Une conférence de l’an 2000 toujours d’actualité… résumé et détails sur cette page
…
et cette petite vidéo sur l’un de mes anciens romans… toujours d’actualité aussi si l’on songe à ceux qui confondent sexualité réelle et sexualité virtuelle…
http://youtu.be/s2GDtFJLbMU
*
Sexualité
Masculin-féminin, féminin-masculin : miroir et communion
*
L’anatomie le dit, le sexe de la femme et celui de l’homme sont singulièrement comparables, à ceci près que l’un est externe, l’autre interne. Le clitoris n’est que la partie immergée d’un membre de semblable longueur et largeur que le membre viril, corps également caverneux et érectile qui borde et double le vagin.
Le sexe de la femme est le miroir de celui de l’homme. C’est là qu’il veut et ne veut pas se voir en sa virilité. “Posséder une femme”, comme il s’imagine le faire en la pénétrant, c’est pour lui affirmer et renforcer la possession de son propre sexe. Or comment possèderait-on quiconque, si l’on ne se possède soi-même ? La pleine possession de soi vient au moment où, parvenu à la source, on accepte de s’y mirer et de s’y reconnaître. De voir le Même en l’Autre.
Bien entendu, cette affaire de chair, et sa mécanique, sont aussi et avant tout une affaire d’esprit. On a longtemps douté que la femme ait une âme, et plus encore qu’elle ait un esprit, un esprit capable de pensée, d’invention, de création et de sublimation comme celui de l’homme. Posséder un phallus, c’est ne plus être seulement objet mais aussi sujet du désir, accéder à la jouissance et à l’ordre du symbolique, au statut d’”homme”, d’être humain à part entière.
Mais nul n’existe sans l’autre, et nul n’est complet, ni complètement libre, si l’autre ne l’est pas. Si quelque chose me manque, ou si j’apparais à l’autre comme manquant de quelque chose, l’autre ne pourra jamais me satisfaire, l’autre me semblera toujours manquant – et réciproquement. D’où les reproches que s’adressent mutuellement hommes et femmes.
Le propre de l’homme (de l’être humain) est d’être aussi bipède dans sa tête : dépassant sa prédestination biologique par ses choix culturels, il se déplace sur deux pieds, le masculin et le féminin. Que l’un des deux soit amputé ou abîmé, et il boite. Force est de constater que l’homme et la femme ont à peu près toujours boité.
Dans l’une des six tapisseries qui évoquent le chemin initiatique de la Dame à la licorne, la Dame tend un miroir à la si particulière figure, surmontée de son appendice phallique. La licorne s’y réflète, mais contrairement à ce que prétendent beaucoup de commentaires, ce n’est pas elle qu’elle regarde, mais la Dame. La licorne se voit dans la Dame, dès que cette dernière lui révèle avec grâce et douceur son image.
Ce qui signifie tout à la fois que la Dame prend paisiblement conscience de sa propre virilité spirituelle, qu’elle fait entrer dans son miroir ; et que l’animal phallique accepte avec le sourire la force et le courage de la Dame, sens premiers du mot virilité
Deinonô, épouse de l’un des disciples de Pythagore, dit un jour cette phrase profonde :
« La femme doit offrir un sacrifice à l’instant même où elle quitte le lit de son époux. »
Un sacrifice d’action de grâce, de remerciement pour l’acte charnel d’amour qui actualise tout à la fois la communion et l’autonomie de l’homme et de la femme, de la femme et de l’homme.
