Forêt profonde

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J’avais du moins compris que l’Esprit travaille de la même façon les individus et les peuples, la nature et la nature de l’homme, j’avais compris ce que je savais depuis toujours, ce que les hommes savent depuis qu’ils sont hommes et ont commencé à imprimer leurs mains sur les parois des grottes, à y graver et peindre les animaux de leurs forêts et de leurs visions pour franchir le pas entre nature et surnature, j’avais compris ce qu’il devient si difficile à entendre dans le bruit et l’éparpillement du monde technologique, et aussi difficile à dire qu’à écrire, à l’heure des textes hachés à la mode communicationnelle, en longues phrases déambulant dans un labyrinthique livre : l’unité du tout.

(…) un sentiment quasi bestial de dépossession et d’incompréhension s’emparait de mon esprit quand je revenais tourner en rond dans ce quartier où il m’apparaissait invraisemblable de n’être plus chez moi. Je marchais jusqu’au vertige dans ces rues que je n’habitais plus, je levais les yeux sur les fenêtres des deux chambres, celle des enfants et celle de la mienne dont j’étais désormais exclue, et j’étais pétrifiée d’absurdité, je n’étais plus qu’un corps de pierre vide, battu par les courants d’air, je ne m’habitais plus.

On y allait toujours avec les enfants, Florent la hachette à la main, les enfants et moi derrière à la queue leu leu dans la neige épaisse, montant jusqu’à trouver le bon arbre, droit, gracieux, harmonieux, bien arrondi, le plus bel arbre et le plus condamné, poussant trop près d’un aîné qui l’empêcherait de se développer. Il faisait froid, de la buée sortait de nos bouches dans l’air très transparent, un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en vous, c’était un moment de très pur bonheur.

L’arbre choisi, on se recueillait un instant pour lui demander pardon et le remercier, puis le sacrifice commençait, la hachette s’abattait sur son très jeune tronc qui rapidement cédait, Florent le saisissait par là, à sa blessure, sang blanc dans la neige, le traînait derrière lui dans la joie des enfants et de moi et de lui, pur moment de bonheur oui, ses branches au sol écrivant peut-être sa souffrance, qui sait ? Quelle folie douce, la vie.

La végétation avait tellement poussé cette année, les feuillages des arbres étaient si denses que la forêt semblait se resserrer autour de la maison, on l’eût dite en marche avec ses arbres, sommeil et paupières, tendre armée de mystères sur le point de nous vaincre très savoureusement, se coucher sur nous au creux de notre inviolable clairière.

Me restait seulement le vœu d’écrire du fond de la forêt, du cœur intouchable du temps, à qui voudrait voir, offert de nulle part, dans la mâchoire du ciel ses caprices danser autour de l’être immuable.

(…) dans un violent désir je me projetais au cœur de la forêt profonde, sur le versant d’en face, cette forêt avec ses grands arbres antiques, ses lichens, ses mousses et ses hauts lys, ses rochers, ses sapins, son esprit inviolable, c’est là que je voulais être et c’est là que je me cachais, au creux du temps qui passe et vous garde pourtant.

Je passais des heures immobile à observer la nature, les oiseaux, le ciel. J’écoutais le vent. Je sortais sous la pluie. Je suivais des animaux sauvages dans la forêt…

Vingt jours d’isolement et de solitude dans la splendeur des montagnes enneigées : je passai le mois de janvier dans un total état de grâce.

Silence, altitude, air pur, un mètre de neige à des kilomètres autour de la maison. Pratiquement pas de communication : pas de voisins immédiats, téléphone coupé par la tempête, donc pas d’internet non plus, un courrier de temps à autre quand je descendais en raquettes au village, c’est tout.

Vingt jours à écrire, suivre les traces d’animaux, entretenir le feu. Malgré le froid très vif, jusqu’à moins quinze degrés, le corps toujours chaud comme un poêle, largement assez couvert d’un mince pull pour arpenter la forêt et les pistes glacées.

J’étais une véritable ressuscitée, le Temps m’appartenait comme je Lui appartenais. Ici, maintenant, dans cette parfaite solitude, ce doux silence, cette beauté indicible, je connus vingt jours et vingt nuits durant un absolu, un surhumain bonheur.

Le vent la nuit dans la forêt à peine souffle la neige est un nuage ces gros flocons lents, vraiment, on dirait du duvet d’anges.

Dans la forêt j’ai retrouvé mon homme la nuit dans la forêt, il était là parmi les loups dormant au creux de leur cercle d’argent. J’ai avancé dans leur fourrure et ils m’ont reconnue puisque j’avais la même odeur que lui. Les loups étaient couchés là sous la lune et chacun sur mon passage me léchait les chevilles, en gémissant comme une femme qui jouit quand il ne faut pas faire de bruit.

