Le texte dans la peau

Où j’en suis dans ma traduction, Ulysse et Télémaque viennent de se retrouver (début du chant XVI). Je vis ce qu’ils vivent, à fond, et j’ai la joie d’aller vers le moment où finalement seront tués tous ces « prétendants présomptueux qui machinent dans ta maison, contre le gré d’un homme tel que toi », comme le dit Ulysse à son fils Télémaque – qui ne l’a pas encore reconnu, mais ce sera fait dans moins d’une centaine de vers, donc avant la fin de la semaine. Puis j’irai me faire tatouer la chouette d’Athéna.

Nouvelles de mon marathon de traduction

Je fais des rêves fantastiques ; hier j’effectuai un long et extraordinaire ballet dans les airs, et cette nuit un messager m’annonça un prix faramineux, de façon positive. Depuis trois semaines je souffrais d’une tendinite à l’avant-bras gauche ; comme la douleur s’était éveillée vingt minutes après ma vaccination, je pensais qu’il s’agissait d’un effet secondaire ; comme cela commençait à durer beaucoup, j’ai pensé que je fatiguais peut-être trop mon bras au yoga, avec toutes ces postures sur les bras, le gainage etc. Je me suis limitée pendant quelques jours à un yoga d’étirements (yin yoga) ou d’exercices de respiration (pranayama), mais ça n’a rien changé. Et finalement j’ai compris : c’est la manipulation répétitive, des heures et des jours durant, de mon énorme dictionnaire de grec, avec la main gauche (la droite écrivant) qui m’a créé ce dico elbow, si je puis dire, sans doute révélé au moment de la légère inflammation supplémentaire produite par la vaccination. Mon vieux dictionnaire tombe d’ailleurs lui-même en miettes à force de servir, je vais devoir le réparer encore. Mais depuis hier soir je me sers du même dictionnaire, le Bailly, mis en ligne par un groupe qui s’est nommé Hugo Chavez, et que je remercie pour cet énorme travail. Bon en fait c’est moins pratique que le dico papier, mais au moins ça me permet de continuer.

Tout de même, à ce stade de mon travail, je ressens une fatigue mentale certaine. De septembre 2020 à fin janvier 2021 (avec une interruption en décembre), j’ai traduit les quatre premiers chants – ce qui constituait déjà un bon rythme, d’autant que je ne suis pas helléniste et que j’ai dû travailler au départ avec mon faible bagage de grec du collège et du lycée. Mais de février à aujourd’hui où je suis en train de terminer le chant XV, j’ai donc traduit, en trois mois et demi, onze chants de plus. Je pourrais finir au début de l’été, mais la fatigue m’oblige à ralentir ces jours derniers. On verra. Ce sur quoi je ne transige pas, c’est sur la qualité de mon travail. Je prendrai le temps qu’il faudra pour rendre de mon mieux hommage à Homère et à son texte, à ses vers que je traduis en vers libres mais avec une contrainte dans le nombre de pieds, contrainte très utile pour ne pas s’autoriser les facilités de la prose et trouver des formulations proprement poétiques. L’harmonie sonore de la langue d’Homère s’accompagne de heurts linguistiques, j’essaie de m’approcher au mieux de son esprit. Je travaille toujours avec un œil sur les traductions de mes prédécesseurs, et je continue à noter leur sexisme accablant. Dernier exemple en date : pourquoi, lorsque Homère qualifie une femme de féminine, Leconte de Lisle traduit-il « luxurieuse », Jaccottet « faible», Bérard « pauvre », etc. ? Moi, femme, malgré la fatigue, je me sens en très grande forme. À suivre.

Courir et traduire

Je suis bien fatiguée en ce moment – c’est l’un des effets du médicament que je dois prendre pendant encore deux ans et demi, mais aussi de la masse de traduction que j’ai produite ces derniers mois, des milliers de vers (la fatigue me contraint à ralentir un peu en ce moment mais je continue quand même à avancer dans toute cette splendeur de l’Odyssée, j’aurai fini le chant XV d’ici lundi ou mardi je pense). Peut-être aussi parce que je fais pas mal de sport, en particulier mes trois running par semaine, pas bien longs dans l’absolu (environ trois kilomètres) mais bien intenses pour mes capacités de petite débutante (à tous les sens du terme) de 65 ans. J’adore ça et j’y suis allée ce samedi matin malgré ma grosse fatigue et la pluie et le vent, et j’ai fait un de mes meilleurs temps quoique j’ai enlevé ma veste contre la pluie avec l’arrêt de la pluie puis l’ai remise à la reprise de la pluie, tout en marchant et sans arrêter l’appli avant de me remettre à courir. Je dois trouver mon rythme, je cherche encore, au collège ce qui me convenait parfaitement c’était le 400 mètres ; au sprint sur 60 mètres j’étais assez bonne si je me souviens bien mais trop petite par rapport à la plupart des autres filles pour faire les meilleurs temps ; mais au 400 mètres, où il fallait combiner la vitesse avec un peu d’endurance, là j’étais dans les toutes premières. Quand il fera un peu meilleur je prendrai mon vélo et j’essaierai d’aller courir dans un stade, pour voir. Même pour le footing ça doit être agréable.