Nymphes et fées, les femmes taboues
*
Plutarque rapporte que les nymphes pouvaient vivre jusqu’à 9620 ans, toujours jeunes et belles, car elles buvaient l’ambroisie des dieux. Elles étaient si ravissantes dans leur vie naturelle que plus d’un dieu, plus d’un homme rêva de les ravir. Ainsi Daphné, convoitée simultanément par le mortel Leucippe et Apollon en personne. Avant qu’elle ne fût changée en laurier suite à l’entêtement malheureux du dieu solaire, la jalousie de ce dernier donna lieu à un tableau de nu des plus féroces. Le joli Leucippe, pour mieux s’approcher de sa belle, imagina de se déguiser en fille et de se joindre au charmant groupe des nymphes de la montagne. Soucieux de se débarrasser de son rival, le dieu souffla aux jeunes filles d’aller se baigner nues toutes ensemble, afin de vérifier qu’elles étaient bien entre femmes. Aussitôt qu’elles découvrirent l’anomalie flagrante sur le corps de l’éphèbe, ces gracieuses vierges le mirent en pièces. Il est vrai que “Daphné”, même si son allure ne le laisse nullement deviner, signifie “la sanguinaire”…
Nymphes et fées sont par excellence les femmes nues et interdites. Nues en tant qu’émanation directe de la nature, même si elles sont habillées. Évoluant aux environs des grottes et des sources, de tempérament amoureux, ces belles passent leur temps à filer, à chanter. Magiques, bienveillantes parfois, dangereuses souvent. Pourquoi interdites et pourquoi dangereuses ? Parce qu’elles sont l’incarnation de la jouissance féminine. Ce mystère, cette brèche par où elles échappent aux hommes. Et qui les confronte confusément au sacré : “pourquoi pas, dit Lacan, interpréter une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?”
On connaît l’histoire de Mélusine, la très belle fée dont le bas du corps se changeait en queue de serpent tous les samedis. Elle avait épousé le seigneur Raymondin à la condition qu’il n’essaierait jamais de la voir nue ce jour-là. Mais bien sûr, la curiosité du mari finit par l’emporter. Si elle se réfugiait chaque semaine dans sa haute tour où elle refusait toute visite, n’était-ce pas parce qu’elle y recevait un amant ? Un jour donc, en dépit de sa promesse, il ne résista pas à la tentation d’aller épier sa femme. Quand par le trou de la serrure il la découvrit seule et nue dans sa chambre, il ne put réprimer un cri d’horreur au spectacle de la longue queue qui serpentait à partir du ventre de son épouse. Se sachant découverte, la fée déploya ses ailes et, poussant à son tour un cri déchirant, s’envola par la fenêtre étroite, pour ne plus jamais revenir.
Qu’est-ce donc que cette queue de serpent qui périodiquement pousse à Mélusine ? Bien sûr, comme la queue de poisson aux sirènes, le symbole de son rattachement au monde animal, à la puissance et au mystère du monde naturel. Mais cet appendice qui les ferme à l’homme ne serait-il pas aussi une sorte de clitoris fantasmatique, justement rendu géant par le fantasme de celui qui voudrait le voir, en une boucle de cause à effet précisément rendue par la symbolique du serpent ? Ne serait-il pas le signe mortel d’une auto-jouissance de la femme qui renverrait le sexe de l’homme au rayon des objets inutiles, autrement dit le signe de la castration de l’homme ? “Dans les sociétés archaïques, rappelle le psychanalyste et philosophe Roger Dadoun, la femme ne doit pas jouir, c’est un tabou très fort.” D’où découle explicitement la tradition de l’excision. Dans les campagnes françaises, mais sans doute aussi ailleurs, on craignait les vouivres, ces nymphes aquatiques qui attiraient les hommes, prodiguaient aux baigneurs nus une fellation qui s’achevait en noyade. Douceurs trompeuses par lesquelles elles attiraient irrémédiablement leur victime au fond du lac ou de la rivière.
Si fées et nymphes sont partout présentes sur la planète, c’est bien sûr parce qu’elles existent. Universellement, elles existent dans l’imaginaire des êtres humains, quelle que soit leur culture. Le mot “nymphes” désigne les petites lèvres de la vulve, mais aussi la chrysalide. “Fée” en latin veut dire “destin”. Le destin de l’homme ne passe-t-il pas par ces nymphes d’entre lesquelles il est venu au monde, et où l’instinct lui ordonnera de retourner pour à son tour se reproduire ? Et ces fragiles et secrètes portes ne sont-elles pas celles d’un laboratoire mystérieux où la vie se transmue en vie, de même qu’à l’abri du monde l’insecte s’apprête à devenir papillon ?