Et j’ai marché dans leur pelage cachant sous mon manteau de soldat mon sexe rougeoyant qui tisonnait mon corps, et j’ai léché mon homme, couchée à ses côtés moi sa louve gémissante j’ai léché les paupières de mon homme, la nuit et la nuit j’ai léché le pus qui collait ses paupières et au petit matin il a ouvert les yeux.

J’ai pris les clés, fermé la porte derrière moi et continué l’ascension de la tour par le long escalier en colimaçon. J’ai débouché en plein air sur la fantastique galerie peuplée de chimères, à la fois si étranges et pourtant proches, comme si elles étaient vivantes, là dans la forêt de pierre suspendue, parmi les flèches et les arcs-boutants gothiques dressés à la poupe de l’île. Il pleuvait, une grosse pluie tiède qui s’écoulait à seaux par les chéneaux et l’armée des gargouilles tendues gueule ouverte sur le vide. J’ai rabattu ma capuche sur ma tête. Cinquante mètres plus bas la Seine, très haute, emportait à vive allure des plaques de glace aux formes de bêtes monstrueuses.

Les bêtes bondissent au fond du gouffre, là d’où je viens. Sous ma jupe glisse l’éclat d’argent des truites vives, je suis le pont des soupirs de l’amour, tendue expirante d’extase au-dessus de l’Absence, profonde absence ouverte à la blessure de ma chair-entaille. Soumise aux vents, passerelle branlante jetée au secret de ma forêt vierge, j’enjambe le vide, le vertige et la désolation (…)

Dans un petit tiers gauche de ma vitre se reflétait la vitre d’en face, et dans ce cadre dans le cadre, le paysage de l’autre côté de la voie, derrière ma nuque. Tout en horizons, avec son ciel bleu doux et gris crevé d’ors pâles. Ce tableau lévitait dans le plus vaste panorama étendu sous mes yeux, l’un et l’autre figés dans une fuite effrénée au sein de leur espace. Plan sur plan, la ligne des forêts de là-bas dansant dans le ciel d’ici à la façon des lignes électriques tendues le long de la voie, toutes perspectives exaltées par le défilement des traits, la vitesse, les reflets, lumières, couleurs et ombres. C’était si beau, j’en eus envie de pleurer. Un chevreuil apparut à la lisière et leva les yeux vers le train. J’eus l’impression qu’il voulait me dire quelque chose.

Après avoir bifurqué sur la toute petite route j’ai ralenti. Il y a un passage où les chevreuils traversent, on a parfois la chance d’en voir un. Autour de chez moi l’été, à l’aube et au crépuscule je les guette, ils sont très farouches par ici mais parfois j’arrive à les pister assez longtemps, une fois j’ai pu ainsi me retrouver face à face dans une toute petite clairière avec une biche et ses deux faons ; saisis, pendant un très long moment nous n’avons plus bougé, ni les uns ni les autres, et c’était à mourir de douceur.

Enfin je m’engage dans le sentier forestier. Je roule en première, précautionneusement pour éviter que les roches qui dépassent du sol (je connais l’emplacement de chacune d’elles) ne heurtent le châssis. Le moteur est inaudible, la voiture isole du dehors, on n’entend rien, tout lévite et se tend vers les reflets argentés du grand plateau circulaire du ciel, tendu derrière les cimes dentelées des arbres. Sur ce chemin où votre lumière troue la nuit enchevêtrée entre les troncs majestueux des hêtres, vous voudriez rester pour toujours plongé dans ce silence velouté, cette descente surnaturelle, cette beauté féerique.

Une fois éteint le moteur et claquée la portière, les bruits de la forêt crépitent comme du bois mort sous les pieds. L’air si pur a des caresses de lame de rasoir sur la peau et dans les poumons, le ciel si proche vous met la tête à l’envers, vous rappelle que c’est là que sont vos racines, au-delà des nuées noires et dorées qui naviguent devant la faucille de lune et les étoiles stridentes. Je monte à pied la dernière partie du chemin, que je distingue à peine. Voici la grange, la bergerie, ma maison. La chouette ulule, je fais tourner la clé dans le volet.

Enveloppée de mon manteau ouvrir le compteur électrique, les volets, faire du feu, préparer des spaghetti, déboucher une bouteille de vin, manger et boire devant la cheminée, l’assiette sur les genoux… le rituel d’arrivée est accompli. Je reste jusqu’à une heure du matin seule dans le silence, à ne rien faire que regarder les flammes, ajouter des bûches. Ça pourrait durer mille ans, tant que j’ai à m’occuper d’un feu même les sanglots ne sont rien et de toute façon j’en ai fini avec les sanglots. Quand la température est à quatorze degrés, je monte me coucher.

