traduction, commencée hier, je la réviserai peut-être plus tard mais elle me semble déjà présentable.
Demain je passe à la troisième églogue, c’est un exercice qui me plaît beaucoup comme je l’expliquais hier. À suivre !

Qui est Ulysse ?

« Je suis Ulysse, fils de Laërte, connu de tous hommes
Pour mes amorces, et ma renommée va jusqu’au ciel.
J’habite Ithaque qu’on voit au loin ; le mont Néritos,
Remarquable, y agite son feuillage ; tout autour,
Se trouvent des îles nombreuses et très proches entre elles,
Doulichion, Samè, et Zacynthe couverte de forêts.
Ithaque est basse, et située au plus profond du couchant ;
Les autres îles sont plus loin, vers l’aurore et le soleil.
Elle est rude, mais bonne nourrice de garçons ; et moi
Je ne peux imaginer de terre à la saveur plus douce.
Certes Cacheuse, déesse entre les déesses, me tint
Dans ses grottes creuses, me voulant vivement pour époux ;
Ainsi même Circé, par ses amorces, me retint
Dans ses demeures d’Aiaié, me désirant pour époux ;
Mais jamais elles n’ont convaincu mon cœur dans ma poitrine.
Tant rien ne peut se trouver de plus doux que la patrie
Ou les parents, même si on habite, en pays lointain,
Dans une riche demeure, mais séparé des siens. »

Homère, Odyssée, chant IX, v.19-36 (ma traduction)

*J’ai traduit le mot dolos par son sens premier, « amorce », plutôt que, comme on le fait habituellement, par « ruse », d’autant que l’histoire du mot ruse, en français, révèle qu’il s’agit d’une tactique d’échappement pour les animaux chassés, alors que l’amorce est au contraire une tactique pour attraper. Ce mot dolos se retrouve dans le qualificatif qu’applique Ulysse à Circé, je l’ai donc fait ressortir aussi comme « amorce ».
Au sens figuré, je trouve l’amorce d’Ulysse ici particulièrement habile. On dirait James Bond se présentant : « My name is Bond. James Bond ». N’est-elle pas magnifique, cette tirade de présentation de lui-même, qu’il finit par faire devant Alkinoos et les Phéaciens après être arrivé chez eux en naufrageant, en malheureux errant, suppliant d’être secouru ? Et le voici soudain dans sa souveraineté.

C’est là que j’en suis cette nuit de ma traduction de l’Odyssée, qui avance vite et bien, poussée par un vent vif et doux.

Hommage à Lawrence Ferlinghetti : son poème Autobiography, dans ma traduction

Lawrence Ferlinghetti, photo John O’Hara / The Chronicle

Lawrence Ferlinghetti, photo John O’Hara / The Chronicle

Lawrence Ferlinghetti est mort ce lundi 22 février, à l’âge de cent un ans (à un mois de ses cent deux ans). En l’apprenant cette nuit, j’ai aussitôt pensé à la City Lights Bookstore, la librairie de la Beat generation qu’il a fondée et où je suis bien sûr allée quand j’étais à San Francisco, il y a trente ans. Et surtout à son poème Autobiography, que j’avais traduit un peu après, un été à Barèges, juste comme ça, ainsi que d’autres poèmes de ses comparses de l’époque, comme Corso. Il se trouve que par exception, alors que j’ai perdu quasiment tous mes manuscrits, il me reste quelques feuilles écrites à la main de ces traductions, dont celle-ci. Je l’ai revue et complétée, car il ne me reste pas tout le texte, la voici. Je n’ai pu la confronter à d’autres traductions en français, j’espère n’avoir pas fait de faux sens mais la langue en elle-même est assez simple, ça devrait aller.
J’aime le rythme de ce poème de 1958, qui rappelle La Prose du Transsibérien de Cendrars (1913), voire Howl de Ginsberg (1956), ou le rouleau de Sur la route de Kerouac (1957). J’ai retranscrit les majuscules en français, là où d’habitude on n’en met pas, pour être plus proche de l’esprit du texte en américain. Je me suis demandé pourquoi il disait que les billets de dollars ne portaient pas l’inscription In God we trust – et découvert qu’en fait ils l’ont portée peu après l’écriture du poème.
*

Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à regarder les champions
de l’Académie de billard Dante
et les accros du flipper français.
Je mène une vie tranquille
sur Lower East Broadway.
Je suis un Américain.
Je fus un garçon américain.
J’ai lu l’American Boy Magazine
et je suis devenu boyscout
en banlieue.
Je me prenais pour Tom Sawyer
pêchant l’écrevisse dans la Bronx River
et imaginant le Mississipi.
J’ai eu une batte de baseball
et un vélo American Flyer.
J’ai livré le Woman’s Home Companion
à cinq heures de l’après-midi
ou le Herald Trib
à cinq heures du matin.
J’entends encore le bruit sourd du papier qui cogne
sur des porches perdus.
J’ai eu une enfance malheureuse.
J’ai vu la terre de Lindbergh.
J’ai regardé à la maison
et je n’ai pas vu d’ange.
Je me suis fait prendre en train de voler des crayons
au Five and Ten Cent Store
le même mois où j’ai fait Eagle Scout.
J’ai coupé des arbres pour le CCC
et je me suis assis dessus.
J’ai débarqué en Normandie
dans une barque qui s’est renversée.
J’ai vu les armées éduquées
sur la plage à Douvres.
J’ai vu des pilotes égyptiens dans des nuages violets
des commerçants roulant leur store
à midi
salade de pommes de terre et pissenlits
aux pique-niques anarchistes.
Je lis « Lorna Doone »
et une vie de Hans Most
terreur de l’industriel
une bombe sur son bureau à tout moment.
J’ai vu la parade des éboueurs
à la Parade du Jour de Colomb
derrière les désinvoltes
pétants trompettistes.
Je n’ai pas fait de longue retraite
dans un cloître
ni aux Tuileries
mais je pense toujours
à y aller.
J’ai vu la parade des éboueurs
quand il neigeait.
J’ai mangé des hotdogs dans des terrains de baseball.
J’ai su le discours de Gettysburg
et le discours de Ginsberg.
Je me plais ici
et je ne retournerai pas
d’où je viens.
J’ai aussi cavalé sur des wagons wagons wagons
J’ai voyagé parmi des inconnus.
J’ai été en Asie
sur l’Arche avec Noé.
J’étais en Inde
quand Rome fut bâtie.
J’ai été dans la Crèche
avec un Âne.
J’ai vu le Distributeur Éternel
d’une Colline Blanche
dans le sud de San Francisco
et la Femme Qui Rit à Loona Park
à l’extérieur de la Fun House
sous une pluie torrentielle
qui riait encore.
J’ai entendu le bruit des festivités
dans la nuit.
J’ai erré solitaire
comme une foule.
Je mène une vie tranquille
à l’extérieur de Mike’s Place chaque jour
à regarder le monde marcher
dans ses étranges chaussures.
Un jour j’ai commencé
à faire le tour du monde
mais j’ai échoué à Brooklyn.
Ce Pont était trop pour moi.
Je me suis engagé dans le silence
l’exil et la ruse.
J’ai volé trop près du soleil
et mes ailes de cire sont tombées.
Je cherche mon Vieil Homme
que je n’ai jamais connu.
Je cherche le Chef Perdu
avec qui j’ai volé.
Les jeunes hommes devraient être des explorateurs.
Mais Mère ne m’a jamais dit
qu’il y aurait de telles scènes.
Entrailles-lasses
je repose
j’ai voyagé.
J’ai vu la ville idiote.
J’ai vu le fatras de la masse.
J’ai entendu pleurer Kid Ory.
J’ai entendu prêcher un trombone.
J’ai entendu Debussy
tendu à travers une feuille.
J’ai dormi dans cent îles
où les livres étaient des arbres.
J’ai entendu les oiseaux
qui sonnent comme des cloches.
J’ai porté des pantalons de flanelle grise
et j’ai marché sur la plage de l’enfer.
J’ai habité dans cent villes
où les arbres étaient des livres.
Quels métros quels taxis quels cafés !
Quelles femmes aux poitrines aveugles
membres perdus parmi les gratte-ciel !
J’ai vu les statues des héros
aux carrefours.
Danton pleurant à l’entrée d’un métro
Colomb à Barcelone
pointant vers l’Ouest sur les Ramblas
vers l’American Express
Lincoln dans sa chaise de pierre
Et un grand Visage de Pierre
dans le Dakota du Nord.
Je sais que Colomb
n’a pas découvert l’Amérique.
J’ai entendu cent Ezra Pound domestiqués.
Ils devraient tous être libérés.
Ça fait longtemps que j’étais berger.
Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à lire les annonces classées.
J’ai lu le Reader’s Digest
d’un bout à l’autre
et remarqué l’identification profonde
des États-Unis à la Terre Promise
où sur chaque pièce est marqué
In God We Trust
mais pas sur les billets de dollars,
qui sont les dieux en eux-mêmes.
Chaque jour je lis les petites annonces
à la recherche d’une pierre une feuille
une porte introuvable.
J’entends chanter l’Amérique
dans les Pages Jaunes.
On ne croirait jamais
que l’âme a ses fureurs.
Chaque jour je lis les journaux
et j’entends l’humanité bancale
