Des classifications. Exemple : le clownesque

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La science avance en inventant (trouvant) de nouvelles classifications. Les classifications passent trop souvent pour des réalités définitives alors qu’elles ne sont que des points de vue circonstanciés. La science avance en multipliant les points de vue. J’ai une idée de classification nouvelle et révolutionnaire en biologie, je l’exposerai peut-être un jour. Les sciences humaines aussi nécessitent une constante remise en question et réinvention des classifications. Les historiens par exemple remettent en question les classifications « Moyen Âge » et « Renaissance ». Réinventer les classifications ne signifie pas rejeter tout des classifications anciennes, mais permet de sortir de leurs limites et de se donner de nouveaux outils, de voir autrement, et à partir de là de découvrir d’autres choses.

En littérature et en art, nous avons besoin aussi d’ouvrir notre regard. Nous apprenons en littérature à distinguer le baroque, le classicisme, le romantisme, le réalisme, le naturalisme, le symbolisme etc. Nietzsche a inventé le dionysiaque et l’apollinien, classifications qui ouvrent un autre point de vue au-delà des classifications académiques précédentes. Pour ma part, je ferais entrer Nietzsche dans une classe que j’appellerai le clownesque. Une classe qui se joue des époques. Le mot clown date du XVIe siècle, il désigne d’abord le paysan, d’après une racine germanique signifiant « motte de terre », avant de devenir un personnage de cirque et de théâtre. Mais le clownesque, dans ma conception de cette catégorie, est de tous les temps. Il y a des clowns de l’Homme – véreux, fascistes, populistes et autres autocrates, imposteurs de la pensée, de l’art, de la littérature, qui mettent l’homme plus bas que l’homme. Et les clowns de Dieu qui, partant de l’humilité de l’homme, l’élèvent à ce qui le dépasse – ce sont là les inventeurs que je classe comme clownesques. J’emploie le mot humilité car il renvoie aussi, étymologiquement, à la terre, à la motte de terre, comme le mot clown. Le clownesque pourrait s’apparenter au baroque mais à la différence de ce dernier, qui tient son nom d’un mot portugais signifiant « perle irrégulière », le clownesque ne part pas d’une préciosité, même détournée, mais d’une humilité. Si le clownesque peut aboutir comme le baroque à une forme d’exubérance, ce n’est pas comme le baroque par l’exubérance et la richesse des moyens, mais par leur humilité, leur économie. Et je vois dans cette catégorie des créateurs et des interprètes aussi variés que, entre beaucoup d’autres, Sophocle, Shakespeare, Bach (la classification comme baroques de ces deux derniers pose problème), Nietzsche, Kafka, Gogol, la Callas, Glenn Gould ou Basquiat. Toute une étude peut être développée sur ce concept du clownesque, sa métaphysique, ses façons de dépasser l’homme tantôt en auguste et tantôt en clown blanc, à partir de diverses formes d’humilité.

Dans une émission de télévision de 1960 sur CBS, Leonard Bernstein compare une partition de Bach et une page de Shakespeare. De même que Bach écrit des suites de notes presque toujours dépourvues d’indications musicales, Shakespeare établit une liste de personnages sans didascalies qui indiqueraient quel temps il fait, etc., dit-il. On pourrait dire que Bach, à la base, ce sont des notes et un clavecin, c’est tout. Et Bonnefoy disait qu’on devrait jouer Shakespeare sans décors. Les personnages de Sophocle, comme les clowns, sont des masques. Les enjeux sont métaphysiques, non pas psychologiques, sociologiques, humains-trop-humains. Nietzsche parle depuis l’animal, comme souvent Kafka, par ailleurs dépouilleur de langue. Gogol parle depuis le fou, la Callas depuis la blessée, Glenn Gould depuis l’autiste, Basquiat depuis la rue. C’est depuis leurs humilités respectives, et par la distance qu’elles instaurent entre eux et l’humain content de lui-même, que ces artistes atteignent des sommets inouïs. Et si on les écoute très bien, ils font rire. C’est ainsi qu’ils rendent les humains (leurs auditeurs, leurs lecteurs…) non pas passifs, comme lorsque tout ce qu’il y a à servir leur est servi (et plus ce qu’il y a à servir est peu de chose, plus ce peu leur est tout entier servi – ainsi dans l’art et la littérature à bon marché, faciles, « grand public »), mais actifs, nécessairement interprètes de tout ce que l’humilité foncière de leur art délègue à leurs libres interprétation, pensée, développement.