Il fait glacial entre les draps. En position fœtale, j’attends. Le sommeil, la chaleur. La chouette s’est tue. Pas un être humain à proximité de chez moi. La nuit est pleine de bruits comme de pas chassés, feutrés, de courses d’animaux dans le toit juste au-dessus de ma tête, dans la forêt tout autour de la maison, et de sons semblables à des paroles prononcées par les arbres.

Chaque jour je pars dans la clairière, dans la forêt, je ne peux pas m’en passer. Et chaque jour le silence grandit. Avec les océans entre mes os et les lacs dans mes yeux, mes yeux des lacs, de plus en plus fluides et profonds. Ce matin tôt j’ai trouvé une merveille, une toute petite plume dont une moitié décline un noir-gris rouge et l’autre des rayures bleues et noires ; je sais très bien de quel oiseau elle vient mais j’ai été tout de suite sûre que c’était l’ange qui me l’avait déposée là sur mon passage.

Restée très longtemps dans la forêt toute seule. Grimpé jusqu’à un endroit que je ne connaissais pas, soudain un rond de lumière en amont d’un grand sapin, des hêtres, des buissons, des rochers moussus, des souches tout étagées de merveilleuses petites langues orangées, plus de sentier, je ne sais pas comment je suis parvenue ici, je ne sais pas où je suis.

Il m’est arrivé un truc de conte de fée. Je suis encore partie dans la forêt, longtemps. Je fais très doucement, parce que j’aime le silence et pour ne pas déranger les animaux. Et voici qu’à un moment donné, j’entends un tout petit bruit de froissement de feuilles mortes, tout près de moi. Un joli campagnol qui vaquait à ses affaires. Je lui ai parlé à voix basse, nous étions à trente centimètres l’un de l’autre mais ça ne le gênait pas le moins du monde, il frétillait, même. Puis il s’est dirigé tranquillement vers le tronc couché que je venais d’enjamber, à l’endroit où se trouvait un énorme cèpe au chapeau grignoté mais encore tout à fait ferme et mangeable, pas du tout véreux. Après ça il a disparu.

J’ai pensé qu’il avait peut-être voulu me l’offrir, je l’ai pris. Il faut voir que tout était vraiment comme dans un conte, il y avait un moment que je grimpais et j’étais pleine d’oxygène… la forêt profonde, la lumière plongeant d’entre les feuillages très hauts, les grandes fougères, toutes les sortes de champignons aux formes fantastiques, les mousses très vertes et épaisses qui avaient l’air d’être des animaux à moitié endormis, les rochers des châteaux fermés…

De retour à la maison j’ai pensé que c’était sûrement lui qui avait commencé à grignoter ce roi des bolets, et que je le lui avais volé. Enfin, qui sait ?

La magie avait débuté quelques heures plus tôt, là-haut, au bord du gave rapide où je suis montée, et où j’ai vu un vautour posé sur le piton le plus pointu et le plus aride du massif. Je l’ai observé longuement avec des jumelles, il est resté là immobile à prendre le soleil près d’une heure puis il s’est lancé dans le vide, déployant ses ailes immenses, ses deux mètres cinquante d’envergure qui se sont mis à flotter inlassablement dans les courants du ciel, oh la belle vie ! je voudrais être lui ! je n’ai pas pu m’empêcher de dire.

Cela c’était le matin, et la féerie a repris en fin d’après-midi au retour de ma virée en forêt, je suis restée assise dehors sous le parasol parce qu’il s’était mis à pleuvoir, là dans la musique de l’eau qui frappait la toile à regarder les rideaux de pluie fine dans lesquels le soleil jouait, et aussi le mouvement des nuages et les contours tout en rondeurs de certains cumulus soulignés de pure lumière.

J’ai pensé que si j’avais une pierre tombale, j’aimerais bien qu’elle comporte un petit creux, une sorte de niche où les gens pourraient glisser des choses. C’est comme si la nature était un anneau doré, dans lequel je suis.