dans la triste pléthore d’imprimé.
Je vois où l’étang de Walden a été vidé
pour faire un parc de loisirs.
Je vois qu’ils sont en train de faire à Melville
manger sa baleine.
Je vois qu’une nouvelle guerre arrive
mais je ne serai pas là pour la combattre.
J’ai lu ce qui est écrit
sur le mur des cabinets.
J’ai aidé Kilroy à l’écrire.
J’ai défilé dans la Cinquième Avenue
soufflant dans un clairon au milieu d’un peloton compact
mais je me suis dépêché de rentrer à la Casbah
chercher mon chien.
Je vois une similitude
entre les chiens et moi.
Les chiens sont les véritables observateurs
par monts et par vaux dans le monde
à travers le pays de Molloy.
J’ai descendu à pied des ruelles
trop étroites pour des Chrysler.
J’ai vu cent chariots à lait sans chevaux
dans un terrain vague à Astoria.
Ben Shahn ne les a jamais peints
mais ils sont là
de travers à Astoria.
J’ai entendu l’obbligato du ferrailleur.
J’ai roulé sur des autoroutes
et j’ai cru aux promesses des panneaux de signalisation
Traversé les Jersey Flats
et vu les Cités de la Plaine
Je me suis vautré dans la nature sauvage de Westchester
avec ses bandes errantes d’autochtones
dans des breaks.
Je les ai vus.
Je suis l’homme.
J’étais là.
J’ai souffert
un peu.
Je suis un Américain.
J’ai un passeport.
Je n’ai pas souffert en public.
Et je suis trop jeune pour mourir.
Je suis un self-made man.
Et j’ai des projets d’avenir.
Je suis en lice
pour un super job.
Je vais peut-être déménager
à Detroit.
Je ne suis que temporairement
vendeur de cravates.
Je suis un bon gars.
Je suis un livre ouvert
pour mon boss.
Je suis un total mystère
pour mes plus proches amis.
Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à contempler mon nombril.
Je fais partie de la longue folie du corps.
J’ai erré dans divers bois de la nuit.
Je me suis penché aux portes saoules.
J’ai écrit des histoires folles
sans ponctuation.
Je suis l’homme.
J’étais là.
J’ai souffert
un peu.
Je me suis assis sur une chaise instable.
Je suis une larme du soleil.
Je suis une colline
où courent les poètes.
J’ai inventé l’alphabet
après avoir observé le vol des grues
qui font des lettres avec leurs pattes.
Je suis un lac sous la plaine.
Je suis un mot
dans un arbre.
Je suis une colline de poésie.
Je suis un raid
sur l’inarticulé.
J’ai rêvé
que toutes mes dents tombaient
mais ma langue vivait
pour raconter l’histoire.
Car je suis un alambic
de poésie.
Je suis une banque de chant.
Je suis un pianiste
dans un casino abandonné
sur une esplanade en bord de mer
dans un brouillard dense
continuant à jouer.
Je vois une similitude
entre la Femme Qui Rit et
moi-même.
J’ai entendu le son de l’été
dans la pluie.
J’ai vu des filles sur des promenades
avoir des sensations compliquées.
Je comprends leurs hésitations.
Je suis un cueilleur de fruits.
J’ai vu comment les baisers
causent de l’euphorie.
J’ai risqué l’enchantement.
J’ai vu la Vierge
dans un pommier à Chartres
et Sainte Jeanne brûler
au Bella Union.
J’ai vu des girafes dans les Jim la jungle
leur cou comme l’amour
enroulé autour des circonstances de fer
du monde.
J’ai vu la Vénus Aphrodite
sans bras dans son couloir à courant d’air.
J’ai entendu une sirène chanter
au One Fifth Avenue.
J’ai vu la Déesse Blanche danser
dans la rue des Beaux-Arts
le 14 juillet
et la Belle Dame Sans Merci
se curer le nez au Chumley’s.
Elle ne parlait pas anglais
Elle avait des cheveux jaunes
et une voix rauque.
Je mène une vie tranquille
chaque jour sur Mike’s Place
à regarder les joueurs de billard de poche
faire la scène du minestrone
louper les macaronis
et j’ai lu quelque part
le Sens de l’Existence
déjà oublié
où exactement.
Mais je suis l’homme
Et je serai là.
Et je peux faire que les lèvres
de ceux qui sont endormis
parlent.
Et je peux fabriquer mes carnets
dans des brassées d’herbe.
Et je peux écrire ma propre
éponyme épitaphe
intimant aux cavaliers
de passer.

*
Le texte en américain est ici

Homère et Maïakovski

"Maïakovski", collage sur papier 31x41 cm

« Maïakovski », collage sur papier 31×41 cm

« Il y a dans la mer fortement agitée,
En face de l’Égypte, une île appelée Phare »

Homère, Odyssée, chant IV, v.354-355 (ma traduction)

Un jour, inch’Allah, j’apprendrai assez de russe pour pouvoir traduire le grand Maïakovski. En attendant le grand Homère (dont je suis en train de traduire toute l’Odyssée) fait très bien l’affaire. J’aime les poètes qui se coltinent l’univers, et j’aime me coltiner l’univers des poètes.