Amorcer le tournant

Aïe aïe ! Les serviteurs sont partis ramasser les épines, dans la deuxième partie du dernier chant, et ça pique la traductrice, tout ce passage tellement prosaïque dans le style, tellement plus faible du point de vue de la langue que le reste du poème d’Homère. Soit ce dernier a eu un gros coup de mou, soit c’est un autre aède sachant versifier mais sans génie qui a ajouté ici l’épisode de la visite du héros à son vieux père. D’un côté, ça permet de mesurer encore le génie de tout le reste. Car là c’est d’un ennui, et ça n’a pas l’air de s’arranger avant la fin. Peut-être la langue elle-même est-elle fatiguée, comme le vieillard au bout de ses années, au bout de ces douze mille vers. Peut-être faut-il qu’elle redescende sur terre, dans cette campagne où le vieil homme a son ermitage, qu’elle apprenne aussi au lecteur un certain renoncement, et aussi qu’elle lui facilite la lourde tâche d’avoir bientôt à sortir du poème avec lequel il a vécu si longtemps, pour que la fin soit moins déchirante, moins traumatisante que s’il fallait perdre soudainement toute la splendeur, et rien que la splendeur. Me voilà donc entrée dans la phase d’atterrissage. Je vais devoir bientôt sortir de cet avion qu’est Odysseia, aller récupérer mes bagages avant de sortir de l’aéroport, et de m’en aller continuer à vivre. Tant mieux, j’apprécierai d’autant mieux, après ce chant médiocre et pénible à traduire, d’en finir.

Non, plus j’y pense, plus il me semble très improbable que ce chant soit d’Homère, du même auteur que le reste du génial poème. Arrivons au bout, et nous verrons.

Sinon, j’ai une idée grandiose, pour autre chose.

Dévoilement de la mort

Le chant XXIV, dont certains doutent qu’il soit d’Homère, commence en tout cas de façon majestueuse, très belle à traduire. Mais l’essentiel est de voir si oui ou non ce dernier chant tient bien sa place dans le poème. Le fait est que cette seconde descente aux enfers par laquelle il commence fait sens dans la logique du récit. Et même si on peut douter que le Salvator Mundi soit de la main, ou de la seule main, de Léonard de Vinci, s’il a été peint par un de ses élèves doués et intimement inspiré par le maître, il est évident que l’esprit de Léonard s’y trouve, au moins en partie. Je l’ai déjà souvent dit, j’estime que l’Esprit travaille à travers les vivants, qu’il passe toutes sortes de frontières, dont celle des individus s’il le veut, et moi aussi, en traduisant Homère, je porte en moi l’esprit d’Homère, et Purcell et Bach l’ont très bien accompagné dans la traduction de ce passage, poignant tribut à la mort.

Les enfers chez Homère sont lugubres, mais bien moins que les enfers dans la tête de certaines personnes. L’un des symptômes de leur dysfonctionnement morbide, lié directement à leur usage de l’anonymat, est qu’elles croient qu’on s’adresse à elles quand on s’adresse nommément à quelqu’un d’autre. Et qu’elles refusent de voir qu’on ne veut pas d’elles quand on le leur dit et répète clairement. Comme si la parole n’avait pas plus d’accès à elles qu’à la poussière, comme si elles n’existaient pas dans leur être, comme si elles avaient une existence à part de l’être, ou sans être. Comme si, par suite, on ne touchait rien quand on leur parle, comme si la parole tournait en sempiternels cercles en elles, inutilement. Une maladie malheureusement contagieuse, mais sans doute, quand ils l’auront finalement identifiée, car le fond des âmes finit par se dévoiler, d’autres sauront qu’il leur faut garder leurs distances pour cesser de l’attraper. « Tu es mort mais ton nom n’est pas mort », dit l’âme d’Agamemnon à celle d’Achille. Il y a des corps qui sont en vie mais dont la parole est morte. Voilà ce qui rend leurs enfers plus mauvais que ceux des morts sous terre.

Écouter Homère

Homère m’a dit d’aller promener ma rame chez qui n’a jamais vu la mer poissonneuse et ses nefs aux flancs écarlates – je me suis donc mise en chemin.

J’ai fini ce soir celle du chant XXIII, je vais donc commencer la traduction du dernier chant de l’épopée. Elle sera finie dans quelques jours. Et on ne pourra pas dire que je l’aurai faite sans la vivre.