C’est devenu ma drogue de crapahuter dans la forêt. J’y vais le matin, j’y vais l’après-midi, et en rentrant le soir, comme je trouve qu’il est trop tôt pour s’enfermer déjà, je repars sous le ciel bleu et perle rosissant, et j’y retourne. Voilà dix-sept ans que je vis souvent ici mais je n’avais jamais eu tant de passion pour la forêt. J’y allais essentiellement quand je voyais un chevreuil ou un renard et que je l’y suivais. Là j’y vais juste pour y aller. Me cacher. Me retrouver dans des endroits où je ne vois plus de sentier et où je ne sais plus très bien où je suis. Voir des choses fantastiques. Ces champignons qui poussent sur les souches, il y en a des gros gris-brun, on dirait des bêtes. J’en ai vu un qui faisait trente centimètres de long et dix d’épaisseur, dur comme du bois, j’ai cru que c’était un record. Mais un moment après, dans un endroit très pentu et broussailleux où je devais presque ramper, j’en ai rencontré un, accroché à une vieille souche pleine de trous comme un crâne, qui la circonscrivait presque, puisqu’il formait un trois-quarts de cercle un peu irrégulier de trente à quarante centimètres de rayon, soit environ soixante-cinq centimètres dans sa plus grande largeur.

À la tombée du soir, je suis allée à la « grotte de l’ours », un endroit secret qui fait un peu peur à cause de ce gros creux sombre sous une très grande pierre, dans un endroit encaissé, plein de verdure dense, où il y a deux étés j’ai parlé avec un rouge-gorge. J’ai vu de nouveau un rouge-gorge, c’est un oiseau pas peureux mais qui aime être tranquille aussi, et cette fois on avait juste envie de se taire, l’un et l’autre.

Dans un autre endroit, ce matin, j’ai vu une fleur rescapée, presque aussi grande que moi.

À force d’y aller, j’espère peut-être passer à travers et me retrouver dans une autre dimension, où l’on peut rencontrer soudain qui l’on souhaite ? Je crois sérieusement que le cœur de la forêt peut comprendre le mien, le nôtre.

(…) les chevaux pénètrent entre les arbres, s’engagent sur l’étroit sentier du Rioulet, très escarpé. Un bon moment, nous restons dressés en avant sur eux, une touffe de crinière serrée entre les doigts, pour leur faciliter la montée. Feuilles, fougères et branchages nous effleurent au passage. Souvent leurs sabots glissent sur les roches qui émergent en escaliers de la terre humide, mais ils connaissent bien le terrain et leur pied est sûr. Tête basse ils grimpent, captivés par l’effort, le plaisir et la difficulté.

L’odeur lourde de la forêt commence à me tourner la tête, l’euphorie me gagne. J’ai la sensation d’être entourée d’une vie luxuriante, des oiseaux crient et chantent en tous sens, un pic noir mitraille un tronc, des buses et des faucons survolent les hêtres et les sapins d’où la lumière tombe comme de stroboscopes, des choses bougent dans le sous-bois d’où montent des effluves de bêtes sauvages et de pourritures, la profonde combe ravinée que nous longeons maintenant sur notre gauche creuse jusqu’au vertige l’absolue cruauté de la nature.

Somptueuse comme toujours avec sa lumière qui m’appelait d’entre les hêtres de la cathédrale, sa lisière pourpre d’arbustes aux petites feuilles écarlates, son odeur de pourriture divine montant du sol, ses rochers à moitié couverts de mousse, ses branches d’où pendent des lichens, ses feuillages incandescents entremêlés dans le vide du ciel. Je suis entrée à l’intérieur et j’ai commencé à monter, lentement.

Le sang s’est mis à circuler plus vite et plus chaud sous ma peau. Les animaux de mon corps s’étiraient dans mes muscles.

Soudain un jeune chevreuil a surgi, droit sur moi, brutalement propulsé du sexe invisible de la forêt, ouvert entre les troncs. À un mètre il s’est arrêté net dans sa course, une vibration lumineuse a parcouru son flanc en sueur, il m’a regardée dans les yeux. Dans les siens j’ai vu l’urgence. Il a fait volte-face, est reparti en sautant au-dessus des pierres. Il avait un trou rouge au côté, d’où le sang s’étoilait sur sa robe fauve.

Je l’ai suivi, comme chaque fois qu’il m’est arrivé de rencontrer un animal sauvage. Il avait encore la force de faire des bonds qui l’éloignaient de moi rapidement, mais je courais comme une aveugle à sa suite en montant puis dévalant la pente, trébuchant dans les rochers et les branchages tombés, les yeux rivés sur lui. Il s’est arrêté, épuisé. S’est retourné, m’a lancé un long regard de reproche, en aboyant. Il me chassait mais c’était comme s’il m’appelait, j’ai continué à marcher vers lui, en soufflant fort moi aussi. Quand j’ai été presque à le toucher, il s’est couché entre le hêtre et la grosse pierre. Un coup de feu a retenti, s’est répercuté entre les troncs, et j’ai compris que c’était la fin du monde pour moi. Le temps s’est décomposé, j’ai mis la main sous mes côtes, dans ma plaie chaude.