Voici le passage de l’émission avec Bernstein et Gould (qui joue à partir de 5:08)

L’émission vaut grandement d’être écoutée en entier, avec notamment à partir de 40:06 la présence de Stravinsky en personne dirigeant les trois dernières scènes de son Oiseau de feu :

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Au Jardin des Plantes. Quelques réflexions à partir de Kafka et de Stephen Hawking

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J’ai fait un tour, puis je me suis assise sur un banc au soleil, face à la pelouse autorisée, avec la bibliothèque où j’allais ensuite travailler à l’arrière-plan, et encore derrière, la mosquée. J’ai commencé à relire L’Amérique de Kafka. Le jeu des reflets dans le texte m’a encore fait penser à la beauté polysémique du mot réflexion. J’ai pensé à Stephen Hawking. Comme les médias ont insisté encore, à sa mort, sur le fait qu’il était gravement handicapé. J’ai lu quelque part que cet homme représentait une victoire de l’esprit sur le corps. Quel manque de réflexion. Comme si l’un et l’autre étaient séparables. La vision d’une dualité entre l’esprit et le corps est symptomatique de la mentalité religieuse, qu’elle vienne d’athées ou de croyants. De même la croyance dans une séparation entre l’athéisme et la foi. Ces choses ont tout à voir, comme dans un miroir. C’est pourquoi Stephen Hawking, qui se disait athée, n’hésitait pas à conclure son livre Une belle histoire du temps sur une évocation de « la pensée de Dieu » (cf note précédente).

Et donc les médias ont encore une fois exposé le sensationnel handicap de ce savant. Comme pour conjurer la peur de l’homme moderne de se trouver réduit à l’infirmité, de se voir devenu infirme sans le soutien de la technologie, de ne pas savoir faire de la technologie son alliée, de la voir esclavagiser l’humain décorporé, trimballant, esprit supérieur qu’il se croit, un corps fardeau, un corps idiot, un corps marqué par le péché qu’il lui faut torturer, torturant ainsi également l’esprit et tout le vivant. Stephen Hawking cherchait à trouver le trait d’union entre les lois de l’infiniment petit et celles de l’infiniment grand. Stephen Hawking savait que « la pensée de Dieu » est celle que l’homme cherche dans le miroir, la réflexion. Plutôt qu’un flambeau, Franz Kafka au début de L’Amérique place dans la main de la statue de la liberté une épée. « On eût dit que le bras qui brandissait l’épée s’était levé à l’instant même, et l’air libre soufflait autour de ce grand corps. » (trad. Alexandre Vialatte)

 

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jardin des plantes 8mercredi après-midi au Jardin des Plantes à Paris, photos Alina Reyes

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Rapport à une académie

« Je consommai beaucoup de professeurs et même plusieurs à la fois » Franz Kafka, Rapport à une académie

La tutrice de l’Espé, inquiétée par le haut niveau d’intelligence (elle n’y a rien compris) et le manque de dressage en cours dans ma classe (la littérature n’étant pas son fort, elle a préféré focaliser toute son attention sur des figurines Leclerc, dit-elle (contrairement à elle j’ignore ce que c’est) avec lesquelles jouaient paraît-il certains élèves), a adressé une « procédure d’alerte » à l’académie. « Mme Reyes, y écrit-elle, s’inscrit à contre-courant des tendances actuelles du système éducatif français ». C’est vrai, au lieu de faire redescendre les jeunes humains à l’état de singes, je les fais monter à l’état d’humains évolués.

Voici la lettre que j’ai adressée par mail aux destinataires de son rapport, inspecteurs et formateurs de l’académie :

rapport à une académie

 

Mesdames, Messieurs, chers collègues,

Je reçois le rapport de la visite que Mme S…F… a effectuée dans ma classe, et qu’elle doit vous transmettre. Il s’agit d’un verdict sans procès, c’est pourquoi je me permets de vous écrire pour vous donner aussi mon point de vue.