Or, rappelons-nous la sentence d’Héraclite, “la nature aime à se cacher.” Et c’est pourquoi surprendre une femme dans sa nudité provoque toujours un frisson de sacrilège. Comme si le regard était déjà un viol, et menaçait donc son auteur d’un châtiment majeur. Comme si le regard pouvait même être déjà un meurtre, ainsi que dans l’histoire de Mélusine, condamnée à disparaître en tant que femme, à fuir définitivement le monde humain sous sa forme de démon ailé – en cela semblable à Lilith après son éviction de l’Eden.
Mais le sacrilège attise le désir, et l’histoire indéfiniment se répète. “Tu dois retourner à l’origine”, rappelle Angelus Silesius. “Au lieu où l’eau jaillit, elle est pure et limpide ; Qui ne boit à la source en danger met sa vie.” Mais ce retour à la source, nécessaire pour préserver de la mort spirituelle, est aussi, paradoxalement, une aventure dangereuse. Qui requiert conscience et désir de vivre une initiation qui exclut toute tricherie. Souiller la source serait l’empoisonner, et boire le poison par la même occasion. Vouloir s’en approcher et en jouir par traîtrise, ainsi que le firent Leucippe avec Daphné, Raymondin avec Mélusine, ainsi que le font la Technique et le Marché avec la Nature, c’est encourir une fin tragique. Tel apparaît alors le sens du péché d’Ève et d’Adam : ne pas avoir croqué la pomme comme les autres fruits du Jardin, “naturellement”, mais pour savoir et jouir en transgressant l’ordre naturel. Grandeur et risque de la condition humaine.
Vérité nue et idéologies falsificatrices
*
Le poète Horace le premier parla de “la vérité nue”. Mais la question du voile d’Isis, de la nature qui “aime à se cacher”, selon les mots fameux d’Héraclite l’Obscur, a occupé les philosophes depuis la plus haute Antiquité. Toute femme est une Isis dans l’idéologie de l’Eternel féminin, un mystère dont l’homme rêve de soulever le voile… et que tout dénudement, paradoxalement, rend encore plus « mystérieux ».
“La vie humaine n’est que désirs, l’homme (ou l’animal)ne peut vivre sans désirer, car il ne peut vivre sans s’aimer, et cet amour étant infini, il ne peut jamais être satisfait”, écrit Leopardi. Singulière remarque… Sans amour de soi, pas de conservation possible ? Et qu’est-ce que cet amour de soi qui implique le désir ? Désirer à l’infini… Ou désirer l’infini… Mouvement de l’âme qui implique l’insatisfaction, condition du retour du désir, croit-on, donc de la poursuite de la vie.
Voilà ce qui rendrait nécessaire et même vital le tissage mental d’un voile autour de l’objet du désir, afin que jamais il ne puisse tout à fait s’atteindre. Et dans la double pulsion de vie et de mort à l’œuvre dans tout être, voilà ce qui rendrait fatale la tentation de la mise à nu comme échappatoire à l’épuisant éternel retour, modalité de l’infini à laquelle on rêve de substituer une lucidité définitive, un arrachage du voile une fois pour toutes. Rêve de repos du guerrier, trouver l’infini dans le fini.
Or toujours le désir passe, et revient. Tant qu’il revient, la vie demeure. Tant qu’il ne s’apaise, la guerre reprend. Cercle vicieux. Ainsi était-il fatal que la femme, objet du désir, devienne fatale. Pas d’insatisfaction sans culpabilisation de la femme.
“Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui demanda : “Où es-tu ?” L’homme répondit : “Je t’ai entendu dans le jardin. J’ai eu peur, car je suis nu, et je me suis caché.” –“Qui t’a appris que tu étais nu ? (…) “C’est la femme…” (Genèse, 3, 9)
Voilà. L’homme est nu, lui aussi. Et lui aussi se cache. Parce qu’il a vu, et qu’il pressent le danger d’en savoir trop. Sa nudité soudain lui est apparue. Sujet de lui-même, il découvre que le roi est nu. Choc violent, aussi violent qu’une vision, une révélation venue de l’autre monde. Aussi compacte et pourtant surréelle qu’une statue. Aussitôt sa nudité il s’en décharge sur sa femme. Premières Vénus préhistoriques, taillées dans la pierre, à même la grotte et résumées en symbole, telle la vulve rouge géante de Gargas. Ou sculptées en statuettes, dont un paléontologue a émis l’idée qu’elles aient pu servir d’objets sexuels, de supports visuels aux fantaisies solitaires des hommes.
Déjà la statue de la déesse n’est pas seulement un objet solide et figé, mais une manifestation de la divinité, un éphémère à chaque instant perpétué par l’exultation créée par la rencontre des deux mondes, celui-ci et l’autre, soudain matérialisés, réunis en une figure à la fois étrange et familière, cette statue, ce corps, cette image que nous n’en finissons pas de ne pas pouvoir étreindre, et qui n’en finit pas de nous sidérer.
Après le siècle des Lumières, au cœur duquel Sade et la guillotine figurèrent l’appel du trou noir, le XIXe, siècle des Ombres, fit naître chez les poètes une quête d’”illuminations”, pour reprendre le terme de Rimbaud. Et manifesta un besoin répété de lueurs qui prirent, selon les sphères sociales, la forme d’appel aux esprits – les tables tournèrent beaucoup – ou d’apparitions insistantes de la Vierge. Laquelle s’annonçait très souvent sous la forme de statuettes que l’on trouvait miraculeusement, un beau matin, près d’une source ou dans l’église du village… Et que l’on s’empressait de croire venues du ciel.
La bonne dame en ses blancs voiles consolait bien des peines et faisait naître bien des rêves. L’homme, la femme, l’enfant, écrasés par une société qui leur interdisait tout moyen d’échapper à leur condition, pouvait du moins vénérer une image féminine généreuse, capable de parler directement dans le cœur de chacun, aimant chacun comme s’il était unique, jusqu’au plus humble.
Puis vint le siècle des Ténèbres. “En termes historiques, nous vivons à l’âge de fer, dont le dernier acte est la barbarie… en termes moraux, nous vivons à l’âge de la boue”, écrit Octavio Paz. “Le déclin de notre image de l’amour serait une catastrophe plus grande que l’effondrement de nos systèmes économiques et politiques : ce serait la fin de notre civilisation.” Et il précise : “Je ne me réfère pas au sentiment mais à une vision du monde… une éthique et une esthétique.”
Et Denis de Rougemont : “Toute idée de l’homme est une idée de l’amour.”
Pour savoir si les ténèbres gagnent en vous-mêmes, regardez les corps et demandez-vous ce qu’est la beauté, et ce qu’est une âme.
Érotique de l’art
*
À la base de l’art : travail, technique, observation, recherche. Mais Éros est là comme un fantôme que chacun essaie de saisir. Il faut apprendre et chercher, beaucoup chercher. Jusque au moment où la main qui sculpte, joue, peint ou écrit n’est plus que l’instrument d’un corps qui ne vous appartient plus, un corps entièrement possédé par l’Esprit comme une chair par l’amour, avec ces vagues, ce mouvement, cette intensité, cette force-là, au sens à la fois sexuel et spirituel où l’on peut “posséder la vérité dans un âme et un corps” dans un état de jouissance complète.
La pulsion érotique est aussi une pulsion mystique et poétique. L’art veut quelque chose de sauvage, d’originel, il lui faut trouver, toucher et expérimenter la vérité primordiale et secrète du corps pour l’amener à la transcendance.
Cette pure vérité que l’art nous montre, que nous voulons et ne voulons pas voir, voilà ce qui peut nous entraîner dans le vertige, nous procurer un vertige à la place d’un autre. Et il se peut alors que le substitut fantasmé se révèle plus vertigineux que la réalité. Une réalité qui ne serait pas fantasmée ne saurait faire jouir. En somme, toute réalité pour être désirable doit être mise en représentation par quelque moyen que ce soit, peinture, sculpture, photographie, cinéma, ou bien sûr et d’abord littérature. Toute apparence, toute apparition n’étant que la projection imaginaire ou plastique d’un langage, qu’il soit explicite ou inconscient.