En me laissant tomber j’ai hurlé de douleur et de rage et je me suis mise à ramper pour tenter encore de le rejoindre. Les parfums de mousse, de feuilles mortes, d’humus, de champignons, de lichens, de bois et de pierre ont tissé autour de moi une toile en fil d’ange. Des étoiles ont commencé à voltiger devant mes yeux, l’odeur puissante de l’animal a envahi l’espace, j’ai rampé pour le rejoindre.

Le petit chevreuil suffoque, je suis couchée contre son corps brûlant, un bras autour de son cou. Sa tête gît sur le sol, sa langue épaisse sort de sa bouche ouverte, en même temps que l’air qui passe par lui avec un son rauque le sang coule, des caillots restent accrochés à ses babines.

Je caresse faiblement son pelage fauve, inondé de transpiration. Le mouvement me fait gémir de douleur, je suis blessée au flanc moi aussi. Je me tourne lentement pour soulever mon pull plein de sang et regarder la plaie. Comme lui je transpire. Je vois un trou plein de sang noir coagulé, l’hémorragie s’est arrêtée. Je replace délicatement mon t-shirt sur mon ventre.

Les flocons tourbillonnaient comme une voie lactée, une galaxie spirale, un escalier en colimaçon grimpant dans la voûte du ciel. L’hélicoptère va venir, pensai-je encore, sentant se rejoindre les couleurs et les temps. Par terre et sur la mousse de la pierre, le pelage de l’animal, le corps de la femme, la couche de neige s’épaissit doucement, fraîche, immaculée. Alina Reyes s’endormit dans la tendre, lumineuse tourmente. Les dômes des rochers blanchis s’étageaient dans le sous-bois en rondes d’archipels scintillants. Tout se tait, respire imperceptiblement. Seuls meublent la paix profonde des bruits sourds d’animaux furtifs, tu les entends ? Ce sont juste les blocs de neige qui se détachaient des branches pour rejoindre le sol. Toujours enlacée au faon, elle sourit. Nous dans le berceau, le bateau. Jamais plus ils ne souffriront de la faim ni de la soif. À la fin de la journée, une voile blanche de parapente, tout à fait inhabituelle en cette saison, s’éleva en tournant lentement sur elle-même dans l’étroite vallée face à sa maison silencieuse, mais dans ce ciel si blanc vous ne la voyez pas.

extraits de mon roman Forêt profonde (éditions du Rocher, 2007)

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Asia dans notre forêt, photo Alina Reyes

Asia dans notre forêt, photo Alina Reyes, septembre 2012

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Le pont (extrait de « Forêt profonde »)

Le corps, poussière d’étoiles, redevient poussière d’étoiles ; l’esprit, source, eau surgie, advient à la vie dans le perpétuel retour de son surgissement. La vie du corps, morceau de temps condensé entre éparpillement et désagrégation, comporte un début et une fin, et de même l’espace d’un corps à un autre découpe le temps en séquences. La vie de l’esprit, elle, est à la fois discontinue et continue, éternelle ; elle est ce fleuve dont les eaux ne sont jamais les mêmes et qui pourtant coule toujours uni, de la même source au même estuaire, dans son incessant voyage. Qu’un barrage survienne, et l’eau de l’esprit stagne. À l’ère qui fait barrage en capitalisant le temps, en contrariant par la barbarie technologique le cours de la nature, l’être humain s’enlise dans l’étang, le marais morbide.

Alors qu’au fil de l’eau, mille insaisissables petites pièces de verre scintillent, étoiles cruelles et ravissantes que les pupilles papillonnent au déboulé du vertige, mille petits signaux étincelants séduisent et stimulent mon être, soudain transporté au bord de sa vallée grandiose. Signaux, signets à la fente des feuilles où je les cueille à l’épuisette, étoiles si proches et lointaines sur la page, auxquelles il s’agit de rendre le bondissant de la truite, une fois le fleuve du livre ouvert, le lit de la parole de nouveau habité, qu’il s’agit d’inviter à danser là dans l’absence abolie, là dans la trace de cette déchirure, hypothétique lien, trou aussitôt que formé habité, comme dans ce vide ce pont jeté d’une rive à l’autre et peuplé d’âmes à pied.

Appuyée à la rambarde je regarde jouer sur la Seine la lumière du ciel, et je sais qu’écrire, lire, sont aussi bien marquer la distance que l’annuler. En joie de solitude dans la multitude, suspendue dans le flux je m’éparpille et me rassemble en chaque atome, chaque monde, et je sais que je suis de tous et d’aucun, je sais que je ne saurais être sinon entre : je suis le miroir qu’au musée proche une Dame ancienne tend toujours à la licorne, miroir tendu au-dessus du temps, et de l’étant à l’être, miroir-trou de ver que le reflet de mon désir, animal chimérique, habite.