Je vis et vivrai même ce qu’Homère a annoncé sans l’écrire. Ce n’est qu’un début, l’aventure continue. Les prétendants sont morts, vivent les rois !

Amour, ajustement et génie

Gestes d’amour partagés à six heures du matin, quand pour la première fois il retourne au travail qui reprend doucement après la pandémie, et que je suis encore au lit. Bonheur et paix. Je les retrouve à traduire ce chant plein de subtilité, de désir contenu mais pas pour longtemps, de délicatesse et de tendre provocation entre les deux amants. Les rapports entre « Ulysse » et « Pénélope » me rappellent ceux d’Yvain et de Laudine.

À part guerrier (contraint et forcé), quelle est la qualification de Dévor (Ulysse) ? Artisan. Comme nous l’avons vu au début bâtir avec soin et savoir-faire son radeau, le voici racontant maintenant comment il a bâti son lit et sa chambre nuptiale, autour d’un olivier. Toutes les précisions techniques y sont ; le pilier de son lit, enraciné, me rappelle les pierres de la montagne qui dépassaient du plancher de notre grange. C’est une affaire d’ancrage, et plus que ça. C’est une question de non-séparation. De bon et solide ajustement, comme il en est sans cesse question dans le texte d’Homère, comme une évocation de cette même nécessité de bon ajustement à la fois dans la technique poétique et dans les rapports des humains avec les humains et avec le monde. Le bon ajustement que Dévor est venu remettre en place.

J’ai commencé ce vingt-troisième chant hier après-midi (après avoir fini le précédent le matin, traduisant ainsi au total 175 vers dans la journée), demain je devrais le terminer, et alors il ne me restera qu’à traduire le chant final. En moins de dix mois j’aurai traduit, en vers libres, les douze mille cent neuf vers de ce poème qui reste encore à découvrir, dans sa splendeur et sa profondeur. Ainsi va le génie : des décennies, des siècles, des millénaires ne suffisent pas à l’appréhender entièrement, des générations et des générations d’humains sont nécessaires pour le voir pleinement et le comprendre, pour ajuster le lent génie de l’humanité au fulgurant génie singulier d’un humain.

Réflexions après le massacre des prétendants

L’histoire de Britney Spears, mise sous tutelle et entourée d’un tas de gens qui se gavent sur son dos, me rappelle celle de Dévor avec les prétendants. Heureusement lui, malgré son long et périlleux voyage au-delà des frontières de la raison, grâce à Athéna ne l’a jamais perdue, la raison – ce qui le sauve.

C’est quand même incroyable tout ce que la traduction de Bérard, qui fait toujours « autorité », rate du texte. Comme il y va allègrement non seulement de défigurer le style (Lascoux en est un héritier, qui pousse l’indignité encore plus loin), mais de sauter des mots, des morceaux de vers entiers, et de réduire l’ensemble du poème à une hyper-trivialité, aplatissant le sens. Ces gens n’ont aucun respect pour l’auteur et son texte, Dévor les passerait au fil de l’épée.

Je le disais hier, les deux seuls que Dévor épargne sont l’aède et le héraut, deux porteurs de parole honnêtes. Le prêtre sacrificateur supplie pour sa vie, mais Dévor le tue aussi. Dévor est pieux, sa parole et ses actes le prouvent sans cesse, mais sans bigoterie, et ce n’est pas la fonction qu’il respecte mais l’humain. Quand la nourrice pousse des cris de joie à la vue des cadavres des prétendants qui jonchent la salle, Dévor lui rappelle qu’il n’est pas saint, ou pieux, de triompher sur des hommes morts, et lui demande de garder sa joie dans son cœur. C’est la part des dieux, dit-il, et leurs propres iniquités, leur manque de respect envers les gens, qui leur a fait achever ainsi lamentablement leur destin – et c’est une façon de ne pas se glorifier lui-même de cette « grande œuvre », comme dit Homère, dont il sort « semblable à un lion qui vient de dévorer un bœuf ».

Ce midi j’ai fini la traduction de ce chant XXII, celui du massacre des prétendants. Comme c’est beau, le retour de la paix et de l’amour dans la maison. Maintenant je vais commencer l’avant-dernier chant, neuf mois après avoir commencé à traduire toute l’épopée. Le chant d’amour de Dévor et Pénélope (elle porte un autre nom dans ma traduction, selon le principe déjà dit) et de leur nuit de chair et de parole qu’Athéna leur allonge.