Pas de plaisir sans imagination au sens fort du terme, c’est-à-dire faculté de créer une image à partir de ce néant qu’est la réalité.
“Dès l’enfance, écrit Aristote, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter, et une tendance à trouver du plaisir aux représentations.”
C’est pourquoi les femmes, dans toute société où elles ont été longtemps réduites aux fonctions de leur corps et aux tâches purement matérielles, ont plus de difficultés à atteindre leur jouissance que les hommes, habitués, autorisés et encouragés comme par une loi naturelle (mais si elle ne l’était pas les oiseaux n’auraient pas de si belles plumes), à trouver l’excitation par le regard.
Que les mystiques et les artistes usent du regard intérieur n’est qu’une affaire de degré dans la vision. Le regard de l’homme est désir, projection anticipatrice de la projection physiologique qui accompagnera l’acmé du plaisir, et c’est cette projection, cet appel au jeté hors de soi qui est prière.
“J’ai vu un ange dans le marbre et j’ai seulement ciselé jusqu’à l’en libérer”, dit Michel-Ange. Ainsi procède tout regard profond. Voir avant de faire paraître. Il y a des anges dans la lumière, des formes, et on peut aussi la ciseler pour les en libérer. Pas de vraie photo sans lumière consciente, pas de réalité sur le papier sinon sculptée par le regard.
Phidias était à la fois architecte et sculpteur. Le corps glorieux des Grecs s’élève dans l’espace non pour l’occuper mais pour le révéler en le pénétrant, comme les colonnes du temple. Le mot grec agalma qui désignait les statues a pour origine un mot qui signifie joie, exultation. Nous ne sommes pas là dans la matière, mais dans une révélation toujours renouvelée, aussi bien pour l’être qui se manifeste par la statue que pour celui qui la contemple.
Intense, jubilatoire échange entre l’oeuvre et son spectateur, comme entre l’artiste et son modèle. Il s’agit de saisir l’instant de vérité, et de s’y jeter. “Tout à coup un peu de nature se montre, dit Rodin, une bande de chair apparaît et ce lambeau de vérité donne la vérité tout entière, et permet de s’élever d’un bond jusqu’au principe absolu des choses.”
Érotique de la poésie
à ma fenêtre, photo Alina Reyes
*
« La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres… »
Le vers de Mallarmé semble plus que jamais d’actualité. Encore que, si manifestement la chair est aujourd’hui bien triste, masochiste, torturée, mécanique, médicalisée, normalisée, ghettoïsée, tabouïsée, bref ennuyeuse au possible, il semble de plus en plus difficile de trouver quelqu’un qui puisse ajouter « et j’ai lu tous les livres »…
Si la chair est devenue triste, c’est que souvent les livres le sont devenus aussi. L’amour est à réinventer, dit Rimbaud, et pour cela il faut réinventer la poésie, la littérature. La vivre, en faire l’expérience active, la mettre en œuvre dans son propre corps. L’amour comme le verbe étant une alchimie qui nécessite de savants mélanges de substances.
André Breton a dit que « la poésie se fait dans un lit, comme l’amour ». S’il ne l’avait fait avant moi, j’aurais pu l’écrire aussi. Je me suis toujours mise en condition de laisser advenir en moi la poésie (par la lecture ou par l’écriture) dans des lieux également propices à l’amour : au lit bien sûr, dans toute pièce close, ou encore dans ma voiture, ou dans un coin intime de nature, un ermitage… Lieux de recueillement, car je savais par intuition que la pulsion poétique était de la même essence, venait du même corps, et répondait à un semblable désir de communion ou de transcendance que la pulsion érotique.