Je suis un pont, et le passager de moi-même. Tendue, agrippée de mon mieux aux rives qui s’effritent, étroite et dangereuse, je m’attends, longtemps sans le savoir je m’attends. Un soir d’été, m’entendant venir, pleine d’inquiétude et d’espoir je me prépare à m’accueillir, ne sachant pas qui vient, ne sachant pas que cet être qui vient va me blesser violemment, me rudoyer. Ne sachant pas que l’abîme au-dessus duquel si longtemps j’ai retenu mon souffle, l’abîme c’est cet être qui vient : moi, l’abîme, l’enfer, ne sachant pas qu’il me faut conserver la tension, malgré le choc, la douleur, la terreur panique. Ne sachant pas qu’Orphée doit aller d’un bord à l’autre et de l’autre au premier sans se retourner, ne sachant plus rien quand l’instant vient, je mets en péril ma multiple vie, et m’arrachant à ma fin pour me regarder moi-même, je m’effondre, me précipite au fond du gouffre sur les cailloux tranchants.

Je m’écroule, je chute, je me fracasse contre la pierre glacée, je me pense perdue, la mort a gagné, c’est elle que j’attends désormais, je l’appelle, l’épèle de ma seule espérance, la prie de s’apponter pour mon désir, ce désir, ange dernier né des ruines de mon désir premier, mon seul désir que l’abîme enfin cédé a mué en désir de mort. Et tandis que mon désir et moi, précipités dans le creuset de l’alchimiste, mêlons nos fluides et nos humeurs de glace et de feu, voici que je sens de nouveau s’étirer mes membres, voici que mes pieds de nouveau tâtent le bord de la rivière, que mes mains s’agrippent à l’autre rive, que mon corps s’arque et se bande. Fier de sa nouvelle force, endurci par la caresse des cailloux, mon corps émacié remonte et de nouveau pont, suspendu, allégé, dessinant le sourire du ciel à l’abîme, sourire dans le silence du vide, toute lumière, éternelle dans sa finitude, je me sers de passage et sans peur, me supporte et traverse.

Les bêtes bondissent au fond du gouffre, là d’où je viens. Sous ma jupe glisse l’éclat d’argent des truites vives, je suis le pont des soupirs de l’amour, tendue expirante d’extase au-dessus de l’Absence, profonde absence ouverte à la blessure de ma chair-entaille. Soumise aux vents, passerelle branlante jetée au secret de ma forêt vierge, j’enjambe le vide, le vertige et la désolation, j’enjambe l’œil poissonneux qui très en-bas brille sous mes chairs écartées. Et sous mon long pas de statue, Isis arc-en-ciel, je sens monter l’haleine fraîche de la vie brute qui palpe et qui bondit, là dans les sombres profonds, par éclats de lumière avalant les instants lumineux dont elle se nourrit.

C’est ma présence même que j’enjambe au-dessus de l’absence. Moi, hirondelle qu’un interminable hiver a effacée du ciel pour la refléter truite ou coquille au fond des eaux. Dans le torrent glacé, loin si loin de mon sexe en obscène prière, si loin de ma brûlante attente, lentement bâillent un millier de coquillages, paupières écartées en long miroir de mon inépuisable désir.

Moi, Ville ouverte, Jérusalem haletante, je me laisse pénétrer par la promesse.

Pourquoi suis-je tendue là, au-dessus de l’abîme ? Pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien entre le ciel et lui. Le pont ne saurait relier deux rives s’il ne séparait deux profondeurs. Les séparant, lançant la flèche de leur dialogue, gracieux Atlas, je soutiens l’énorme azur léger de mon saut en grand écart, tandis que sous moi plombe et s’exalte l’attraction du trou. Je fixe des vertiges par alchimie du verbe, ma plume à pas de plume se saisit de l’instant, fixe l’indécis, l’indicible, l’insaisissable, et de ce tissu de cheveux d’ange ouvre sous mes pieds le pont d’où je fixe du regard les abîmes du gouffre d’en-haut et du gouffre d’en-bas.

Je suis le pont, la passion.

Qui tombe dans le gouffre sans s’être pénétré d’amour n’en ramènera jamais l’amour. Qui plonge dans le gouffre sans s’être tissé de lumière n’y verra rien, ni la ténèbre hurlante ni le retour du jour.

Je suis le pont, pur plaisir de l’union dans la séparation sensible entre des doigts entrelacés. Je suis le pont, j’attends l’instant où vont se prendre la main tendue de sous ma jupe et celle qui descend d’entre mon front, je suis la jointure de leurs doigts qui veulent se sentir.