Comme ma tutrice universitaire l’indique, je suis volontiers très critique à l’égard de ce que je constate dans cet univers de l’enseignement que j’ai voulu rejoindre et dans lequel je suis très heureuse d’œuvrer. Bien entendu cela ne signifie pas que je rejette tout ce qui s’y fait, loin de là – et je me conforme par exemple aux programmes, je me renseigne constamment sur les méthodes pédagogiques, je continue à m’instruire en suivant des cours et des conférences afin d’apporter le meilleur que je puisse apporter à mes élèves. Mais je suis aussi instruite par une très longue pratique de la littérature, de la lecture et de l’écriture, et j’ai à cœur de protester quand le sens de cette discipline et des textes qu’on y étudie m’apparaît bafoué, soit par des méthodes d’enseignement trop formalistes, soit par manque de réflexion et de pensée – ce qui arrive malheureusement souvent, du fait peut-être d’une certaine routine installée chez certains enseignants ou dans l’institution.

Mme F, je peux le comprendre, est depuis le mois de septembre irritée par mes interventions contestataires dans ses cours ou ceux d’autres formateurs et formatrices de l’Espé. Mais je n’admets pas qu’elle s’en venge par un rapport extrêmement partial sur mon travail, dont par ailleurs elle ignore à peu près tout, ne voulant pas en entendre parler. Certes la classe était un peu agitée lorsqu’elle est venue assister à la première des deux heures de cours que je donne le vendredi à ces Seconde. Je me préoccupe de ce problème depuis la rentrée, et j’ai constaté que je ne pouvais pas instaurer une « dictature », comme l’une de mes collègues de langue dit l’avoir fait avec cette classe pour obtenir le calme – je la comprends, chacun fait de son mieux avec des Seconde la plupart du temps indisciplinées (et j’entends fréquemment dans mon lycée des collègues, professeurs de longue date, s’en plaindre, voire déclarer qu’ils n’en veulent plus, voire même songer à démissionner à cause de ces classes). Mais d’après mon expérience de quelques mois, mieux vaut, pour le cours de français, que j’accepte un peu d' »animation » plutôt que d’obtenir par la force, les punitions, une classe morte en effet. Car je leur demande d’accomplir des exercices intellectuels difficiles, quoi qu’il en semble à Mme F, et qui nécessitent de ne pas brider leur éveil. Je ne prétends pas que je ne préfère pas travailler avec eux les jours où ils sont calmes, mais on ne peut juger de cela sur un cours, c’est l’ensemble du trimestre et même de l’année qui est en jeu et qui donnera les résultats de mon travail. À soixante et un ans et après avoir écrit des dizaines d’ouvrages, animée d’un vif désir de faire passer à des élèves ce que je peux maintenant leur faire passer après tout ce temps de réflexion profonde, j’ai de quoi alimenter une pensée pédagogique (soutenue aussi par le travail de thèse que j’ai engagé – j’en suis à ma troisième année de doctorat), et c’est ce que je fais. Mme F ne peut tout simplement pas comprendre ce que je fais. Je ne demande pas mieux que de l’expliquer, mais encore faut-il que quelqu’un veuille bien l’entendre, au lieu de juger sur le rapport d’une personne, incompétente dans ce cas.

Je vous réaffirme mon bonheur à enseigner, jamais démenti, et ma conviction que mon travail, tout imparfait qu’il soit évidemment, a son excellence et donnera des fruits. Être débutante a ses inconvénients mais aussi ses avantages, à commencer par celui qui consiste à avoir un œil neuf et un désir, un amour intacts. Le caractère expérimental de mon travail (notamment avec des ateliers d’écriture) en fait un travail vivant, que je veille à ne pas déconnecter des exigences du programme et des examens – je leur fais faire des lectures analytiques dans les règles de l’art, je les initie à la dissertation, au commentaire composé, à l’écriture d’invention, je leur fais faire des exercices de questions sur corpus etc., je les fais beaucoup travailler en classe, beaucoup écrire, lire, parler. Je me préoccupe de la formation intellectuelle de mes élèves, d’ouvrir leur regard, sur eux-mêmes, sur autrui, sur le monde. Et je me tiens à votre disposition pour en parler plus précisément si vous le souhaitez.

Merci d’avoir lu ce courriel un peu long,

Bien à vous,

A.Reyes