L’humanité a commencé par de grands livres (et je comprends dans les grands livres les textes de tradition orale, ceux qui furent ensuite fixés par écrit comme ceux qui ont pu se perdre – on a conservé de la Préhistoire un magnifique art rupestre, mais nous ne saurons jamais rien des formules, récits et mythes de la même époque), des livres et des textes sacrés qui ont d’abord servi à établir, entretenir et développer les liens entre le monde des hommes et l’autre monde, celui des esprits, ou des dieux, ou d’un Dieu unique selon les cultures.
Livres fondateurs ou incantations chamaniques, ces textes disent entre les lignes toute l’histoire de l’Homme, qui est celle d’un questionnement du monde, et d’une négociation avec les forces mystérieuses de l’univers. Et ces textes sont de puissants poèmes. En proie à toutes sortes de forces qui la dépassent, l’humanité a besoin de puissants poèmes où trouver à la fois le sentiment de sa grandeur et le moyen de canaliser des pulsions chaotiques et destructrices.
La poésie est la création par excellence, celle qui rapproche l’homme de Dieu. « Au commencement était le Verbe ». C’est pourquoi je considère comme poème toute œuvre qui ne présente pas seulement une mise en scène et un point de vue sur la société, la condition humaine, etc, mais qui par le seul pouvoir de la langue crée, met au jour, un univers aussi neuf que l’enfant qui vient au monde.
La poésie est donc, dès l’origine, apparentée à la spiritualité. Elle raconte la genèse du monde, en règle et en définit les enjeux. Ce faisant, elle fait du poète lui-même un démiurge. Il est l’homme qui par le pouvoir de son verbe vous emmène dans le monde non pas tel qu’il existe dans l’univers visible, mais tel qu’il est dit. Le poète entre en contact avec l’univers invisible, mais il est aussi celui qui crée cet univers, puisque nous n’y avons accès que par ses mots.
Et ce qui est grave aux yeux du commun des mortels, c’est que le poète est mû par une impulsion vitale profondément jouissive, la recherche d’instants fabuleux et absolument intimes, le poète est un esprit désirant qui par la puissance de son désir va obtenir l’illumination, l’extase, comme un corps désirant va obtenir l’orgasme. Le poète va obtenir ce bondissement hors de la médiocrité humaine, cette jouissance venue de loin qui va très loin, il va l’obtenir par l’esprit et le corps rassemblés en un même élan, il va, selon les termes de Rimbaud, « posséder la vérité dans une âme et un corps ».
Du bon amour qui nous passe par le corps et la tête comme le printemps passe par le jardin et la forêt
*
C’est bon de penser à l’amour. On ne peut pas toujours le faire, mais y penser, personne ne peut encore nous en empêcher. Je dis encore parce que s’ils ne trouvent pas suffisant d’espionner nos ordinateurs et nos téléphones, ils finiront peut-être par se brancher directement sur notre cerveau ? Si on en vient là, je vous recommande le mien, vous ne vous ennuierez pas ! Regardez, pas besoin de pinces croco sur mon crâne ni de puce électronique dessous, je vous le livre ici tout cru, comme ça vient. Je ne vous parle pas ici du sexe morbide, vicieux, mauvais. Je vous parle du bon amour qui me passe par le corps et la tête comme le printemps passe par le jardin et la forêt.
Dans la nuit du lit, sous la couette, j’évolue lentement, intensément. Je suis au début du monde, aux frontières d’un trou noir qui contient toute la lumière et l’expulse pour donner la vie, je suis au fond de l’océan où les premières cellules se rencontrent et s’assemblent, je suis dans la grotte où naissent et se réfugient les petits et les grands animaux, et parmi eux ceux qui deviennent des hommes. Je suis au lieu de la sexualité, de la particularité qui fait de chacun de nous un être unique, et non un être reproductible en série, comme c’est le cas des bactéries qui se multiplient sans sexualité, toutes identiques, comme ce serait aussi le cas dans les rêves aberrants de ceux qui, par renoncement face aux difficultés de la sexualité, voudraient que les êtres humains puissent se reproduire par clonage, et ainsi abandonner leur condition d’être humain, et même d’animal, pour celle de vulgaire assemblage de matériau biologique sans personnalité. Je suis au lieu où fut décidé, et où se décide toujours, le fait d’être.