Je suis le pont, je suis le désir, au-dessus et au-dessous de moi ouvrant le vide où le désir palpite, où vivre le désir.

Je suis le pont, je suis entre.

Allant d’un bord à l’autre, désignant haut et bas : clouant le regard sur une croix mentale.

Clouée dans l’espace que je soutiens et révèle, passagère de moi-même si ténue à l’intersection de ma croix, je suis l’axe compassionnel, absolument.

Je suis le pays, et le mal du pays. Je suis encore, quand après avoir marché jusqu’en mon milieu à ma rencontre je peux fermer les yeux pour contempler ciel torrent et rives venteux éclaboussant et verdoyant dans mes chairs, le retour au pays.

Je suis l’être et son mouvement permanent dans la fixation.

Je suis l’hirondelle en vol, dans l’instant d’un regard volé fixe autant que la flèche de Zénon, je suis la passerelle où dansent en rond les demoiselles et les garçons, je suis la ronde sans nom des jours et des nuits, ronde de nuit, ronde de jour, je suis l’être en veille.

Vient le moment de se jeter à l’eau, le moment soudain où la tentation et la peur de l’abîme cèdent devant sa nécessité, sa beauté d’urgence à accomplir, le moment où tout s’accélère, où, enjambant mon garde-fou je prends mon envol, bondis dans la lumière, où je me sens me précipiter inexorablement vers ma propre sortie, et torrent, rejoindre le torrent qui depuis si longtemps pour moi coule de source.

Entre en moi, tu est né, nous délivré.

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extrait de mon roman Forêt profonde, le livre occulté par toute la presse parisienne et qui attend que justice lui soit rendue

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Petites combines et autres complicités du petit milieu « littéraire » (avec Post Scriptum)

Cet après-midi à la bibliothèque Mohammed Arkoun je tombe sur un livre déjà ancien de Marie Darrieussecq sur le plagiat. Je le feuillette et que vois-je ? Elle y prend parti contre moi dans le procès que j’ai intenté à Gallimard pour le plagiat de mon roman Forêt profonde. Dis donc, petite, si tu te mêlais de tes oignons ? Ai-je dit quoi que ce soit, moi, quand Ndiaye puis Laurens t’ont accusée de plagiat ? Chaque fois que les lecteurs de ton premier roman m’ont dit que tu avais l’air de t’être inspirée de mon premier roman cela ne m’a fait ni chaud ni froid mais faut-il finir par soupçonner que tu ne sais écrire qu’en reprenant les autres ? Quoiqu’il en soit c’est ton problème, pas le mien – tous mes livres viennent de moi, j’ai ce qu’il faut en moi pour les nourrir. Si j’ai réagi au fait que Haenel s’est lui aussi et sans doute (je n’ai rien lu de toi Marie, donc je ne peux rien en dire) bien plus largement « inspiré » de mon travail, c’est parce qu’il y avait derrière ça un sale coup pour occulter Forêt profonde qui déplaisait à tels personnages dudit milieu qui croyaient s’y reconnaître. On me promit de me ruiner pour cela, et on le fit. Allez savoir pourquoi dans cette affaire tout le monde, dont toi Marie, donc, s’est rangé derrière Sollers, « parrain » du milieu littéraire, et contre moi, rien du milieu littéraire ? Le courage ne caractérise pas plus ces gens-là que l’honneur. Bof faites vos petites salades entre vous, ayez vos articles et vos contentements, et puis vos livres vous suivront sans tarder dans la tombe.

P.S. du lendemain. Et si, en guise de réponse, j’écrivais un livre où tu apparaîtrais sous forme de truie ? Inutile, tu l’as fait toi-même. Il y aurait une étude à faire sur la présentation d’eux-mêmes que font les écrivains à travers leur premier livre. Pour ma part, ma narratrice était artiste et caissière de boucherie : ce qui signifie agent du Jugement des morts. Proust l’a dit, l’art est le seul vrai Jugement dernier.

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Forêt profonde

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J’avais du moins compris que l’Esprit travaille de la même façon les individus et les peuples, la nature et la nature de l’homme, j’avais compris ce que je savais depuis toujours, ce que les hommes savent depuis qu’ils sont hommes et ont commencé à imprimer leurs mains sur les parois des grottes, à y graver et peindre les animaux de leurs forêts et de leurs visions pour franchir le pas entre nature et surnature, j’avais compris ce qu’il devient si difficile à entendre dans le bruit et l’éparpillement du monde technologique, et aussi difficile à dire qu’à écrire, à l’heure des textes hachés à la mode communicationnelle, en longues phrases déambulant dans un labyrinthique livre : l’unité du tout.