Je suis vraiment bien musclée maintenant, c’est bon de se sentir ainsi. Et je ne le fais pas exprès, mais cela m’aide à traduire Homère, parce que c’est très physique, son poème. La chose énorme que j’y vois, et que j’y manifeste dans ma traduction (il y a du changement par rapport aux premiers chants que j’ai mis en ligne ici), puisque je la vois manifeste dans le texte grec, n’a jamais été vue, je pense – sinon cela se saurait. La joie de la découverte est intense. Je cours, en grec, se dit théo, un homonyme du nom théos, dieu.

Dieu donne et abandonne

« Mange, merveilleux étranger, rassasie-toi de cela,
Tel que cela se présente ; Dieu donne et abandonne,
Selon le désir de son cœur ; car il peut tout. »

Homère, Odyssée, chant XIV, v.443-445 (ma traduction)

« Ἔσθιε, δαιμόνιε ξείνων, καὶ τέρπεο τοῖσδε,
οἷα πάρεστι· θεὸς δὲ τὸ μὲν δώσει, τὸ δ’ ἐάσει,
ὅττι κεν ᾧ θυμῷ ἐθέλῃ· δύναται γὰρ ἅπαντα. »

Le dépassement du temps perdu

Je vais te parler en toute franchise, dit Ulysse à Eumée, avant de lui inventer une histoire précurseuse de toute la littérature picaresque. Un peu avant, il a bien dit qu’il avait en horreur les gens qui parlent faussement. C’est que sa fable n’est pas une histoire fausse, c’est une façon de dire autrement la vérité. La vérité des hommes qui ont beaucoup vécu et qui ont tout perdu. Quand j’étais bénévole auprès de personnes à la rue, j’entendais ces sortes de récits. Dans une autre vie, j’ai été ceci ou cela, j’ai vécu ici ou là dans le monde. Et puis, comme le dit Ulysse, tout ça s’en est allé. C’est pourquoi j’étais auprès de ces personnes, parce qu’une chose semblable m’était arrivée aussi, même si j’avais la chance de ne pas être à la rue. Et puis c’est ce qui arrive à tous les mortels, d’avoir été et de n’être plus. C’est un grand sujet de l’Odyssée : douze chants pour dire comment survivre quand ce qui fut n’est plus, et les douze suivants pour dire comment retrouver non pas ce qui fut, mais ce qui est, la présence bien réelle à ce qui est.

Pourquoi le divin porcher d’Homère : ça comme le reste, il faut trouver !

Entamant ce matin la traduction du chant XIV, j’ai achevé de trouver la raison très précise pour laquelle Homère qualifie de divin le porcher d’Ulysse. Des tas de commentateurs se sont interrogés sur cette épithète, sans donner de réponse. Jaccottet comme Bérard, par exemple, reprennent ce questionnement, tandis que Dufour et Raison remplacent carrément, dans leur traduction, « divin », par « excellent » – tant tous ces bourgeois ont du mal à avaler qu’un porcher puisse être qualifié de divin. (Question reprise aussi par Tesson dans son simili-livre sur Homère sans évidemment le moindre début de réponse – mais en conférence il se trompe sur le nom du porcher en question, preuve qu’il n’a même pas pris la peine de lire le texte d’Homère).

Pourtant il y en a, des réponses. La première est, je l’ai déjà dit, qu’Homère attribue cette épithète à ses personnages pour des raisons très variées, qu’il s’agisse de qualités physiques ou morales. Tel connard, montré comme tel, peut être dit divin pour sa beauté, telle brute, montrée comme telle, pour sa nature hors du commun, etc. Homère, il faut le répéter à tous ces traducteurs, exégètes et lecteurs, n’est pas un chrétien ; être divin pour lui ne signifie pas ressembler au Christ sur sa croix. Dans son univers, la divinité est ailleurs. Et notamment, voire principalement, chez un porcher. C’est ce que je montrerai, par une précision très claire mais aussi par l’ensemble de ma traduction, qui ouvre complètement le sens de l’Odyssée comme jamais jusqu’à présent. Je n’en dis rien pour l’instant car il faut que je présente tout l’ensemble dès qu’il sera achevé, ce qui devrait être fait d’ici quelques semaines, quelques mois – je suis l’Usain Bolt de la traduction de l’Odyssée, comme dit O, et pourtant je m’arrête sur chaque mot, je prends un soin infini à chaque vers et à l’ensemble.

Outre que le décalage culturel reste pour beaucoup une porte fermée, je retiens de ce questionnement sans réponse autour de la divinité du porcher que les hommes sont trop souvent d’une grande paresse intellectuelle. Ils se posent une question, ils ne voient pas de réponse, alors ils laissent tomber. Non ! Il faut trouver ! Même si ce qu’on trouve ne prétend pas être une réponse définitive à la question – au contraire, ce qui est beau et grand, c’est de trouver une réponse qui ouvre un vaste champ d’autres recherches.