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Je me souvins d’un petit matin d’hiver où je marchai, seule, sur un chemin bordé de prés givrés. C’était dans les Baronnies pyrénéennes, une terre belle et secrète, presque abandonnée, un de ces cœurs méconnus de la France où le temps n’ose pas faire de bruit en passant de colline en prairie et de village en forêt. J’avais pris une chambre la veille dans cet hôtel désert, isolé, glacial, juste pour pouvoir faire ceci, au réveil : me diriger à pied, dans le silence, vers la grotte de Gargas, la longue et magnifique grotte où trente mille ans plus tôt des hommes, des femmes et des enfants avaient laissé des gravures et peintures d’animaux et de signes, et deux cent trente empreintes de mains. J’avais voulu d’un saut me rendre dans ce début du monde, voir par leurs yeux, sentir par leurs sens les aurochs et les anges. J’étais retournée visiter la grotte plusieurs fois, seule ou avec Florent et les enfants. Et au retour d’une exceptionnelle visite nocturne, j’avais reçu un salut dans l’éternel. Il était plus de minuit, l’autoroute était déserte, les éléments s’étaient déchaînés, pluie énorme et tonitruante, gouttes gonflées comme des bombes à eau frappant de face le pare-brise, véhicule à la merci des mains gigantesques du vent, la lumière des phares se jetait sans répit dans la vitesse, la nuit noire, le silence du cœur dilaté dans la poitrine, et dans l’habitacle c’était juste comme tout à l’heure dans la grotte où nous avions passé deux heures sans voir le temps, là sous terre dans le ventre du ciel, la cathédrale pleine de dents d’une géance enfantine, dents de lait entre lesquelles se répercute une parole immortelle, concrétions blanches, mains rouges, mains noires, mots mutilés dont tu es le membre manquant et qui sempiternellement t’appellent et te travaillent, ainsi que l’eau l’argile et le calcaire qu’elle traverse, imprègne, façonne, et qui oblige l’homme à apposer sa marque jusqu’au plus secret creux de mes chairs.

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extraits de Forêt profonde, mon roman occulté qui reste donc à lire, et huit ans après sa parution fait toujours souterrainement la rentrée littéraire 

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Police de la pensée : en 2015, nous sommes en 1984

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Photo AFP/Eric Feferberg

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«Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas de moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir.

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Y avait-il toujours eu ces perspectives de maisons du XIXe siècle en ruine, ces murs étayés par des poutres, ce carton aux fenêtres pour remplacer les vitres, ces toits plâtrés de tôle ondulée, ces clôtures de jardin délabrées et penchées dans tous les sens ? Y avait-il eu toujours ces emplacements bombardés où la poussière de plâtre tourbillonnait, où l’épilobe grimpait sur des monceaux de décombres ? Et ces endroits où les bombes avaient dégagé un espace plus large et où avaient jailli de sordides colonies d’habitacles en bois semblables à des cabanes à lapins ?

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 Le ministère de la Vérité – Miniver, en novlangue – frappait par sa différence avec les objets environnants. C’était une gigantesque construction pyramidale d béton d’un blanc éclatant. Elle étageait ses terrasses jusqu’à trois cents mètres de hauteur. De son poste d’observation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l’inscription artistique des trois slogans du parti.

LA GUERRE C’EST LA PAIX
LA LIBERTE C’EST L’ESCLAVAGE
L’IGNORANCE C’EST LA FORCE »

Georges Orwell, 1984

« La tour de la Sorbonne se perdait dans la brume, la nuit, la désolation. Ses murs étaient aussi longs que ceux de la Santé, la prison proche aussi du boulevard Gabriel, chez moi. L’ancien Collège de France, prestigieuse institution qui avait accueilli les plus grands noms de toutes les disciplines du savoir, hébergeait maintenant les bureaux de la P.S., Police Spéciale, dont les méthodes étaient directement inspirées des dérives occultes pratiquées par Sad, du temps où il fut ministre de l’Intérieur.

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Espionnage, chantage, torture mentale, mensonge, manipulation, élimination de preuves… Il ne faut pas être trop scrupuleux avec sa conscience quand on occupe ce genre de poste, n’est-ce pas ?

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La pelouse avait laissé place à une dalle de béton, dont les projecteurs braqués autour du bâtiment faisaient ressortir les larges fissures occasionnées par le gel, grosses comme une merde de chien au milieu d’un tapis. Dans ce froid sinistre, sous les lumières blafardes, je crus voir là couchée par terre la maison Usher d’Edgar Poe, prête à se relever avec sa faille obscène. »

Alina Reyes, Forêt profonde, 2007